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Chapitre 3 : LE DÉFI DES NEUTRALITÉS ROUMAINE ET SUISSE (mai 1938-

B. Les particularités de la neutralité helvétique

1. Les enjeux de la diplomatie suisse en Roumanie (mai 1938-avril 1940)

1.4. Réactions roumaines et suisses à l’effet de la crise polonaise

1.4.1. Le suivi de la politique roumaine par R de Weck

La disparition de deux importants acteurs sur la scène politique roumaine, Armand Calinescu, en septembre 1939, ensuite Grégoire Gafenco, en mai 1940, mit en cause la continuité de la politique étrangère et interne du pays. Dépourvu de ses meilleurs conseillers et subissant l’influence néfaste de sa camarilla, le roi Carol II commença à adopter graduellement une attitude plus bienveillante à l’égard de l’Allemagne nazie et prit le régime hitlérien comme modèle pour la réorganisation interne de son pays.

D’abord, l’assassinat du premier ministre roumain par un commando de l’extrême-droite provoqua une grave crise politique. En observateur lucide, R. de Weck constata que l’assassinat de Calinescu avait été « un véritable désastre » pour la Roumanie115. Le ministre suisse appréciait à sa juste valeur l’habilité politique de Calinescu pour avoir su épargner son pays de l’asservissement et de la guerre, tout en ayant mené une politique d’indépendance, de dignité, de fermeté et de prudence116.

Des bruits commencèrent à courir à Bucarest sur la préparation d’un coup de force des Allemands en Roumanie. A cet égard, R. de Weck surévalua la menace allemande, en faisant trop confiance aux informations d’un journaliste suisse, W. Bosshard, et aux «aveux significatifs» des ressortissants allemands. Il avertit le DPF, le 23 septembre, de l’existence d’un plan d’insurrection en Bucovine qui n’avait pas abouti à cause de la présence des troupes soviétiques dans le voisinage, ce qui aurait pu empêcher la jonction des Allemands dans les régions limitrophes117. Mais rien ne fut prouvé.

Deuxièmement, afin d’influencer les facteurs décisionnels de Bucarest, le Reich nazi joua habilement la carte d’une menace imminente magyaro-bulgare. Les milieux officiels roumains véhiculaient les rumeurs d’une jonction des troupes allemandes et des troupes hongroises aux

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AFB, E 2300/vol. 103, R. de Weck, Rapport politique no 25 de la Légation suisse, Bucarest, le 21 septembre 1939, p. 1; WECK, R. de: Jurnal, op. cit., p. 12.

116

AFB, E 2300/vol. 103, R. de Weck, Rapport politique no 25 de la Légation suisse, Bucarest, le 21 septembre 1939, p. 2.

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frontières occidentales de la Roumanie118. En même temps, du point de vue technique et numérique, l’armée roumaine n’était pas encore prête à combattre la Wehrmacht allemande119.

Enfin, la désignation d’un gouvernement éphémère dirigé par Constantin Argetoianu (28 sept.-23 nov. 1939) fut un point marqué par la tactique allemande. R. de Weck le perçut comme un gage d’apaisement donné par le roi Carol II au Reich allemand120. Le ministre suisse essaya de comprendre le changement des comportements politiques des dirigeants roumains, mais sa perception restait bornée à certaines observations personnelles et ne tenait pas compte du contexte dans lequel évoluait la Roumanie. Ainsi, il estimait qu’Argetoianu avait un caractère contradictoire car il avait été le partisan d’un rapprochement avec les Soviétiques pour, ensuite, devenir le partisan d’un rapprochement avec les Allemands121.

Afin de sonder les sentiments politiques du nouveau premier ministre, R. de Weck l’invita à dîner en tête-à-tête. Pendant les discussions, il retint que son interlocuteur soutenait le régime de dictature royale et l’alliance avec l’Allemagne par crainte du danger bolchevique122. R. de Weck pensa ironiquement qu’Argetoianu, ayant un caractère faible, courberait l’échine et chanterait les louanges du Führer allemand123. Cette perception contrastait avec une autre image d’Argetoianu, décrit comme un vieux boyard, blagueur et qui se complaisait dans son indifférence à l’égard des événements internationaux124. Ainsi Argetoianu avait indûment reçu l’étiquette de « germanophile » parce qu’il avait avancé l’idée que la Roumanie devait choisir plutôt l’occupation allemande que l’occupation soviétique, dans le cas d’une double invasion allemande et soviétique125.

