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SUJET ET TEMPS D’ENONCIATION DANS L’ECRITURE DE L’URGENCE

4.2. Temps verbaux et dimension subjective

4.2.3. Le conflit des passés : entre subjectivité et objectivité 1. Passé composé et récit tendu

4.2.3.2. Un passé simple non standard

Avant d’aborder l’analyse du passé simple, nous présentons d’abord ces proportions dans Les sirènes de Bagdad puis ces descriptions générales, autant, par la grammaire traditionnelle, la narratologie, l’analyse textuelle.

Graphe n°13: représentations des occurrences des formes temporelles du passé simple dans Les sirènes de Bagdad.

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Le graphe n°13 nous permet de dénombrer 153 formes temporelles du passé simple (tous des verbes factifs) parmi 411 formes du passé. La fréquence de cette forme temporelle est répartie de manière très régulière et dominante, pour ne pas dire prédominante, car nous verrons à partir du graphe qui suivra que c’est la forme temporelle de l’imparfait qui a eu la plus grande part dans ce récit mais la fréquence des deux formes se rapproche. C’est ce qui est indiqué par la barre horizontale en pointillés de l’histogramme. Le nombre d’occurrences aussi marque une homogénéité quant aux secteurs. Il varie entre 05 et 07 occurrences par secteur à l’exception du secteur n°25, où il atteint 10 occurrences, ce qui dénote une fréquence plus ou moins élevée à ce niveau du récit.

Le passé simple selon les grammaires traditionnelles exprime un fait entièrement révolu dont l’aspect est accompli tout comme le passé composé, excepté qu’il exprime des faits non afférents au locuteur, ce qui suppose une lecture « neutre » quant au point de vue permettant de signaler un événement. C’est aussi le temps qui s’oppose sur le plan de l’aspect, à l’imparfait, aspect inaccompli, ils correspondent tous les deux et respectivement aux aspects perfectif / imperfectif. Il a pour instructions la tension (comme tous les temps verbaux de forme simple), et l’incidence, c’est-à-dire qu’il annonce le temps interne du procès comme s’inscrivant sur l’axe du temps seulement en accomplissement, allant de sa borne initiale (point d’incidence) à sa borne terminale ( globalité, perfectivité).

Le passé simple est, par conséquent, admis comme un temps qui implique l’objectivité. Benveniste souligne dans ce sens : « Les événements semblent se raconter d’eux-mêmes. », « hors de la personne du narrateur », un temps incongru, quant à l’effet de subjectivation. Cependant, un passé simple

non-standard, est, quelques fois susceptible d’impliquer une subjectivité, quand il

rend la notion de point de vue conjecturale (hypothétique). Un effet de sens qui a été démontré dans plusieurs travaux, notamment par (Bres et Baecelo, 2006 : 36, 37, 38), Olsen (Olsen : 2002), parmi d’autres, ce qui fait l’objet de notre démonstration dans Les Sirènes de Bagdad.

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Notre analyse de la forme temporelle du passé simple tente d’étayer le rôle qu’il joue dans l’écriture de l’urgence à partir de son association, soit, au passé composé, soit, à l’imparfait, sachant qu’ils relèvent de deux plans d’énonciations distincts, à savoir, le discours et le récit. Comme pour l’analyse des temps faite supra, l’attitude du locuteur est envisagée comme partie prenante dans le déploiement des temps verbaux, mais cela ne suffit pas, car il faut prendre en considération d’autres composants participant à la construction de l’énoncé, tels que les verbes de perception, verbes d’opinion, les verbes modaux et le style indirect libre, parmi autres. Ces éléments sont aussi bien, linguistiques que contextuels, puisqu’ils participent au processus d’interdépendance quant à leur interprétation.

Aussi, comme nous l’avons démontré pour le présent et le passé composé, une même forme temporelle peut remplir une ou des fonctions éclectiques, ce qui déclenche différentes représentations mentales chez l’allocutaire et engendre des effets divers au cours de l’énonciation. Afin de démontrer cette supposition, procédons à l’examen de quelques extraits :

(35) L’autocar cafouilla. Nous regardâmes les deux passagers

debout devant la guitoune. Ils ne paraissaient pas inquiets. Le caporal les bouscula à l’intérieur de la tente et ils disparurent de notre vue. Les immeubles périphériques de Bagdad apparurent enfin, emmitouflés dans un voile ocre. La tempête de sable était passée par là, et l’air était chargé de poussière. C’est mieux ainsi, pensai-je. Je ne tenais pas à retrouver une ville défigurée, sale et livrée à ses démons. J’avais beaucoup aimé Bagdad, autrefois, Autrefois ? Il me semblait que ça remontait à une vie antérieure… (Khadra, 2006 :158, 159).

