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SUJET ET TEMPS D’ENONCIATION DANS L’ECRITURE DE L’URGENCE

4.2. Temps verbaux et dimension subjective

4.2.3. Le conflit des passés : entre subjectivité et objectivité 1. Passé composé et récit tendu

4.2.3.3. L’imparfait, régulation ou régularité subjective

Nous procédons à ce point de l’analyse à la même démarche que pour les formes temporelles citérieures, pour examiner celle de l’imparfait. Présentons d’abord les proportions de l’imparfait par le graphe suivant:

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Graphe n°14: représentation des occurrences des formes temporelles de l’imparfait dans Les sirènes de Bagdad.

L’on dénombre 178 formes temporelles de l’imparfait sur les 411 formes temporelles des passés, tous des verbes factifs. L’histogramme nous montre une répartition, bel et bien, régulière des formes de l’imparfait. Le nombre d’occurrences oscille entre 7 et 17 par segment, ce qui dénote un certain équilibre de sa distribution à travers le récit. La barre en pointillés affiche cette régularité.

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Notons en premier lieu, que la valeur de l’imparfait en langue se définit sous la forme des instructions: passé, tension et non incidence. Rappelons que par tension, on désigne l’instruction aspectuelle qui tend à représenter le temps entre ses bornes initiale et finale. On les appelle les temps tensifs.

Pour décrire sommairement les emplois standards de l’imparfait, celui-ci fait partie des temps du monde raconté et d’arrière-plan selon la distribution de Weinrich. Sa démarche aspectuelle et temporelle se recoupe parfaitement avec l’exigence co(n) textuelle. En effet, il est, par excellence, le temps du cotexte passé, il prend part à la production de sens de la description, de l’habitude, entre entres, et notamment de la subjectivation. Son aspect sécant le rend très favorable à l’écriture romanesque dans une perspective fictionalisante. C’est aussi le temps des emboîtements et de la concordance des temps.

Si l’on focalise sur l’aspect de non incidence, vision interne ou focalisation dans une perspective narratologique, celle-ci le différencie du passé simple, dans la mesure où le temps interne du procès est représenté au-delà de son point d’incidence, c’est-à-dire qu’il se situe au-delà de la borne du temps, ses bornes initiale et terminale ne sont pas déterminées. L’imparfait se situe dans la part du temps antérieur au « maintenant » de l’énonciateur. D’où l’effet d’imperfectivité. Les occurrences à fréquence régulière qui apparaitront dans les extraits ci-dessous rendent-compte de la présentation des événements à l’imparfait conçu comme un fait de subjectivité :

(41) je m’accroupis à côte de lui.

En face de nous se dressait une ancienne antenne du Parti, inaugurée en fanfare trente ans plus tôt avant de tomber au rebut faute de conviction idéologique. Derrière la bâtisse mise sous scellés, deux palmiers convalescents tentaient de faire bonne figure. Ils étaient là depuis la nuit des temps, me semblait-il, la silhouette retorse, quasiment grotesque, les branches ballantes et desséchées. (Khadra, 2006 : 31).

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Ici c’est le personnage, (narrateur/énonciateur) qui voit l’ancienne antenne se dresser en face de lui, les deux palmiers tenter de faire bonne figure, être là depuis la nuit des temps. La description est soutenue par le verbe factif en même temps de perception sembler afin d’assurer une vérité/réalité des faits. L’imparfait ici a une portée subjective, celle-ci est manifestée plus loin encore dans le récit comme dans l’extrait(42) qui relève de la description:

(42) Je me dépêchai de m’éloigner, mon sac serré sous mon

bras.

La clinique Thawba se trouvait à quelques îlots d’immeubles de la gare routière. Je décidai de m’y rendre à pieds, pour soulager mes courbatures. Des voitures étaient garées ça et là dans un petit parking quadrillé de palmiers amochés. Les temps avaient changé, et la clinique aussi ; elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, avec ses fenêtres hagardes et son fronton terni.

Je gravis les marches d’un perron au haut duquel un agent de sécurité se curait des dents avec une allumette. (Khadra,

2006 :162).

Nous sommes toujours devant une perspective interne du procès. Autant d’exemples du récit qui illustrent cette vision (focalisation interne) du procès. En effet, dans toutes les séquences narratives de dernier, la vision ou perspective est interne, car, assurée par le personnage de l’histoire, narrateur et énonciateur, ce qui fait émerger l’attitude de l’engagement, une stratégie assez courante dans les textes narratifs

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Nonobstant, cette prédominance de la forme temporelle de l’imparfait dans ce récit, sous le prisme de la subjectivité du sujet énonciateur, possède une spécificité dans la proportion où cet imparfait de déguise pour exprimer cette vision interne non pas par l’instruction de non incidence, mais plus par celle de l’incidence, c’est-à-dire que contrairement à son aspect courant, l’inscription du procès sur l’axe temporel se situe à partir de sa borne initiale jusqu’à sa borne terminale. Pour mieux l’expliquer explorons quelques autres extraits :

(43) Un soir, à bout, je demandai à Sayed ce qu’il attendait

pour m’envoyer au feu. Il me répondit sur un ton qui me fit mal; Chaque chose en son temps ! J’avais le sentiment que j’étais du menu fretin et que je comptais pour des prunes. Ils ne perdent rien pour attendre, me promettais-je. Un jour, je leur montrerais de quoi j’étais capable. Pour l’instant, l’initiative ne dépendant pas de moi, je me contentais de ruminer mes frustrations et d’échafauder, pour meubler mes insomnies, d’abracadabrants projets de revanche. Puis tout s’enchaîna...

