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La Roumanie et la Suisse à l’épreuve de la Première Guerre mondiale

Chapitre 1 : LES RELATIONS ROUMANO-SUISSES DANS L’EUROPE ANCIENNE

B. L’historiographie des relations roumano-suisses

1.4. La Roumanie et la Suisse à l’épreuve de la Première Guerre mondiale

A la veille de la Première Guerre mondiale, la majorité de la classe politique roumaine adopta une attitude de neutralité mais certains, dont le roi Carol Ier et le chef des conservateurs, P.P. Carp, se prononcèrent pour une belligérance au côté des Puissances centrales avec lesquelles la Roumanie était liée par le Traité de 1883.

La neutralité de la Roumanie (1914-1916) était justifiée par la nécessité d’organiser la défense nationale. Dans ce contexte, la Suisse devint un enjeu économico-militaire pour la Roumanie. Le gouvernement roumain entra en contact avec plusieurs fournisseurs suisses d’armes et de munition dont Sulzer (Winterthur), Bührle (Oerlikon), Oehler & Cie (Aarau) et Schweizerische Metallwerke (Dornach) et il conclut plusieurs contrats pour la dotation de son armée nationale. En mars 1915, le Conseil fédéral approuva l’exportation des produits de guerre suisses à la Roumanie pour un montant de 100 mio de frs48.

Le Ministère roumain de la Guerre (le colonel Rudeanu) conclut un « marché » avec les usines d’Oerlikon concernant les fournitures suisses de matériel électrique (dynamos à courant continu, génératrices, interrupteurs unipolaires à déclenchement automatique, moteurs pour la commande des pompes, moteurs pour scie à ruban, etc.) dans un délai de quatre à cinq mois49. Le 15 décembre, un autre « marché » fut signé entre le Ministère roumain de la Guerre (le général T. Ghenea) et les usines d’Oerlikon stipulant la livraison de matériel électrique dans un délai de quatre mois et demi50. L’entreprise Sulzer Fr., qui avait une filiale à Bucarest, représentait aussi les intérêts d’autres usines suisses en Roumanie. Le 30 décembre 1916, Sulzer signa un contrat avec le Ministère roumain de la Guerre, s’engageant à lui fournir des dynamos à courant continu à moteurs diesel. Les dynamos appartenaient aux usines d’Oerlikon alors que les dynamos génératrices étaient fabriquées par la société Brown Boveri (Baden)51.

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Cf. CHINEZU, C. : Roumanie-Suisse, op. cit., pp. 39-40. 49

DANIC, fonds le Ministère de la Guerre, le Service des acquisitions de matériaux de guerre, la Commission de Paris, vol. 4.

50 Idem. 51

A la veille de l’entrée de la Roumanie en guerre52, le Conseil fédéral décida d’envoyer un agent diplomatique à Bucarest. Cette coïncidence pouvait être vue comme une nécessité politique et elle s’inscrivait dans le principe de réciprocité des relations bilatérales. De même, le Conseil fédéral devait changer le consul général suisse de Bucarest qui était âgé et dont le comportement dans les milieux gouvernementaux roumains laissait beaucoup à désirer et dont les relations avec la colonie suisse étaient tendues53. Le développement des relations commerciales, diplomatiques et militaires avec la Roumanie ainsi que le nombre des nationaux suisses vivant là-bas furent autant de raisons pour l’ouverture d’une mission diplomatique suisse en Roumanie.

1.4.1. La mission de G. Boissier en Roumanie

Dans le nouveau contexte politico-militaire, la mission diplomatique suisse en Roumanie s’avérerait être un bon avant-poste d’observation et de renseignements sur l’évolution politique des empires voisins dans l’espace Sud-Est européen. En outre, la Suisse avait le potentiel de jouer un rôle en Roumanie en tant que fournisseur d’aide humanitaire et de bons offices entre les belligérants.