Nous constatons ici que les procès sont appréhendés par le point de vue interne de l’énonciateur qui est le personnage principal de l’histoire. Celui-ci,

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à son arrivée à Bagdad, la décrit après les désastres causés par la guerre, défigurée selon ses termes. Il marque une affliction pour cette ville, jadis, icône de la civilisation arabo-musulmane. Cette vision est soutenue par les verbes de perception regardâmes, apparurent, semblait ainsi que par le verbe d’opinion pensai en même temps introducteur du style indirect libre. Il s’agit ici d’une représentation subjective de la pensée de l’énonciateur. Tout se passe devant les yeux de l’énonciateur. Les procès se présentent aussi bien à l’imparfait « Ils ne paraissaient pas », « l’air était chargé », « ça remontait », qu’au passé simple « L’autocar cafouilla », « nous regardâmes », « le caporal les bascula », « Les immeubles apparurent », « pensai-je ».

L’énonciateur manifeste donc largement son engagement par cette perspective interne (focalisation) du procès. Le trait subjectif, notamment de l’engagement, signifie qu’une occurrence (ou des occurrences) d’une forme verbale peut traduire un point de vue.

Ce paramètre d’attribution du trait subjectif, est la présence, dans l’énoncé, d’un sujet de conscience ou d’un élément permettant d’inférer un sujet de conscience.

Pour étayer davantage cette attitude d’engagement dans le récit qui rappelons-le, relève de l’écriture de l’urgence, examinons d’autres extraits :

(36) Resté en retard, l’inspecteur ne compris pas tout de suit ce

qui se passait. Le silence qui venait de s’abattre dans la salle lui fit porter instinctivement la main à son ceinturon, Il n’atteignit pas son arme. Amr l’attrapa par derrière, lui mit la main sur la bouche et, de l’autre, lui enfonça profondément un poignard sous l’omoplate. (Khadra, 2006 : 228).

Le passé simple en début de passage « ne compris pas » sollicite le temps impliqué comprendre en une seule incidence depuis sa borne initiale, ce qui pose problème, car l’inspecteur (personnage) ne peut comprendre ce qui se

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passait aussitôt, d’où la locution adverbiale tout de suite. Cela qui signifie que le procès est ouvert, sa borne terminale n’est pas déterminée. Dès lors, le procès aurait été actualisé à l’imparfait : « Resté en retard, l’inspecteur ne comprenait pas tout de suite ce qui se passait ». L’objectivité balaye globalement une telle représentation. La dissonance entre la représentation du verbe comprendre au passé simple et son contexte ne peut trouver résolution que dans l’effet de sens de la subjectivité car l’investissement et l’orientation de l’énonciateur sont manifestes. De même dans l’extrait ci-dessous :

(37) Un soir, pour la première fois depuis l’occupation du pays

par les troupes américaines et leurs alliés, un hélicoptère militaire survola à trois reprises le secteur. Il n’y avait plus de doute désormais; il se passait des choses dans la région. Au village, on se prépara au pire. Dix, vingt jours…Un mois…Rien à l’horizon, ni convoi, ni mouvement suspect. (Khadra, 2006 :

104).

Dans (37) également, le procès marqué par le passé simple se

préparer est inaccompli et imperfectif, ses bornes ne sont pas limitées sur la

ligne du temps. Les déictiques qui le suivent avec les points de suspension « Dix, vingt jours…Un mois…Rien à l’horizon. » confirment la dilatation du procès sans enregistrer de fin précise. Les habitants du village habitués aux attaques hasardeuses des forces américaines depuis l’occupation, sont toujours dans la funeste expectative. L’on s’attendrait à une actualisation du procès à l’imparfait: « le village se préparait au pire. Dix, vingt jours…Un mois…Rien à l’horizon. ».

Les extraits que nous examinons ci-dessous relèvent du discours indirect libre, sachant que ce dernier sert à rapporter la pensée d’un ou plusieurs personnages de l’histoire :

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(38) La situation dégénéra, et les projectiles se mirent à lapider

les flics qui remontèrent dans leurs véhicules et déguerpirent. Ils revinrent une heure plus tard, renforcés par deux camions. Un officier de forte corpulence demanda à s’entretenir avec un représentant de la famille Haitem….Le soir, aux informations, on parla d’un drone américain qui aurait détecté des signaux suspects au niveau de la salle des fêtes. On ne précisa pas lesquels. On se contenta de mentionner que des mouvements terroristes auraient été signalés auparavant dans le secteur, thèse que les riverains réfutèrent en bloc. (Khadra,

2006 :114,115, 119).