Début octobre, R. de Weck informa le DPF de l’existence d’un accord secret soviético- allemand concernant l’établissement des « sphères d’influence » entre l’Allemagne et l’URSS. Il précisa que les pays baltes reviendraient aux Soviétiques, alors que les pays

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AMAE, 71/Elvetia/vol 6. D’après les renseignements recueillis par le MAE, la Hongrie accepterait le transit des troupes allemandes et elle offrirait même son appui militaire, dans une éventuelle offensive allemande contre la Roumanie.

119

TALPES, I.: op. cit., p. 333; KIRITESCU, C-tin. I: Romania in al doilea razboi mondial (vol. I). Bucarest, Ed. Univers Enciclopedic, 1995, p. 220; HILLGRUBER, A. : Hitler, Regele Carol si Maresalul Antonescu. Relatiile romano-germane 1938-1944. Bucarest, Ed. Humanitas, 1994, p. 91. Fin août 1939, la Roumanie avait un effectif de 500 000 militaires, soit 31 divisions d’infanterie, 4 divisions de cavalerie et 4 brigades de chasseurs alpins. En revanche, son armée terrestre ne disposait pas d’armement antichar et antiaérien et son armée de l’air était médiocre.

120

AFB, E 2300/103, R. de Weck, Rapport politique no 29 de la Légation suisse, Bucarest, le 1er octobre 1939, p. 1.

121

Ibidem, p. 2. 122

WECK, R. de: Jurnal, op. cit., p. 21. 123

Ibidem, p. 12. 124

GAFENCO, G. : Insemnari politice, op. cit., p. 338. 125

balkaniques seraient occupés par les Allemands126. Pour le Conseil fédéral ces renseignements étaient plutôt rassurants en ce qui concernait l’inexistence d’une menace militaire immédiate sur la sécurité helvétique. Il eut la confirmation de leur caractère réel l’année suivante.

R. de Weck accorda une attention particulière à l’évolution de l’Italie dans les Balkans. De source turque, il avait noté que l’Italie encourageait la résistance balkanique, en réaction aux accords de Moscou, afin de créer un faisceau d’Etats neutres liés entre eux par une alliance générale et décidés à fournir immédiatement des secours à celui qui serait l’objet d’une agression, d’où qu’elle vienne127. L’ambassadeur turc défendait aussi l’idée d’un bloc balkanique, comme un moyen efficace d’écarter la guerre dans la région Sud-Est européenne128.

Le roi Carol II maintint plusieurs ministres de l’ancien Cabinet Calinescu129. Cette continuité donna plus de crédibilité au gouvernement Argetoianu quant à sa conduite de la politique étrangère. Toutefois, le ministre suisse commença à percevoir une faille dans les cercles dirigeants du pays. Le 9 novembre, il transmit au DPF que les milieux politiques roumains et le chef de la diplomatie étaient toujours déterminés à s’opposer à une éventuelle agression soviétique contre leur pays130. En revanche, l’atmosphère était plus morose dans les milieux militaires où l’on se serait contenté de céder aux Soviétiques des territoires roumains à l’Est afin d’éviter à tout prix la guerre131. En effet, ces renseignements prévinrent les autorités fédérales, à Berne, de ce qui allait se passer en Roumanie sept mois plus tard.

Fin novembre, Argetoianu fut remplacé par un autre libéral, Gheorghe Tatarescu (24 nov. 1939-19 mai 1940). Ce changement était le résultat de l’influence que le chef de la Maison royale, Ernest Urdareanu, avait eue sur la décision du souverain à la recherche d’un gouvernement plus « dynamique »132. Le ministre suisse se trompait en croyant que le gouvernement Tatarescu serait plus favorable aux Alliés occidentaux que son prédécesseur133.

126

AFB, E 2300/vol. 103, R. de Weck, Rapport politique no 29 de la Légation suisse, Bucarest, le 1er octobre 1939, p. 4. 127 Ibidem, p. 5. 128 Idem. 129

Grégoire Gafenco (Affaires Etrangères), Mitita Constantinescu (Finances), Victor Iamandi (Justice), Petre Andrei (Education nationale), Victor Slavescu (Dotation de l’Armée), Mihail Ralea (Travail), etc.

130

AFB, E 2300/vol. 103, R. de Weck, Rapport politique no 39 de la Légation suisse, Bucarest, le 9 novembre 1939, p. 3.