Le premier chef de la mission diplomatique suisse en Roumanie fut Gustave Boissier, ancien maire de Cologny (Genève) et conseiller de légation à Paris. En septembre 1916, il se mit en route en passant d’abord par le territoire russe à Saint-Pétersbourg. Il s’y entretint avec le chef de la mission suisse et le chef de la légation roumaine. Le diplomate suisse s’intéressa davantage à la situation militaire et à la position politique de la Roumanie dans la guerre. Il s’aperçut vite de l’attitude critique adoptée par le ministre roumain Paleologu à l’égard de la stratégie militaire de son gouvernement, à Bucarest54. La réaction de celui-ci était due à la

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IORDACHE, Anastasie : Reorientarea politica a României si neutralitatea armata 1914-1916. Bucarest, Paideia, 1998. En signant le Traité d’alliance avec l’Entente, le 27 août 1914, la Roumanie obtint la garantie de ses droits légitimes sur la Transylvanie, le Banat et la Bucovine, à condition d’entrer en guerre contre les Puissances Centrales. Le Traité fut accompagné d’une Convention militaire roumano-russe, par laquelle la Roumanie s’engageait à mobiliser toutes ses forces militaires jusqu’au 28 août 1916, au plus tard.

53

AFB, E 2001/1040, Rapport du Département politique, Berne, le 26 septembre 1916. 54

Ibidem, E 2300/102, G. Boissier, Rapport politique no 1, Saint-Pétersbourg, le 25 octobre 1916. Dans une discussion avec Boissier, le ministre roumain accusa Bratianu d’avoir décidé la concentration de toutes les forces en Transylvanie alors que le front Sud avait été laissé sans défense. L’armée roumaine avait pénétré en Transylvanie sans prévoir l’imminence de l’attaque bulgare par le Sud, en Dobroudja. Suite à l’offensive germano-bulgaro-turque, commandée par le feld-maréchal von Mackensen, sur le front militaire Sud, et de l’offensive germano-hongroise, sur le front Nord, l’armée roumaine fut étranglée et Bucarest subit de lourds bombardements.

conviction que la Transylvanie serait de toute façon rendue à la Roumanie si les Anglo- Français gagnaient la guerre55.

Le 4 octobre, le gouvernement roumain donna son agrément pour la mission de Boissier56. Celui-ci arriva à Bucarest le 5 novembre. Selon la coutume diplomatique, Boissier présenta ses lettres de créance au ministre roumain des Affaires Etrangères. L’atmosphère fut cordiale. Il s’entretint avec le chef du gouvernement, qui était également le leader du plus grand parti politique roumain. L’homme d’Etat roumain commença à vanter l’importance économique et politique de la Suisse pour la Roumanie. Il pensait que la Suisse avait à jouer plusieurs rôles dans la guerre, par la médiation et les bons offices entre les belligérants ainsi que pour faciliter les contacts politiques entre son pays et les autres pays européens. En se référant à l’idée de la solidarité entre les petits pays par rapport au groupe des grandes puissances, il renchérit: « Nous, petit pays également, entraînés dans la conflagration générale, nous tenons à l’opinion des petits pays. »57

Depuis l’été 1917, une puissante offensive roumaine menée en coopération avec l’armée russe fut déclenchée à Marasti, puis à Marasesti et à Oituz. Mais l’éclatement de la révolution bolchevique et la sortie des Russes de la guerre bouleversa complètement le front militaire est-européen et jeta l’armée roumaine dans un état d’isolement total. La Russie bolchevique conclut rapidement une paix séparée avec l’Allemagne, à Brest-Litovsk, en novembre.

La remise de l’ultimatum allemand à la Roumanie coïncida avec l’arrivée d’une mission suisse dirigée par le capitaine Stocker et le docteur Guillermin, à Jassy. Officiellement, ils devaient distribuer plusieurs wagons de vivres, d’uniformes et d’autres articles de première nécessité ainsi que visiter les camps de prisonniers et d’internés. Mais, officieusement, ils recueillaient des renseignements sur les effectifs de l’armée roumaine et transmettaient des messages politiques, à savoir la nécessité de l’armée roumaine de signer la paix avec l’Allemagne58.