(Khadra, 2006 : 220).

Il s’agit ici des emplois narratifs de l’imparfait qui selon Bres produisent un effet de combinaison de cette forme temporelle avec le co(n)texte où les événements sont représentés comme en se succédant sur la ligne du temps et où l’imparfait commute avec le passé simple comme il le fait avec le plus que parfait dans (42) et même avec le passé composé et le présent.

Le glissement sur le plan de l’aspect visible, est corroboré par la substitution

de l’imparfait au passé simple : « J’eus le sentiment…je me contentai… ». Or, le passé simple est connu pour son aspect d’incidence, il inscrit le temps interne du procès sur la ligne du temps à partir de sa borne initiale à sa borne

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terminale. L’imparfait semble donc être autre chose que ce qu’il est. De même pour l’extrait qui suit où la commutation se fait avec le passé composé :

(44) L’idée de détruire l’Irak remonte à l’instant même ou

Saddam a posé la première pierre de son site nucléaire. Ce n’était ni le despote ni le pétrole qui étaient visés, mais le génie irakien. Cependant, il n’est pas interdit de joindre l’utile à l’agréable: mettre à genoux un pays, et pomper sa sève. Les Américains adorent faire d’une pierre deux coups. Avec l’Irak, ils ont visé le crime parfait. Ils ont trouvé mieux: faire du crime le garant de son impunité. (Khadra, 2006 : 296,297).

L’on constate dans (44) une mutation aspectuelle, elle se fait par le passage du présent à l’imparfait, (sachant que ces deux temps ont pour instruction aspectuelle une plus ou moins ±incidence) puis au passé composé. Cette alternance entre ces formes temporelles et notamment, entre passé simple/imparfait dénote l’alternance entre les deux plans au sein même du texte narratif, en effet, en « désynchronisant » le temps du texte et le temps dénoté, selon les termes de Confais, la forme temporelle de l’imparfait participe également à annoncer un calque quant à la structure événementielle du récit stricto sensu (Confais, 2002 : 249, 250).

La spécificité enregistrée par l’itération de la forme temporelle de l’imparfait s’assimile à un effet de contraste avec les autres temps comme le passé simple particulièrement d’où la mutation brusque et le passage à un autre plan, il passe de l’arrière-plan au premier-plan. L’imparfait devient cinétique. Un processus pour lequel opte l’énonciateur afin de ne pas délimiter les bornes des faits présentés en succession.

149 Synthèse

Cette analyse des formes temporelles des passés nous amène à conclure ce qui suit :

L’analyse portant sur le présent (historique) a montré que celui-ci devient métaphorique, il marque la « présentification » du présent, il permet aussi de présenter le passé comme scénographie réelle et actuelle qui du point de vue rhétorique exprime une hypotypose. Il traduit un effet de dramatisation, le plus souvent de tension.

La prédominance des formes temporelles du présent dénote l’investissement et l’implication de l’énonciateur, donc son engagement. C’es un temps mythique du fait qu’il maintient l’écart avec toute déicticité temporelle. Il permet par ailleurs de manifester la rapidité du récit, ce qui fait de lui un récit

télégraphique, un récit d’urgence. Les passés y ont bien une portée historique,

mais manifestent la présentification, la dramatisation car les séquences ou chapitres d’ouverture et de clôture au présent, ne sont qu’une forme de passe en revue des faits, ils en dessinent un tableau global. En règle générale, lorsque l’énonciation se fait majoritairement par les temps du passé, le présent sert à exprimer des moments de rupture, par contre lorsqu’elle est faite par le présent, ce sont les passés qui traduisent la tension dramatique dans le récit. Ce qui n’est pas le cas dans la trilogie de Khadra. Le présent historique n’est pas utilisé dans les deux récits avec le même procès. La tension dramatique n’est pas exprimée avec les mêmes formes temporelles dans les trois récits. En effet, dans les deux premiers récits, elle est traduite par le présent de narration, par contre dans le dernier récit de la trilogie elle est exprimée par les temps du passé, notamment par l’imparfait. On enregistre encore une fois la récursivité du phénomène de subjectivité qui vacille entre témoignage et engagement.

Relativement aux hypothèses que nous avons avancées, le fonctionnement des formes temporelles ne se restreint pas à cette représentation référentielle (déictique). Le circuit aspectuo-temporel que nous

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avons entrepris dans l’analyse de la trilogie relevant de l’urgence, nous a permis de montrer que le discours comme production langagière, tient à d’autres dimensions dont le texte qui d’un côté déploie sa temporalité propre et de l’autre, le texte comme matériau d’actualisation d’une velléité communicative. Face à l’exigence co(n) textuelle, toutes les formes temporelles abordées tiennent à leur impartialité sémantique et cultivent leur rôle dans l’énonciation historique.

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CHAPITRE V

………

L’INTERSUBJECTIVITE A TRAVERS L’ESPACE DANS L’ECRITURE