• Aucun résultat trouvé

Lorsque nous étudions la riche histoire de la Grèce ancienne, nous constatons qu’il y avait, à cette époque et en ce pays, une multitude d’opinions et de positions par rapport à l’acte de s’enlever la vie. Ce phénomène pouvait cependant être toléré s’il était fait suivant certains critères d’ordre politique et éthique précis, qui variaient selon la région et le moment. Ainsi, selon les circonstances, un individu soumis à l’État pouvait se voir rejeté par la communauté s’il se suicidait par simple choix personnel, ce qui était alors considéré comme une transgression de la loi. Dans d’autres cas, le suicide était toléré, et même vu comme un acte noble, si l’on choisissait de s’enlever la vie pour éviter de trahir sa patrie. En Grèce, la tolérance envers le suicide s’est accrue de façon remarquable à partir de l’avènement des villes (polis). La conception de la vie et de la mort a alors tellement changé que, selon le sociologue Émile Durkheim, dans son livre Le Suicide, la tolérance envers le suicide est devenue telle que quelques villes, comme Athènes, gardaient des réserves de ciguë pour les personnes qui demandaient au Sénat la permission officielle de s’enlever la vie.

« […] il demandait au Sénat de l’y autoriser, en faisant valoir les raisons qui lui rendaient la vie intolérable, et si sa demande lui était régulièrement accordée, le suicide était considéré comme un acte légitime. » (Durkheim, 1973 : 374).

Durkheim, à partir des arguments de Melet, donne l’exemple du discours de Libanius : « Que celui qui ne veut plus vivre plus longtemps expose ses raisons au Sénat et, après en avoir obtenu congé, quitte la vie. Si l’existence t’est odieuse, meurs; si tu es accablé par la fortune, bois la ciguë. Si tu es courbé sous la douleur, abandonne la vie. Que le malheureux raconte son infortune, que le magistrat lui fournisse le remède et sa misère prendra fin. » (Durkheim, 1973 : 374)

Parmi les disciples des diverses écoles philosophiques classiques – qui discutaient de la question du suicide d’une façon dite modérée –, les pythagoriciens faisaient exception. Ces derniers, en effet, condamnaient les actes suicidaires, car ils représentaient une offense aux dieux, les seuls êtres qui avaient le droit de décider de la vie et de la mort des hommes. Cette position sera adoptée par les chrétiens quelques siècles plus tard (Minois, 1995 : 59).

Alvarez, dans son livre The Savage God15, nous raconte que Platon, dans Phédon, compare la situation du soldat qui ne peut pas abandonner sa position avec la situation de l’homme qui est propriété des dieux. Ainsi, comme ceux-ci se fâchent contre l’individu qui s’enlève la vie, les hommes se fâchent contre l’esclave qui se suicide. Aristote affirme :

« […] suicide was ‘an offence against the State’ because, on religious grounds, it polluted the city and, economically, weakened it by destroying a useful citizen. It was an act, that is, of social irresponsibility. » (Alvarez, 1972 : 52)

Toutefois, Platon va dire que, si l’homme ne trouve pas modération dans la vie, le suicide devient une option, un acte qui est considéré comme rationnel et justifiable.

Dans la Rome antique, durant l’époque de la République, les règles relatives au suicide étaient semblables à celles des Grecs. Désapprouvé, on considérait l’acte comme un geste pouvant affaiblir le tissu social; une personne qui avait des idées suicidaires devait se présenter devant une assemblée afin qu’on y analyse son cas. Néanmoins, la doctrine grecque du stoïcisme, selon laquelle l’homme n’est pas entièrement autonome, a influencé la pensée romaine dans l’acceptation du suicide dans quelques situations données, pour la défense de la patrie par exemple. Selon le Code Justinien, n’importe quel citoyen pouvait s’enlever la vie sans que son cadavre et sa famille subissent de représailles, à condition que cet acte autodestructeur se justifie par une maladie, la folie ou le déshonneur. Par contre, les actes suicidaires considérés irrationnels, sans raison explicite, n’étaient pas acceptés (Alvarez, 1972 : 56-7).

Dans l’Antiquité, chaque citoyen pouvait disposer de sa vie sans subir de sanctions. On observe toutefois que, lorsque les esclaves et les soldats n’étaient pas considérés comme des citoyens, leur suicide n’était pas justifié. Ainsi, ce sont les intérêts d’ordres économique et politique qui légitimaient le suicide. Il était interdit à un esclave de s’enlever la vie, étant donné les préjudices que cela pouvait occasionner à son propriétaire. Il en était de même pour un soldat qui risquait ainsi d’affaiblir l’armée. Le suicide, dans ce cas, était considéré comme une désertion (Alvarez, 1972 : 56-7).

