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SUJET ET TEMPS D’ENONCIATION DANS L’ECRITURE DE L’URGENCE

L’INTERSUBJECTIVITE A TRAVERS L’ESPACE DANS L’ECRITURE DE L’URGENCE

6.2. Les formes temporelles et leur dimension dialogique en discours

6.2.2. Le présent et ses emplois dialogiques et aspectuels

Selon les principes praxématiques, la forme temporelle du présent a pour rôle d’actualiser un procès qui renvoie à un fait marqué cotextuellement ou contextuellement, comme dépendant du nunc.

Nous l’avons présenté dans le chapitre IV, comme l’espace temporel auquel renvoie le procès, suivant le co(n) texte, il peut référentiellement, être très restreint ou au contraire, très étendu. Le présent véhicule une forme spécifique, qu’il partage avec le passé composé; il permet l’actualisation d’un fait qui se situe de manière quasi indistincte dans l’une des trois époques de la ligne du temps, ce que les autres temps du passé ou du futur ne peuvent pas produire. Benveniste conçoit cette forme temporelle comme ne pouvant être située en aucune division particulière du temps chronique, car elle les permet toutes. En effet, le nunc est recréé à chaque acte d’énonciation, il devient un présent nouveau, un temps à vivre encore, à chaque acte de parole (Benveniste, 1974: 74).

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Nous l’avons présenté aussi, comme le temps qui donne l’instruction temporelle (+ neutre) et les instructions aspectuelles (+ tentions) et (± incidence). Tel que l’aspire la grammaire traditionnelle, le présent est uniquement l’équivalent du passé simple dans un processus narratif. Beaucoup de recherches consolident cette conception, tels que les travaux de Schösler (Schösler : 1973) qui attestent que toutes les occurrences de cette forme temporelle présentent des faits du premier plan, et en aucun cas secondaire comme on le trouve avec l’imparfait, alors que le passé simple lui même présente dans la plupart des occurrences, différentes variantes expressives. Il peut suppléer l’imparfait avec la même fonction expressive, tel que nous l’avons démontré dans l’effet de la subjectivité.

En tant que temps dialogique, le présent dans la trilogie, notamment, dans

Les hirondelles de Kaboul, est porteur d’une perspective intersubjective qui

apostrophe les émotions. Ce qui n’engage pas l’énonciateur E1 seul, mais aussi e1 implicite ou explicite et son co-énonciateur implicite E2 (lecteur), comme si ce dernier participait lui aussi à la scène, à l’événement, faisant partie du décor représentant les images de la violence. L’hétérogénéité

énonciative, est donc présente.

Le présent dialogique tel que le présente Bres (cité plus haut), correspond dans les séquences narratives à un énonciateur E1 à partir d’un temps tₒ , dont les occurrences ne peuvent être déterminées qu’à partir de E1 et présument un autre énonciateur soit, e1, soit, E2, qui se situe en fonction du cotexte, dans le passé de E1, et à partir duquel les procès se présentent comme contemporains (présent) ou postérieurs (présent prospectif, futur), tel que nous le verrons dans les extraits que nous examinerons ci-dessous :

(55) Mohsen Ramat pousse la porte de la maison d’une main

incertaine. Il n’a rien mangé depuis le matin, et ses errements l’ont épuisé. Dans les échoppes, au marché sur la place, partout

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où il s’est hasardé, il est aussitôt rattrapé par l’incommensurable lassitude qu’il traine de long en large comme un boulet de forçat. Le seul ami et confident qu’il avait est mort d’une dysenterie, l’an dernier. Les gens ont du mal à cohabiter avec leur propre ombre. La peur est devenue la plus efficaces des vigilances. Les susceptibilités plus attisées que jamais, une confidence est vite mal interprétée, et les Taliban ne savent pas pardonner aux langues imprudentes. N’ayant que le malheur à partager, chacun préfère grignoter ses déconvenues dans son coin, pour ne pas avoir à s’encombrer de celle d’autrui. A Kaboul, les joies ayant été rangées parmi les péchés capitaux, il devient inutile de chercher auprès d’une tierce personne un quelconque réconfort. Quel réconfort pourrait-on encore entretenir dans un monde chaotique, fait de brutalité et d’invraisemblance, saigné à blanc par un enchaînement de guerre d’une rare violence, un monde déserté par ses saints patrons , livré au bourreaux et aux corbeaux, et que les prières les plus ferventes semblent incapables de ramener à la raison ?(Khadra, 2002: 27).

Les formes temporelles présentes dans cet extrait sont le passé composé et le présent, et comme c’était le cas avec les occurrences de l’imparfait pour décrire la scène de représentation de l’homme dans L’attentat et Les sirènes de

Bagdad, celles du présent sont employées ici (Les hirondelles de Kaboul),

aussi pour présenter les personnages qui sont les habitants de Kaboul. Après une suite de passé composé « Il n’a rien mangé, l’ont épuisé, il s’est hasardé, il est aussitôt rattrapé » qui inscrit les faits racontés comme étant passés en fonction de la narration, les procès du récit continuent avec l’introduction des formes temporelles du présent traine, est interprétée, ont, ne savent pas,

préfère, devient, semble. Le présent se pose ici, et tel qu’expliqué par la

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qu’il devient la forme temporelle au moyen de laquelle se reproduisent les événements relevant du passé, mais comme s’ils se produisaient à tₒ, le nunc.

