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Chapitre 1 : LES RELATIONS ROUMANO-SUISSES DANS L’EUROPE ANCIENNE

B. L’historiographie des relations roumano-suisses

1.1. L’émigration suisse vers les territoires roumains

1.1.2. La vague des précepteurs et des architectes

A l’époque du prince Alexandre Ypsilanti (1774-1782), beaucoup d’éducateurs et de professeurs suisses s’établirent en Valachie. Les enfants du prince Ypsilanti furent éduqués par le Genevois G. F. Bordier et par l’Austro-Suisse Franz Josef Sulzer14. Celui-ci fut aussi l’auteur d’un plan pour la construction d’une école de droit à Bucarest. Ensuite, il publia une histoire de la Dacie Transalpine (Geschichte des Transalpinischen Dacien), en trois volumes, à Vienne, et un plan urbanistique de la ville de Bucarest. En dépit d’erreurs topographiques, ce fut le premier plan de la capitale de la Valachie15. En 1815, le prince Ioan Caradgea, qui régna en Valachie (1812-1818), eut un secrétaire particulier d’origine suisse, François Recordon. D’autres émigrés suisses de Vaud, d’Argovie et de Fribourg travaillaient en tant que professeurs des langues française et allemande dans des écoles publiques roumaines16.

Le prince Mihail Sturdza (1834-1849) encouragea la vie culturelle et l’émulation entre différentes communautés étrangères installées en Moldavie. A son époque, la colonie suisse de Jassy comptait cent cinquante membres dont l’historien français J. A. Vaillant faisait

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Cf. EGGERMANN, M.: Die Schweizerkolonien in Rumänien. Bucarest, Verlag der Neuen Gesellschaft, 1931, p. 28.

13

FLORESCU, George: Istoria orasului Bucuresti (I). Muzeul de Istorie a orasului Bucuresti, 1965, p. 302. 14

Ibidem, p. 13. Sulzer, d’origine autrichienne, s’est installé dans le canton d’Argovie. Entre 1759 et 1773, il servit comme lieutenant dans l’armée autrichienne, puis il se rendit en Valachie. D’autres sources mentionnent Sulzer en tant que voyageur autrichien. Cf. IONESCU, Gr., Bucarest. La ville et ses monuments. Bucarest, Ed. Tehnica, 1956, p. 129; IORGA, Nicolae: Istoria românilor prin calatori straini (II). Bucarest, Ed. Casei Scoalelor, 1929, p. 214; FLORESCU, George D.: Din vechiul Bucuresti. Bucarest, 1935.

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FLORESCU, George D.: op. cit., pp. 10-11. 16

d’intéressantes remarques17. D’autres traces suisses peuvent être identifiées dans plusieurs villes de Moldavie. Par exemple, Emil Kohly de Guggsberg fut l’éducateur des neveux d’un boyard roumain, à Botosani18. En 1841, il publia une brochure, Le Philodace. Aperçu sur l’éducation chez les Roumains, où il plaidait contre l’habitude des familles aisées d’envoyer leurs enfants aux études à l’étranger19. Tout de même, il leur recommandait de voyager, sans y séjourner, en Allemagne – pour ses philosophes, en France – pour ses vertus sociales, en Angleterre – pour ses machines, en Suisse – pour son bonheur national, en Italie – pour ses beaux arts, en Grèce – pour ses antiquités20. Il estimait que l’éducation des filles et des garçons devait être distincte21.

D’autres émigrés suisses s’affirmèrent comme architectes dans les Principautés roumaines. Par exemple, le prince Georges Bibesco (1842-1848) chargea l’architecte Johann Hans Schlatter de la construction d’un Théâtre national à Bucarest22. Celui-ci bâtit encore des maisons de luxe, des fabriques de meubles pour les boyards roumains et un jardin privé, connu sous le nom de Gradinile Slater, tout près du Jardin de Cismigiu. En 1845, le prince Bibesco engagea Louis Keller à qui il demanda de concevoir un réseau de canalisation à Bucarest. Pour toutes ces réalisations, l’architecte genevois fut surnommé « l’homme qui fait des miracles »23.

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VAILLANT, I. A.: La Roumanie ou histoire, langue, littérature, orographie, statistique des Roumains (II). Paris, Ed. Arthur Bertrand, 1844, pp. 378-380: « Les étrangers fourmillent dans les Principautés. Les uns y sont un bienfait, les autres un fléau. Les rayas turcs sont plus nombreux; les Serbes et les Bulgares y cultivent la terre; les Grecs en Valachie et les Juifs en Moldavie sont généralement fermiers. Ces derniers sont impitoyables. Mais il est à remarquer qu’ils viennent presque tous de Pologne et de Russie. Ceux de Turquie habitent plus particulièrement la Valachie, s’y conduisent mieux, et grand nombre d’entre eux sont vraiment dignes d’estime. Les Arméniens, les Grecs et les Allemands se partagent le haut commerce, et ces derniers participent avec les Français au développement intellectuel des habitants. Quoique le nombre des Français soit extrêmement borné, on n’en compte guère plus de quarante à Bucarest et de vingt à Jassy… Par malheur pour ceux de Jassy, plus de cent cinquante Suisses qui se disent Français humilient facilement leur fierté républicaine devant les exigences de l’aristocratie moldave et leurs révérences font nécessairement trouver justes leurs propres prétentions de connaître et parler notre langue mieux que ceux de nos compatriotes qui la parlent bien. »

