• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 : LE DÉFI DES NEUTRALITÉS ROUMAINE ET SUISSE (mai 1938-

B. Les particularités de la neutralité helvétique

III. L’asymétrie des enjeux médiatiques roumano-suisses

2. Les moyens de la propagande suisse en Roumanie

2.1. Le rôle de la maison suisse

Les Suisses de Roumanie gardaient des liens étroits avec leur pays-mère et ils avaient également la conscience de leur contribution à la diffusion des valeurs culturelles, économiques et morales suisses à l’étranger322. Leur statut juridique s’est beaucoup amélioré en Roumanie, à la fin des années 30. En automne 1938, R. de Weck eut plusieurs entretiens avec le ministre de l’Intérieur, Armand Calinescu, et le ministre du Travail, Mihai Ralea, afin de faciliter le séjour des Suisses en Roumanie. Fin octobre, il arriva à se mettre d’accord avec les deux ministres roumains pour que les ressortissants suisses établis depuis plus de dix ans en Roumanie et ayant une activité lucrative ne soient plus obligés de renouveler leur permis de séjour. Cette mesure toucha un millier de Suisses vivant à Bucarest et 500 autres personnes habitant les principales villes de Roumanie323.

Depuis un certain temps, les Suisses de Bucarest envisageaient de se procurer une maison pour leurs activités culturelles324

. Le 18 février 1939, le président de la colonie suisse, Manfred Eggermann, directeur aux usines de machines E. Wolff, à Bucarest, annonçait à la légation suisse qu’il y avait une occasion inespérée d’acquérir un immeuble dans des

320

AFB, E 2001 (D), -/2/7, Télégramme du chef de la Division des Affaires Etrangères, Feldscher, à René de Weck, avril 1940.

321

Ibidem, Télégramme de René de Weck à la Division des Affaires Etrangères, le 7 mai 1940. 322

CHINEZU, C. : Suisses en Roumanie. Fondation Sturdza&Weidmann, Fribourg, 2002, p. 36. 323

AFB, E 2001 (D), -/2/65, R. de Weck, Lettre confidentielle à la Division des Affaires Etrangères du Département politique fédéral, Bucarest, le 29 octobre 1938.

324

conditions avantageuses325. Jusque-là, la Société suisse avait complètement ignoré son statut juridique, faute de quoi elle ne pouvait acheter la propriété en question. Eggermann expliqua à la légation suisse que la constitution d’une société par actions comporterait, au regard de la fiscalité roumaine, un supplément annuel d’au moins 30 000 lei (env. 910 frs.) dans les frais d’exploitation, supplément devant être payé par les membres de la Société suisse326. Celle-ci espérait obtenir que la Confédération helvétique devienne le propriétaire et qu’elle contribue aux frais d’achat, alors que la somme nécessaire pour compléter la dotation – prix à payer, travaux d’aménagement, mobilier, etc. – serait recueillie par souscription auprès des membres de la colonie. Le président de la colonie suisse demanda le soutien de la légation afin de convaincre le Conseil fédéral de consentir à devenir propriétaire de l’immeuble. En échange, la Société suisse de Bucarest s’engageait à fournir les fonds nécessaires à l’achat et à n’imposer aucune charge aux finances fédérales327.

Le Département fédéral des finances s’opposa entièrement au projet d’achat, en estimant qu’une maison suisse à Bucarest ne servirait qu’à « divertir » les membres de la Société suisse328. Les autorités fédérales craignaient en effet qu’il n’en résulte des charges financières importantes pour la Confédération. Cependant, le chef de la légation suisse à Bucarest plaida fortement en faveur de la création d’une maison suisse, comme suit : « …à l’heure où notre pays se préoccupe à juste titre de conserver, de défendre et d’illustrer le précieux patrimoine que constitue l’esprit national, les colonies suisses qui, à l’étranger, peuvent contribuer puissamment à cette œuvre mériteraient d’y être encouragées »329.

A la veille de l’ouverture de l’Expo Nationale de 1939, une délégation suisse fut envoyée en Egypte, en Bulgarie, en Roumanie, en Yougoslavie et en Hongrie. Les colonies suisses étaient ainsi vues comme des « centres du rayonnement spirituel et de l’expansion économique » de la Suisse à l’étranger330. A l’invitation de la Société suisse de Bucarest, Werner Imhoof, délégué de la Fondation « Pour les Suisses de l’étranger », se rendit sur place afin de se renseigner sur la nécessité d’acheter une «maison suisse». De retour à Berne, il plaida avec éloquence la cause des Suisses de Roumanie.