Ce procédé linguistique tend à signifier un effet de dramatisation. L’énonciateur E1, indéterminé, tente de charger intensément l’état physique et psychologique des personnages, également des faits, lorsqu’il évoque la rudesse des actes de violence et ce que ces derniers occasionnent dans leur vie. Une forme de topos, afin d’ajouter une réactivité, une vigueur à leur reproduction: « La peur est devenue la plus efficace des vigilances… Les susceptibilités plus attisées que jamais… Une confidence est vite mal interprétée, et les Taliban ne savent pas pardonner aux langues imprudentes ».

La potentialité dialogique réside dans le fait que le présent se rapporte à

l’énonciation de E1, et ce, en un temps tₒ, et que les occurrences de cette forme temporelle ne se déterminent pas par rapport à E1 et postulent un autre énonciateur, soit, e1, soit, E2, s’inscrivant, quant au cotexte, dans le passé de E1, par conséquent, les procès se présentent comme contemporains.

Les occurrences du présent marquent des parties du discours direct dont l’énonciation se rattache à E1 qui s’adresse à E2, le présent sert à attirer l’attention de ce dernier sur des faits importants des circonstances vécues, et tente de provoquer chez lui les mêmes sentiments et émotions, et ce, à travers l’image de la vie personnelle et affective (intérieure) des personnages. Il contribue à la construction du PDV, ce qui se manifeste dans (55) par le verbe de perception sembler : « et que les prières les plus ferventes semblent incapables de ramener à la raison ? ». Il continue aussi à retracer les moments ardus de la narration et évoque la perception de la mémoire visuelle.

Ainsi, cette forme temporelle qui est le présent historique dans l’écriture de l’urgence, acquiert quelque particularité d’une énonciation métaphorique;

in praessentia : procédé qui suggère un rapprochement similaire entre deux

expériences explicitement marquées dans le discours et réunies dans une relation de co-présence.

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L’hétérogénéité énonciative est introduite dans ce passage narratif et descriptif par le présent qui exprime des savoirs communs, partagés de tous (E1, e1 et E2): « les Taliban ne savent pas pardonner aux langues imprudentes ». Premièrement l’emploi du terme Taliban, une création lexicale des années 90, qui renvoie au mouvement fondamentaliste islamiste, répandu en Afghanistan et même au Pakistan, provoquant une guerre civile et instaurant un régime de l’Emirat islamique après la prise de Kaboul. Puis, E1 met l’accent toujours par la forme temporelle du présent sur l’intolérance et la barbarie de ce mouvement quant aux personnes ayant des idées divergentes. Ce qui suscite chez E2 les mêmes sentiments. Le dédoublement énonciatif se manifeste également par le présent dans une tournure impersonnelle « il devient inutile de chercher auprès d’une tierce personne un quelconque réconfort », qui traduit une situation présentant un PDV général. L’action ne se réalise pas uniquement par E1 mais elle inclue autrui et appelle le co-engagement. Cette forme impersonnelle permet l’introduction d’une évidence quant aux connaissances et expériences communes. Le pronom il, ne tient la place d’aucun énonciateur, comme il peut tenir toute les places, il n’est pas le sujet réel du verbe, il en occupe la place, il l’annonce.

Le pronom indéterminé on soutient également l’hétérogénéité énonciative, mais employé avec la forme temporelle du conditionnel1, en effet, l’énonciateur E1, qui au début du passage, est indéterminé, se dédouble par la suite par l’emploi du on, le but étant de s’impliquer dans l’énonciation et d’impliquer aussi bien les personnages que E2. Ces mêmes effets dialogiques et intersubjectifs sont manifestes dans l’extrait qui suit :

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Selon les théories praxématique, la structure dialogique du conditionnel est corroborée par son emploi en même temps déictique et anaphorique, c’est-à-dire que l’instruction (+ passé) mesurée déictiquement par rapport à E1, et l’instruction (+ postériorité), mesurée anaphoriquement par rapport à e1, en tenant compte du co(n) texte, aussi bien de l’antériorité, de la simultanéité que de postériorité.

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(56) Atiq doit se préparer. Demain, Qassim Abdul Jabbar

viendra chercher la détenue pour l’emmener là où les dieux et les anges ne se hasardent pas. Il se change dans sa chambre, serre fermement son turban. Ses gestes précis contrastent avec l’immobilité de son regard. Au bout de la pièce, Mussarat l’observe, la moitié de la figure dans la pénombre. Elle ne dit rien quand il passe à côté d’elle, ne bouge pas lorsqu’elle l’entend tirer sur le loquet et sortir dans la rue. La lune est pleine. On voit clair et loin. Des grappes d’insomniaques encombrent le seuil des taudis; leur baragouin excite les stridulations de la nuit. Derrière les murs, un bébé vagit; sa petite voix monte lentement vers le ciel où des millions d’étoiles s’interpellent. (Khadra, 2002: 130).

Le dédoublement énonciatif se fait dans (56) par les formes temporelles du présent, elles servent à réactiver la représentation des faits, aussi par l’hypotypose étendue et imagée, car comme nous l’avons mentionné plut haut, celle-ci réside dans la description animée, une peinture vive et frappante par le bais des procès : hasarder, changer, contraster, observer passer, encombrer,

exciter, vagir, s’interpeler, un décor vif et attrayant, image des choses, des personnages et des faits si bien représentés par l’énoncé, qui donne au co-énonciateur (lecteur) l’impression de voir et de vivre les scènes que de les lire.

E1 présente les choses vivement et énergiquement au moyen du présent dialogique, et les met en quelque sorte sous les yeux de E2, et crée au moyen d’une description, un spectacle direct, une scène vivante. Elle produit une grande émotion, ce qui fait de E2 un sujet d’action, un véritable sujet. Le fait de partager le PDV de E1 crée l’effet d’intersubjectivité.

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