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SUBJECTIVITE ET DEICTIQUES SPATIAUX DANS L’ECRITURE DE L’URGENCE

3.3. Déixis spatiale et sujet

Avant de procéder à l’examen de la subjectivité d’un sujet se considérant

comme centre de perspective (égocentré) rattachée à la source de vision investie par les références spatiales, autrement dit en formule interrogative, est-ce l’orientation tangible du locuteur qui permet de déterminer cette implication, ou est-ce le point de vue de ce dernier qui le fait?

Pour apporter une réponse à ce questionnement, balisons d’abord les propriétés de chacun des adverbes de lieu (ici, là) qui fonctionnent généralement en système dans le récit. Maurice Grevice dans le bon

usage précise que :

L’opposition entre ici, endroit où se trouve le locuteur, et là parait être tout à fait simple et utile. On constate pourtant que là tend à remplacer ici, peut être parce que là-bas reçoit le rôle propre de là. (Ici-bas signifie « en ce monde, sur la terre » par opposition à l’au-delà. (Grevice, 1986: 1474).

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Pour lui, être là pour être ici, relève de la langue commune, mais d’autres occurrences de là demeurent géographiquement restreintes.

D’autres grammairiens comme Wagner et Pinchon, présentent les adverbes circonstanciels de lieu comme éléments qui servent à localiser le déterminé, premièrement par rapport à un point de l’espace en citant ici et là, parmi d’autres, et par rapport à un repère, comme l’illustre cet exemple : « ici plus on croit poser le doigt sur quelque chose, et moins on est sûr de savoir quoi au juste. » (Khadra, 2006: 5). Ils précisent que, ici, désigne dans le discours direct, le point ou l’espace dans lequel se situe le locuteur et dans le discours indirect, le point que le narrateur, présente comme le plus proche de lui. Une idée soutenue et démontrée par Maingueneau également. Là ayant comme variante là-bas présente par opposition dans les deux types de discours (direct, indirect) un point ou un espace éloigné du locuteur et du narrateur.

Ici, là et là-bas, formes de la référence spatiale qui travaillent en

concert, sont dépendantes l’une de l’autre dans leurs descriptions. Pour ne les présenter que sommairement à cette étape de l’étude, car nous les examinerons plus largement dans la suite, Ici est toujours reconnu pour le rôle déictique qu’il accomplit dans la situation d’énonciation, quant à là, il est tantôt déictique comme le montre cet énoncé : « Et d’un coup un voile tombe, une merveille en jaillit. Atiq n’en revient pas. Une femme intégrale, compacte; un visage de femme authentique, tangible, intégral lui aussi, là devant lui ? » (Khadra, 2002 :111); tantôt anaphorique : « Nazish somnole à l’abri de son parasol, le cou tordu. A croire qu’il a passé la nuit là.» (Khadra, 2002 :65). Si on prend en compte les facteurs de la distance et de la proximité, on remarque que, ici, s’oppose, incontestablement à là-bas. Mais dans la logique imposée par l’acte énonciatif, ici s’oppose à là.

Selon Kleiber, l’adverbe ici semble désigner des emplois beaucoup moins variés que là et que sa définition n’est pas difficile à établir, mais il demeure très peu abordé. En effet, toutes les définitions le caractérisant, sont

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monofonctionnelles, c’est-à-dire, qu’on ne lui attribue qu’un seul type d’emploi, alors qu’il est le centre de la triade (ici, là, là-bas). De ce fait, un accord sur l’établissement d’un rapport d’antinomie s’avère difficile. L’adverbe ici est décrit toujours comme monofonctionnel, quoiqu’il soit diversement défini, mais toujours est-il, qu’il renvoie soit à l’endroit où se positionne le locuteur, soit à sa proximité, soit au lieu où est marquée l’occurrence de ici, ou enfin à son engagement. (Kleiber, 2008 : 119).

Le questionnement dans cette partie de l’étude émane d’un constat, celui d’une écriture où les sujets peignent des espaces vécus (villes, quartiers, maisons, etc.), des lieux où sévit un phénomène qui pèse lourd, qui a transformé leur vie en tourmente et hallucination, celui de la violence.

Nous avons choisi d’examiner l’écriture de l’urgence car (comme l’analyse de tout discours), elle est pour nous un discours d’entreprise, une activité langagière permettant d’expliquer le procédé du marquage ostensif dans la représentation d’un monde réel. Dans une perspective pragmatique et praxématique, nous tentons d’apporter des illustrations et explications approfondies mais non exhaustives sur l’itération et l’organisation de la référence spatiale en contexte, ses agencements; cotextuel et syntaxique potentiels.