325

AFB, E 2200 15 (-), 1970/74/28, Die Präsident Eggermann an Die Schweizerische Gesendtschaft, Bucarest, le 18 février 1939.

326

Ibidem, Lettre de la Légation suisse au Département politique, Bucarest, le 6 mars 1940. 327

Idem. 328

Ibidem, Note de R. de Weck au Département politique, Bucarest, le 8 mars 1939. 329

Idem. 330

Le 9 juin, le DPF informa la légation suisse de la décision du Conseil de la Fondation «Pour les Suisses de l’étranger» d’attribuer une somme de 10 000 frs comme une contribution à l’achat d’une maison pour la colonie suisse de Bucarest331. Cette somme, ajoutée aux ressources de la Société suisse de Bucarest, rendait possible la matérialisation de ce projet. En outre, le chef de la légation suisse comptait sur la création d’une maison suisse en tant que pilier de la fondation culturelle «Pro Helvetia» en Roumanie332.

Le 6 juillet, R. de Weck annonçait aux Suisses de Bucarest que les autorités fédérales, y compris le Département fédéral des finances de Berne, n’élevaient plus d’objection à ce que l’achat d’une maison suisse se fasse au nom de la Confédération, pourvu qu’il n’en résulte aucun frais pour celle-ci333. L’étape suivante aurait dû être le voyage d’Eggermann à Berne pour se mettre en rapport avec le Département politique et le Département des finances sur la conclusion d’un Scheingeschäft sur les droits de la propriété. Mais son voyage fut ajourné en raison de l’ouverture des hostilités militaires en Europe.

Les Suisses gardaient une bonne réputation dans le Royaume danubien. Généralement, leurs sollicitations étaient traitées avec bienveillance par les autorités roumaines. Dans d’autres cas, leurs problèmes étaient réglés par la voie diplomatique. Ceux qui avaient été mobilisés en Suisse obtinrent le droit de rentrer dans leurs familles en Roumanie, grâce à l’intervention directe de R. de Weck auprès du premier ministre roumain. Le lendemain, celui-ci fut assassiné. Bouleversé par ce crime horrible, R. de Weck transmit à Berne que l’un des derniers actes du chef du gouvernement roumain avait justement été une mesure de «grande bienveillance » à l’égard de la Suisse334.

*

A partir de l’Anschluss autrichien au Reich allemand, la Roumanie et la Suisse furent constamment soumises à d’importantes pressions externes d’ordre psychologique, militaire, politique et économique. Par conséquent, leurs politiques internes et externes, ainsi que leurs comportements politiques de l’une envers l’autre enregistrèrent des modifications graduelles. La neutralité fut une option politique et un lien de solidarité entre les

331

AFB, E 2200 15 (-), 1970/74/28, Note du Département politique à la Légation de Suisse en Roumanie, Berne, le 9 juin 1940.

332

Ibidem, Lettre de la Légation suisse au Département politique, Bucarest, le 15 juin 1939. 333

Ibidem, E 2200 15 (-), 1970/74/28, Wetter, Lettre du Département des finances au Département politique, Berne, le 6 juillet 1939.

334

Ibidem; E 2001 (D), -/2/vol. 65, R. de Weck, Lettre à la Division des Affaires Etrangères du Département politique, Berne, le 22 septembre 1939.

deux pays. Mais, leurs relations officielles s’appuyèrent surtout sur l’existence des intérêts économiques réciproques et des enjeux médiatiques.

Du point de vue politique, la Suisse représentait un poste d’importance secondaire pour la Roumanie. En revanche, l’intérêt du Conseil fédéral (DPF) pour le poste diplomatique en Roumanie s’accrut au moment de l’offensive militaire allemande vers l’Europe centrale. Par le biais des rapports politiques du ministre suisse à Bucarest, le Conseil fédéral eut d’emblée la perspective des enjeux germano-soviétiques dans l’espace danubien et balkanique. L’engagement plus profond de l’Allemagne vers l’Est de l’Europe pouvait donner, à Berne, le sentiment de la diminution de la menace militaire allemande aux frontières de l’Helvétie. En revanche, l’expansion soviétique vers le centre de l’Europe devait montrer le reflux des Soviétiques dans la politique européenne et la nécessité d’un petit pays comme la Suisse de renouer les relations avec l’URSS.