Pour d’autres raisons, le gouvernement roumain accepta une paix de compromis, en mai 1918, ce qui l’obligea à de lourdes pertes territoriales et réparations de guerre. Jusqu’à la fin de la guerre, la Chancellerie suisse fut transférée de Bucarest à Jassy. Dans cette période, Boissier prit en charge la représentation des intérêts austro-hongrois, bulgares, allemands et

55 Idem. 56

Ibidem, E 2001/1040, Extrait du procès-verbal au Département politique, Berne, le 4 octobre 1916. 57

Ibidem, E 2300/102, Boissier, Rapport politique no 2, Bucarest, le 6 novembre 1916. 58

ottomans59. En tenant compte de l’importance du poste diplomatique de Roumanie et des bons services rendus par son chef, le DPF proposa au Conseil fédéral d’accorder à Boissier le titre de ministre plénipotentiaire60.

Le 10 novembre, le gouvernement roumain décida de rentrer en guerre, avec l’appui de l’armée française, jusqu’à la défaite finale des forces germano-bulgaro-hongroises. Les provinces roumaines, soit la Bessarabie (avril), la Bucovine (novembre) et la Transylvanie (décembre) décidèrent leur unification avec la patrie-mère. Une délégation des Roumains de Transylvanie se rendit à Berne afin de plaider en faveur de la reconnaissance de la Roumanie comme Etat libre et souverain auprès des missions diplomatiques occidentales61. Elle voulait aussi montrer que l’installation de l’administration roumaine était ardemment souhaitée non seulement par les Roumains de Transylvanie mais aussi par ceux qui tiraient leur origine d’autres souches62. Enfin, l’acte de l’unification nationale et la proclamation de la souveraineté de la « Grande Roumanie » furent internationalement reconnus lors de la Conférence de Paix, à Paris.

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La Roumanie fut un pays d’accueil et d’adoption pour les émigrés suisses. Les principales colonies s’installèrent à Chabag, à Jassy et à Bucarest. A l’exception de la colonie de Chabag, les autres colonies suisses préservèrent leur identité nationale tout en jouant un rôle important dans la diffusion de l’image médiatique et mythique de la Suisse à l’étranger. Par rapport au pays d’accueil, les émigrés suisses s’intégrèrent facilement dans la société roumaine et ils contribuèrent à son développement économique et urbanistique.

En Suisse, la Roumanie suscitait l’admiration pour la beauté de ses paysages et pour ses richesses naturelles. En revanche, l’organisation politique, économique et sociale du Pays des cantons fascinait beaucoup les élites roumaines. C’est pourquoi la Suisse resta un modèle idéal pour le Royaume danubien. Les relations entre les deux pays commencèrent à se développer après la proclamation de la Roumanie en tant qu’Etat souverain et sa reconnaissance par le Conseil fédéral. L’établissement d’un cadre juridique pour les relations économiques roumano-suisses (1875, 1878, 1880, 1886) s’appuya sur les principes de la complémentarité, des avantages réciproques et sur la clause de la nation la plus favorisée.

59

AFB, E 2300/102, Boissier, Rapport politique no 3, Jassy, le 15 février 1918. p. 4 ; E 2200 15 (-), -/2/8, Dossiers Protection des intérêts ottomans.

60

Ibidem, E 2001/1040, Extrait du procès-verbal au Département politique, Berne, le 22 novembre 1917. 61

DDS, vol. 7-I, E 2001 (D) c 1/1919, La Division desAffaires Etrangères du Département politique aux Légations de Suisse, Berne, le 14 avril 1919.

62 Idem.

A la veille de la Première Guerre mondiale, la Roumanie adopta une attitude de neutralité pour des nécessités politiques et militaires. Dans ce contexte, les relations économiques avec la Suisse prirent de l’importance. Suite à l’entrée de la Roumanie en guerre, le Conseil fédéral envoya sur-le-champ un agent diplomatique (1916), ensuite une mission humanitaire (1917). La guerre mit en évidence les particularités de la neutralité suisse. A cet égard, il y eut un vrai enjeu entre la perception du rôle politique de la Suisse neutre par les dirigeants roumains et la politique suisse de neutralité en Roumanie. Les mêmes enjeux et perceptions entre la Roumanie et la Suisse vont se manifester à nouveau dans un autre contexte international de guerre.