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Le suicide dans la philosophie et dans la littérature

En Occident, quelques-uns des philosophes les plus connus se sont penchés sur le sujet du suicide. L’un des premiers à l’avoir abordé fut le Français Paul-Henri Thiry, baron d'Holbach. Selon lui, le suicide était bien plus une question de tempérament. La psychologie lui donnera raison quelques années plus tard. Pour sa part, Montesquieu considérait qu’à travers l’acte suicidaire, l’humain en venait à altérer l'ordre de la nature. Ainsi, pour ce philosophe, le suicide n'était plus le crime de lèse-majesté auquel il était associé (Mishara et Tousignant, 2004 : 14).

Néanmoins, cette vision est assez proche de celle de Voltaire qui ne s'oppose pas au principe du suicide et qui manifeste même un certain intérêt pour les récits de l'Antiquité qui en font l’éloge. Dans ses écrits, Voltaire laisse même entendre que le suicide ne concerne pas directement la philosophie. Quant à Diderot et à Rousseau, ils ont aussi traité du suicide, mais toujours avec une certaine condescendance, sans jamais en faire une apologie directe et provocatrice (Mishara et Tousignant, 2004 : 14).

David Hume, philosophe, économiste et historien écossais, considéré comme l'un des plus importants penseurs du Siècle des Lumières, a écrit, en 1753, Essai sur le suicide. Dans cette publication, Hume se porte à la défense du suicide en s’opposant aux idées préconçues. Il rejette l'idée selon laquelle s'enlever la vie va à l'encontre des lois naturelles ou divines. Il défend cependant l’idée que les hommes doivent faire constamment violence à ces lois s’ils veulent survivre.

« […] bien que la philosophie occidentale ait exalté la notion de libre arbitre et que sa position critique l'ait tenue en équilibre instable sur le terrain inconfortable de l'absurde et du non-sens, elle n'est pas carrément, à l'invitation du texte de Hume, posée en défenseur du suicide, ce qui ne l'a pas empêchée de s'opposer aux lois répressives de son époque. En définitive, les philosophes contemporains dans leur ensemble ont été des fervents de la vie et leur quête de la vérité ne pouvait s'arrêter avec la fin du sujet pensant. » (Mishara et Tousignant, 2004 : 16).

Nietzsche, dans son livre Par-delà bien et mal, affirme que : « La pensée du suicide est une puissante consolation : elle aide à bien passer plus d’une mauvaise nuit. » (Nietzche, 1987 : 168, § 157). Dans son autre très important livre Ainsi parlait Zarathoustra, le philosophe dédie une petite partie à la discussion sur la mort volontaire. Selon Nietzsche :

« Il y en a beaucoup qui meurent trop tard et quelques-uns qui meurent trop tôt. La doctrine qui dit : “Meurs à temps!” semble encore étrange. Meurs à temps : voilà ce qu’enseigne Zarathoustra. Il est vrai que celui qui n’a jamais vécu à temps ne saurait mourir à temps. Qu’il ne soit donc jamais né! – Voilà ce que je conseille aux superflus. Mais les superflus eux-mêmes font les importants avec leur mort, et la noix la plus creuse prétend être cassée. Ils accordent tous de l’importance à la mort : mais pour eux la mort n’est pas encore une fête. Les hommes ne savent point encore comment on consacre les plus belles fêtes. Je vous montre la mort qui consacre, la mort qui, pour les vivants, devient un aiguillon et une promesse. L’accomplisseur meurt de sa mort, victorieux, entouré de ceux qui espèrent et qui promettent. C’est ainsi qu’il faudrait apprendre à mourir; et il ne devrait pas y avoir de fête, sans qu’un tel mourant ne sanctifie les serments des vivants! Mourir ainsi est la meilleure chose […]. » (Nietzche, 2006 : 86).

Dans le champ de la littérature, au moment de la Révolution industrielle, au XIXe siècle, le rythme de vie des individus était dicté par les notions de productivité, par la discipline du corps et par l’exigence de l’efficacité. À cette même époque, le positivisme d’Auguste Comte, philosophe français, – lequel considérait que l’histoire d’une collectivité était conditionnée par l’avancée des connaissances et la présence massive de la morale

appelée victorienne – promouvaient de nouvelles façons de comprendre et de faire face au suicide. En effet, le suicide a peuplé l’imaginaire populaire du XIXe siècle de telle façon que certaines théories parlent d’une « fièvre du suicide », très probablement inspirée par le personnage tragique et romantique Werther, protagoniste du roman de Goethe Les Souffrances du jeune Werther. Cettedite « fièvre » devenait alors l’emblème du suicide romantique pour les jeunes Allemands, Français et Anglais. Dans ce roman, Werther se transforme en une sorte de martyr condamné à aimer sans être aimé et à devenir excessivement sensible (Alvarez, 1972 : 174-5).

Nous trouvons également, toujours chez les philosophes européens, l’un des plus importants écrits sur la problématique du suicide, Le mythe de Sisyphe, d’Albert Camus. Cet auteur français du XXe siècle suggère la notion de l’absurde comme point de départ à une discussion sur le suicide. L’absurde, selon Camus, se manifeste dans l’homme qui prend conscience de la mort et de sa liberté face à elle. Le personnage de Sisyphe, à cause de son indiscrétion, est condamné pour l’éternité à pousser une énorme pierre jusqu’au sommet d’une montagne. Une fois rendue au sommet, la pierre roule jusqu’au bas de la montagne et Sisyphe doit la remonter. Telle est sa punition.

Selon Camus, l’absurde naît seulement si l’homme n’essaye pas de fuir, à travers le suicide, une vie malheureuse. La conscience de l’Autre, de sa propre mort, de significations rédemptrices et de l’inexistence de Dieu jette l’être humain dans un monde entièrement anomique (dans le sens de Durkheim), c’est-à-dire sans normes régissant la conduite des hommes et assurant l’ordre social. Sa liberté, néanmoins, ne s’affirme pas par le refus de vivre l’absurde, mais plutôt par l’acceptation de vivre de façon responsable dans l’absurde.

« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux; il faut d’abord répondre. Et s’il est vrai, comme le veut Nietzche, qu’un philosophe, pour être estimable, doit prêcher d’exemple, on saisit l’importance de cette réponse puisqu’elle va précéder le geste définitif. Ce sont là des évidences sensibles au cœur, mais qu’il faut approfondir pour les rendre claires à l’esprit. » (Camus, 2003 : 17)

Camus aborde le suicide à travers le regard philosophique. Il voit en Don Juan l’exemple de l’homme absurde; il évoque aussi Kirilov, personnage de Dostoïevski, qui au

moment de son passage à l’acte, va proclamer : « Je me tuerai pour affirmer mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté. » (Camus, 2003 : 144). Finalement, l’écrivain revient au personnage mythologique qui donne son nom à l’essai. Après avoir accepté les raisons données à l’acte suicidaire, Camus propose un changement abrupt et conclut que finalement Sisyphe doit être vu comme un être heureux, lorsqu’il lutte pour arriver au sommet, puisque, en soi, cela constitue une vraie aventure.

Selon Alvarez (1972), la sensibilité excessive, qui se manifeste à la fin du XVIIIe siècle à l’égard du suicide, est une réaction aux limites et aux règlements rationnels imposés pendant la période néoclassique. Le suicide, dans son aspect romantique et tragique pour répondre aux épreuves de la vie, devient alors une « fièvre » (Alvarez, 1972 : 78).