Nous nous en tenons à cette étape de la recherche à interroger les adverbes ici, là, en relation avec le sujet observateur et son point de vue. Il en découle l’agencement des références déictiques au sein du paradigme de la subjectivité. Mais à travers la trame énonciative le sujet devient hétérogène si l’on veut hybride, il évolue en fonction du parcours narratif, de la participation des différentes voix (polyphonie). Ce qui fait de lui tantôt un sujet explicite, tantôt un sujet implicite. Cependant, ne nous écartons pas de notre objectif principal et de nos hypothèses; de rendre compte du cheminement de la subjectivité à travers un récit qui oscille entre le témoignage et l’engagement. A quel moment et avec quelle référence spatiale le sujet s’inscrit-il dans l’un

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ou l’autre de ces deux modèles de l’écriture ? Si l’on présuppose que les occurrences des deux références déictiques ici et là-bas s’opposent selon l’orientation de la distance et de la proximité, le déictique ici s’oppose lui aussi à là sur le plan énonciatif. Ainsi nous avançons que le degré de la manifestation de la subjectivité est hétérogène quant à l’action d’ostension, il se fait soit, par l’emploi de ici, soit, par celui de là.

Afin de sous-tendre cette hypothèse, nous faisons appel à quelques notions en phénoménologie existentialiste et les mettons en interface avec les approches pragmatique et praxématique, à savoir, origo, identité et ipséité.

Pour Bühler, fondateur de la « psychologie de la pensée » en Allemagne, et de la théorie de la déixis qui repose sur un examen minutieux de l’organisation des déictiques (spatiaux notamment car il n’inclue pas les déictiques verbaux) dans l’acte langagier, la notion d’origo1 est à l’origine de toute déixis (Bühler, 1934 : 295), elle est élémentaire pour l’organisation des mécanismes déictiques.

L’origo, lieu d’origine, citoyenneté d’origine indépendante du lieu de résidence, centre déictique; est pour lui, déterminée par la déixis : je, ici,

maintenant.

Dans un récit, l’origo (centre déictique) propre au lecteur est aussitôt évacuée lorsque ce dernier est emporté dans l’univers de la narration, car sa source déictique va fusionner avec celle des personnages du récit, et par conséquent son orientation et sa perception du réel. L’extrait suivant peut bien l’illustrer :

(1)Qassim dévisage le conducteur qui ne semble pas avoir

toute sa tête. Ce dernier lui sourit en manœuvrant grossièrement au milieu d’une toile d’ornière. A cet instant, le virage tourne le dos à la ville et la forteresse de

1 L’expression a connu son premier emploi en 1944 par le linguiste suisse Henri Frei dans son ouvrage Systèmes de Déictiques. Acta Linguistica 4, 111Ŕ129.

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Charki s’éclipse derrière une carrière de grès. Plus bas, beaucoup, plus bas, là où se noie le talweg dans les eaux fallacieuses du mirage, une escouade de chameaux remonte le talus. Plus bas encore, debout au cœur d’un cimetière, Mohsen Ramat contemple la montagne que parcourt le scintillement d’un gros 4×4. Chaque matin, Il vient par ici contempler les cimes taciturnes, sans toutefois oser les escalader. (Khadra, 2002: 86).

Dans cet extrait pris du premier récit de la trilogie, Les hirondelles de

Kaboul, la narration se fait à la troisième personne, il n’y a pas de personnage

explicite ou implicite qui suscite un lien avec l’emploi des déictiques ici et là. L’unique personnage pouvant assurer l’énonciation de ces deux déictiques, c’est bien le narrateur lui-même qui interpelle le lecteur.

De ce fait, la narration suppose deux scènes, comme nous l’explique Maingueneau; celle de l’histoire racontée et celle de la narration (Maingueneau, 2003 : 31). Mais ici il ne faut pas confondre histoire (lorsqu’il s’agit des faits racontés) et récit (qui est le texte qui inscrit cette histoire), ni même narration, l’acte d’énonciation qui a produit le récit. Ici et là désignent respectivement la ville, la forteresse par (là) et le cimetière et la montagne par (ici) tel qu’ils sont retracés dans le décor narratif perçu par le narrateur lui-même et le lecteur.

Si le dans le procès textuel, ici avait pris la place de là par exemple ou à

cet endroit, etc., il aurait perçu la ville ou la forteresse ou le Talweg par

rapport aux énoncés précédents, sans pour autant faire interférer l’énonciation. Dans les deux cas de figure le référent pointé est le même sauf que la technique référentielle se fait par des voies séparées, différentes. Cet effet de sens est le glissement discret qui s’est produit ; l’origo du lecteur s’est substitué à l’orientation du narrateur-énonciateur, de facto, l’alignement

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empathique1 avec le personnage. Ce fait a engendré un clivage non seulement du sujet, mais aussi par rapport au cotexte narratif, d’où la manifestation de l’effet de point de vue.

Dans cette perspective, et en appui sur les recherches en théorie de la subjectivité et de la praxématique, nous supposons que le sujet égocentré est loin de s’en tenir constamment à une position en tant qu’une seule instance subjective, mais se présente de manière hétérogène dans son déploiement à travers le récit selon qu’il se présente comme sujet témoin ou sujet engagé. Une sorte d’échelonnement subjectif. Les références déictiques ici et là se situent dans ce cheminement.