131 Idem. 132

GAFENCO, G. : Insemnari politice, op. cit., p. 345. 133

AFB, E 2300/vol. 103, R. de Weck, Rapport politique no 42 de la Légation suisse, Bucarest, le 25 novembre 1939, p. 4.

Par une manœuvre politique134, le souverain fit nommer le germanophile Ion Gigurtu au Ministère des Travaux publics et des communications, tout en gardant le francophile Gafenco aux Affaires Etrangères.

La scène politique roumaine fut davantage secouée lorsque les voisins soviétiques firent connaître une autre pièce de leur puzzle géostratégique : l’agression sur la Finlande. Dans les milieux politiques à Bucarest, on savait clairement que les Soviétiques avaient des revendications territoriales non seulement en Finlande, mais aussi en Roumanie. Cela eut comme effet d’accroître la peur de la menace soviétique et de renforcer l’idée de la nécessité d’une alliance roumaine avec le Reich allemand, pour des raisons défensives et antisoviétiques.

Le ministre suisse en Roumanie notait que la méfiance à l’égard des Soviétiques était ancrée à la fois dans la psychologie des Finlandais et des Roumains135. La résistance finlandaise face au colosse soviétique souleva en outre une vague de sympathie en Suisse136. Elle renforça davantage les sentiments antibolcheviques dans l’opinion publique suisse. Une action d’aide humanitaire à la Finlande fut de suite mise en route.

Sous l’impact de la guerre allemande, le gouvernement roumain avança un autre projet visant la création d’un bloc des Neutres ou le bloc de la paix137. La Turquie y était invitée à assumer le rôle de gardien à l’extrémité orientale du bloc, alors que l’Italie devait avoir le même rôle à l’extrémité occidentale. Mais ce plan ne prévit pas d’engagement ou d’alliance défensive entre les pays concernés. En revanche, il devait obtenir l’appui de la Grande- Bretagne, de la France et de l’URSS. L’Italie, qui fut d’abord favorable, n’avait pas l’intention de rester trop longtemps dans un état de neutralité. En outre, l’Italie poursuivait une politique de grande puissance et était plus intéressée à contrôler les six pays du bloc balkanique qu’à renforcer leur système de sécurité. L’ambassadeur turc avoua à R. de Weck que l’échec du bloc des Neutres fut déterminé par les liens faibles entre les pays de l’Europe centrale et balkanique, mais aussi par le changement de l’attitude politique de l’Italie138.

134

BIBESCU, Martha : Jurnal politic, 1939-1941. Bucarest, Ed. Politica, 1979, p. 138. 135

AFB, E2300/vol. 103, R. de Weck, Rapport politique no 47 de la Légation suisse, Bucarest, le 13 décembre 1939, p. 3.

136

BONJOUR, E. : Histoire de la neutralité suisse, op. cit. (V), pp. 365-366. 137

CALAFETEANU, I.: « Romania and the Bloc of Neutrals (october-décember 1939)». In: Revue roumaine d’études internationales 2-3), année VI. Bucarest, 1972, p. 293 ; CAMPUS, Eliza : Din politica externa a Romaniei, 1913-1947. Bucarest, Ed. Politica, 1980, p. 420-426.

138

AFB, E 2300/vol. 103, R. de Weck, Rapport politique no 51 de la Légation suisse, Bucarest, le 19 décembre 1939, p. 2.

Après la signature du Pacte franco-anglo-turc, le 19 octobre, l’Italie vit s’estomper la perspective de jouer un rôle de puissance hégémonique dans la région balkanique. En regardant ironiquement le comportement politique de l’Italie dans les Balkans, R. de Weck l’assimilait à celui d’une mère poule qui refusait de couver les œufs de cane, soit de défendre la sécurité des petits pays de l’Europe centrale et orientale, sans avoir la certitude de pouvoir garder une position dominatrice139. En effet, le gendre de Mussolini se contenta de laisser croire que l’Italie s’opposerait à une agression soviétique contre la Roumanie, sans toutefois prendre des engagements précis140.

Entre novembre et décembre, l’attitude des dirigeants politiques roumains subit d’autres modifications importantes. L’imminence de la double attaque soviétique et allemande sur le pays ébranla graduellement leur volonté ferme de résister à l’ennemi. Les sentiments de peur et d’angoisse s’étaient emparés de leur capacité décisionnelle. Avant d’en informer ses supérieurs à Berne, R. de Weck consigna dans son Journal le changement graduel de l’attitude des leaders politiques en Roumanie, face à la menace bolchevique141.