15 Alfred Alvarez est un écrivain et un critique littéraire britannique. Le livre The Savage God raconte l’histoire

du suicide de la poétesse Sylvia Plath, en le situant dans l’histoire du suicide en Occident. C’est ce qui justifie notre choix de cet auteur.

Un peu plus tard dans l’histoire de l’Occident, avec l’avènement de l’Église catholique16, le suicide commence à être vu comme un péché très grave. Selon Durkheim, le concile d’Arles de 452 déclare que le suicide est considéré comme un crime et, au cours du siècle suivant, en 563, au concile de Prague, il devient passible d’une sanction pénale. Comme souligne Garrison : « Il y fut décidé que les suicidés ne seraient “honorés d’aucune commémoration dans le saint sacrifice de la messe, et que le chant des psaumes n’accompagnerait pas leur corps au tombeau” » (Durkheim, 1973 : 370).

Selon Alvarez, saint Augustin s’est approprié les arguments de Platon selon lesquels la vie est un don de Dieu et les souffrances font partie des plans divins. Ainsi, personne ne peut s’opposer à la volonté de Dieu et s’enlever la vie (Alvarez, 1972 : 60). Saint Augustin s’est prononcé de façon formelle contre le suicide, en écrivant, dans le livre De Civitate Dei contra paganos17, que, selon l’Ancien Testament : « Tu ne tueras point. » Et le Nouveau : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Alvarez, 1972 : 59). La position de saint Augustin a aidé l’Église catholique à définir sa position par rapport au suicide et a commencé à nier aux suicidés le droit aux funérailles et aux enterrements en sol sacré.

Graduellement, toujours en se basant sur le sens moral et religieux de l’acte suicidaire, la position de l’Église catholique a commencé à être adoptée par l’État et intégrée dans les lois civiles. Par conséquent, le suicide est devenu un crime, une violation des principes et un attentat contre les institutions sociales passible de punitions très sévères. L’État confisquait les propriétés du décédé et les membres de sa famille étaient obligés de payer une amende. De plus, dans quelques cas, le corps du suicidé était exposé pour l’exécration publique. Selon Durkheim (1973), un décret-loi émis par le roi français Louis XIV, en 1670, imposait des sanctions très sévères : le corps du suicidé devait être jeté dans la rue, retourné face contre sol, puis suspendu ou jeté dans les ordures. En addition, tous ses biens étaient confisqués par l’État (Durkheim, 1973 : 370-71).

Il est important de souligner que, même une fois toutes ces punitions imposées, le corps du décédé par suicide symbolisait une mort différente de la mort par causes naturelles ou par cause de guerre. Le corps devait être soit tourné, soit jeté hors de l’église, soit décapité,

16 Sur la position de l’Église catholique par rapport au suicide, voir le point 3 de ce même chapitre.

17 Le titre exact en français serait : La Cité de Dieu contre les païens. Il s’agit d’une œuvre en vingt-deux tomes

mais toujours marqué de façon distincte. Le suicide était considéré comme une mort exceptionnelle.

Après la Réforme protestante (XVe et XVIe siècles), les jugements et les décrets qui font référence aux cas de suicide semblent relever de la législature. En 1789, cependant, la Révolution française abolira toutes les mesures répressives et retirera le suicide de la liste des crimes contre l’État, sans pour autant faire changer la position de la religion catholique ou de la morale commune (Durkheim, 1973 : 371). À la période de Lumières, qui faisait une plus grande place à la raison, on a assisté à un mouvement de tolérance et de libéralisme relativement au suicide, ce qui a eu pour effet de diminuer la répression collective. On jugeait alors que les sanctions religieuses étaient suffisamment sévères pour ne pas devoir y ajouter des sanctions pénales. C’est dans ce contexte que la médecine, ainsi que la psychologie, ont commencé à s’intéresser au sujet.

Selon Minois (1995), jusqu'en 1961, une personne qui faisait une tentative de suicide devait être arrêtée par la police si elle survivait18. Néanmoins, ce qui nous semble fondamental à présent, c’est de mettre en lumière que, selon plusieurs auteurs, l’émergence des théories d’Esquirol19, qui ont placé le suicide dans la liste des conséquences de troubles mentaux, et le développement des théories sociologiques et psychologiques, ont fait en sorte que le suicide ne relève plus du système judiciaire, mais plutôt des domaines de la médecine et des sciences sociales.

En guise de conclusion, nous pouvons affirmer qu’aujourd’hui, dans les sociétés dites occidentales contemporaines et dans la majorité des juridictions, le suicide n’est plus considéré comme un crime. Seuls les cas de suicidés assistés ou encouragés sont encore soumis à des sanctions pénales. C’est le cas, entre autres, au Canada.

18 Pour connaître de façon plus approfondie l’histoire du suicide en Occident, voir George Minois, Histoire du

suicide – la société occidentale face à la mort volontaire. Paris : Fayard, 1995.