Pendant cette phase chronologique, les rapports mensuels de R. de Weck n’eurent pas d’impact immédiat sur la stratégie externe suisse et sur la conduite du chef du DPF. Toutefois, R. de Weck adopta une position lucide et réaliste à l’égard de la menace allemande et il se rendit compte du caractère illusoire des idéologies totalitaires. R. de Weck entrevit le scénario de l’occupation allemande et avertit les autorités de Berne des conséquences négatives qui en résulteraient pour les intérêts économiques suisses en Roumanie. Quant à la menace de l’Italie fasciste, le ministre suisse eut une attitude plus prudente que les milieux politiques fédéraux en saisissant les jeux incohérents de la diplomatie de Rome dans l’espace balkanique. Par rapport à la menace soviétique, R. de Weck ignora les plans d’expansion territoriale de Moscou vers l’Europe et il fit en outre confiance aux assurances que le ministre roumain de la Défense nationale lui avait données.

La vision politique de R. de Weck fut partagée par le tandem Calinescu-Gafenco, en Roumanie. Par contre, il n’eut aucune influence sur les gouvernements Argetoianu et Tatarescu. Ses critiques envers la camarilla royale et les gouvernements pro-allemands, à Bucarest, étaient justes. Mais il sous-estima l’impact des facteurs géostratégiques et géoéconomiques dans l’évaluation de la politique roumaine. Entre R. de Weck et les gouvernements post-Calinescu, il y eut une incompatibilité des vues en ce qui concernait le danger majeur pour la sécurité roumaine. Pour R. de Weck, la menace allemande était plus grave que la menace soviétique, tandis que la plupart de leaders politiques roumains pensaient le contraire. Les deux parties avaient des argumentations tout à fait valables. Mais, tandis que le ministre suisse avait complètement ignoré la menace soviétique et surtout la dimension idéologique de l’URSS, les dirigeants roumains acceptèrent de faire un compromis politique avec l’Allemagne nazie, sans toutefois prendre en compte les effets de l’idéologie nazie.

A travers les rapports du ministre roumain à Berne, le gouvernement de Bucarest (MAE) avait l’image de la vulnérabilité d’un petit pays neutre devant l’offensive allemande et italienne vers l’Ouest de l’Europe. Cette perception eut certainement des effets psychologiques sur les milieux politiques roumains. Mais d’autres raisons plus fortes poussèrent le gouvernement roumain à renoncer à la politique de neutralité et à adopter une politique bienveillante envers le Reich allemand.

Du point de vue économique, la Roumanie fit partie de la « sphère d’intérêts » allemande alors que la Suisse se trouva à la merci de son plus puissant voisin. Le facteur allemand commença graduellement à influencer les relations roumano-suisses. Grâce à ses atouts économiques et à sa réputation, la Suisse réussit à faire avancer ses intérêts sur le marché roumain. Dès novembre 1938, 10 % de la valeur des exportations roumaines envers la Suisse furent destinés au paiement des fournitures militaires suisses. Dès mai 1939, 30% des devises fortes

étaient mises à la libre disposition des fournisseurs roumains. Dès septembre, la Roumanie devint une source majeure de ravitaillement de la Suisse dans la perspective de l’extension de la guerre en Europe. En novembre, les Suisses furent amenés à faire d’autres concessions aux Roumains, dont l’augmentation de la quantité des devises libres et l’utilisation des francs suisses provenant des opérations commerciales bilatérales pour l’achat des produits sur des marchés tiers. En revanche, la Roumanie devint l’un des principaux fournisseurs de maïs et de pétrole de la Suisse. Partant, le conflit d’intérêts helvético-allemands sur le marché roumain va s’intensifier par la suite.

Les représentants de la légation roumaine saisirent clairement les enjeux médiatiques internationaux en Suisse, ainsi que la nécessité d’y organiser un service roumain de propagande, plusieurs centres de presse et d’adopter d’autres mesures de circonstance. Pourtant ils n’eurent aucun écho à Bucarest. Par rapport à l’offensive des propagandes hongroise et bulgare en Suisse, la propagande roumaine n’avait ni d’objectifs, ni de personnel qualifié, ni d’agents de presse.

La Suisse jouissait d’une image positive dans les milieux journalistiques, politiques et intellectuels roumains. A cela, une certaine contribution avait été apportée par les émigrés suisses et le chef de la légation suisse en Roumanie. Toutefois, la maison suisse, qui se voulait un pilier de la fondation « Pro Helvetia » et un centre de rayonnement culturel de la Suisse en Roumanie, se limita au maintien des relations entre les émigrés suisses et leur pays d’origine.