18

EGGERMANN, M.: op. cit., p. 17; IORGA, N.: op. cit. (IV), p. 83. 19

KOHLY de Guggsberg: op. cit., Jassy, 1841, p. 29. 20

Ibidem, p. 30. 21

Ibidem, pp. 29-30. Afin de diminuer le goût du luxe et des dépenses chez les femmes, Kohly leur recommandait: « Roumains, c’est en vain que vous faites mille efforts pour vous traîner au sanctuaire de la civilisation; tant que vos femmes se seront dissipées, adonnées au luxe, aux plaisirs ruineux, elles détruiront le matin ce que vous avez édifié la veille. Envoyez vos jeunes filles à l’étranger, en Suisse surtout; là elles prendront le goût des mœurs domestiques; de retour dans leur pays, appelées à devenir épouses et mères, elles introduiront dans leur ménage les vertus domestiques et sociales. »

22

FILITTI, Ioan C.: op. cit., p. 396; POTRA, George: Din Bucurestii de altadata. Bucarest, Ed. Stiintifica si Enciclopedica, 1981, p. 250.

23

Des bâtiments publics et des maisons privées conçues par des architectes suisses sont restés jusqu’à nos jours. Par exemple, le Genevois Louis Blanc projeta les plans de plusieurs bâtiments à Bucarest tels la Faculté de Médecine, le Ministère de l’Agriculture, le Ministère des Cultes, la Gare centrale, puis l’Université de Jassy et les gymnases de Buzau et de Tecuci24. Une rue près de la Place Victoriei, à Bucarest, rappelle aujourd’hui le nom de l’architecte genevois. Son contemporain, Suter, originaire d’Aarau, contribua à l’assainissement des marais à Bucarest et fit construire sur les terrains assainis des quartiers habitables près du Parc Carol25. En signe de reconnaissance, son nom fut donné à plusieurs rues, telles Aleea Suter et Strada Suter.

Par leurs accomplissements individuels, les Suisses se sont acquis une bonne réputation dans le Royaume danubien. Dans le langage vernaculaire, ils se faisaient appeler « les Schwitzers », avec une connotation très positive, à l’encontre d’autres appellations données par les Roumains aux étrangers. Louis Basset était vu comme « l’Eminence grise » à la Cour parce qu’il était l’homme indispensable en matière de finances à la Cour princière roumaine. Puisqu’il continua son activité en tant que secrétaire particulier de tous les trois rois de Roumanie, on disait de lui qu’il était « fidèle comme un Suisse »26. Le directeur de la Bibliothèque Nationale Suisse, Marcel Godet, avait auparavant été le bibliothécaire du roi Carol Ier. Celui-ci regardait les Suisses comme étant la « race parfaite »27. Il tint à ce que son neveu et successeur (le futur roi Carol II) ait des éducateurs suisses28. De même, le fondateur du Parti National-Libéral roumain, Ion C. Bratianu, tint à ce que ses huit enfants soient éduqués par une institutrice suisse29. Dans une autre famille de libéraux, Argetoianu, le futur président du Sénat roumain eut aussi une gouvernante suisse pendant sa jeunesse30. Ainsi, les instituteurs suisses participèrent à la fois à la diffusion de l’image positive de la Suisse à l’étranger et à l’éducation de jeunes héritiers des familles aisées, en Roumanie.

24

Cf. Dictionar enciclopedic (I). Bucarest, Ed. Enciclopedica, 1993; PREDESCU, Lucian: Enciclopedia Cugetarea. Bucarest, 1996.

25

EGGERMANN, M.: op. cit., pp. 76-77. 26

CHINEZU, Claudia : Roumanie-Suisse, op. cit., pp. 23-24. 27

Le prince Nicolae : In umbra Coroanei Romaniei, éd. Gh. Buzatu. Ed. Moldova, Iasi, 1991, p. 39. 28

Ibidem, pp. 38-40. La reine Maria consigna l’influence néfaste exercée par l’éducateur privé de son fils, dans Povestea vietii mele (II-Troisième partie). Bucarest, Ed. Eminescu, 1991, p. 370

29

BRATIANU, Sabina: Din viata familiei Ion C. Bratianu 1821-1891 (I). Bucarest, Ed. Universul, 1933, pp. 98-99.

30

ARGETOIANU, Constantin: Pentru cei de mâine. Amintiri din vremea celor de ieri, vol. I (Première Partie). Bucarest, Ed. Humanitas, 1991, p. 60.