Les phrases de l’extrait (38) sont considérées comme relevant du discours indirect libre, d’où l’emploi des verbes introducteurs de parole :

demander, préciser, réfuter, ce qui dénote une superposition de deux instances

énonciatives, celle des personnages et celle de l’énonciateur (narrateur), mais ce dernier prend tout en charge. C’est l’écho d’un discours rapporté. Ces voix (officier-énonciateur, journaliste-énonciateur, riverains-énonciateur) et énoncés se confondent dans la voix d’un même locuteur.

Ces énoncés au passé simple comportent des verbes impliquant un sujet de conscience. Ils sont interprétés comme des énoncés qui rapportent la parole d’un personnage de l’histoire et comme phrases de narration assumée par le locuteur. Dans l’extrait (39), toujours relevant du discours indirect libre, nous verrons un autre type de verbe impliquant un sujet de conscience :

(39) Kafr Karam déplora ses premiers chahid –six d’un coup,

surpris par une patrouille alors qu’ils s’apprêtaient à attaquer un check point. (Khadra, 2006 : 120).

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Le verbe déplorer exprime une présupposition, celle d’un événement de contrariété d’une volonté du locuteur, de son mécontentement et des personnages qu’il évoque dans l’énoncé (ici Kafr Karam déplora, pour dire

les habitants de Kafr Karam déplorèrent), et ce, en raison de la tension qui a

atteint des proportions démentielles dans ce village, à l’instar de beaucoup d’autres à travers l’Irak.

Comme nous l’avons mentionné supra, cet énoncé se traduit comme l’écho d’un autre énoncé proféré par les riverains. De la même manière, l’extrait suivant dans lequel l’énoncé contient d’autres verbes au passé simple impliquant un sujet de conscience:

(40) Le chauffeur me suggéra de nous arrêter pour casser la

croûte. Il opta pour une station-service. Après avoir fait le plein, il m’invita à me rafraîchir dans une sorte de kiosque réaménagé en buvette. (Khadra, 2006 : 149).

Nous avons ici, un énoncé du type : X suggéra à Y et X invita Y, ce qui suscite l’interprétation suivante : Le chauffeur me suggéra : « Arrêtons-nous pour casser la croûte ! » et : il m’invita : « viens te rafraîchir à la buvette ! ». Si l’on se propose de comparer ces énoncés, qu’ils soient au passé simple ou à l’imparfait : X suggérait à Y, X invitait Y, au sein même du contexte, le discours indirect libre, nous verrons que les deux procès ne se démarquent que pas la temporalité, car il s’agit ici de verbes performatifs.

Soulignons que les verbes performatifs selon Greimas, seraient ceux qui non seulement décrivent l’action de celui qui les utilise, mais aussi et en même temps, qui impliqueraient cette action elle-même; ils réaliseraient l’action qu’ils expriment au moment même de l’énonciation (Greimas, 1979). Autrement dit, l’action se réalise par le fait même de son énonciation.

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Ainsi, la prise en compte de ce contexte où les énoncés sont au passé simple associé à des verbes engageant un sujet de conscience, la présence d’un dialogue devient incontestable, et, est facilement perçue par le destinataire qui est le lecteur. On peut d’ores et déjà, interpréter ces énoncés comme étant une parole relative aux personnages, à savoir, l’officier, le chauffeur, les riverains, etc., au lieu de la prendre comme une description de la pensée ou de l’intention de ces personnages

Au terme de l’analyse de cette forme temporelle, une des plus spécifiques dans notre corpus, nous pouvons conclure que l’énonciateur dans un discours au passé simple, non standard, envisage incontestablement une attitude de locution, celle de susciter des traits sémantiques et pragmatiques plus féconds que dans son emploi ordinaire. Dans des énoncés au passé simple qui contiennent un verbe ou des verbes impliquant un sujet de conscience, le processus d’interprétation provoque un effet de subjectivisation. Cet effet est justifié, sans cesse, par l’investissement et l’engagement explicite de l’énonciateur dans son dit. Pour étayer encore cet effet de subjectivation, interrogeons maintenant les formes temporelles de l’imparfait qui enregistrent une prédominance par rapport à tous les temps du passé dans ce même récit, puis, décelons la visée de cet emploi.