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5.1 Le suicide et la psychiatrie

Malgré le fait que le mot « suicide » dérive du latin sui, « soi » et cidium, « acte de tuer », il n’a pas été utilisé avant le XVIIe siècle pour désigner l’acte de s’enlever la vie. En effet, c’est Sir Thomas Browne, écrivain anglican anglais qui s’en est servi pour la première fois dans le livre Religio Medici (Religion du médecin), qu’il a écrit en 1635 et publié en 1642. Comme nous l’avons dit précédemment, pendant longtemps le suicide a été considéré comme un acte criminel et un péché grave. Dans une société où la foi chrétienne exerçait un très grand pouvoir, il était très difficile pour un individu de s’opposer à la volonté de Dieu, et le suicide ne pouvait pas être considéré comme un acte personnel. Il était plutôt jugé comme un acte dirigé soit contre l’État soit contre Dieu (Alvarez, 1972 : 45). Selon Edwin Shneidman, psychologue clinicien états-unien qui a fondé en 1958, à Los Angeles, un important centre de prévention du suicide :

« The difference between self-killing or self-slaughter (and all the circumlocutions and phrases) on the one hand, and “suicide”, on the other, may seem to be a small one, but it is not a trivial distinction. It is a significant, albeit a subtle difference, reflecting a major shift in man’s relationship to himself and to his God – and to his disavowal of gods – and of this role in his own ultimate fate. It is as old as history that a man could destroy himself by ruining his reputation and his career, or take his own life; but it was a seventeenth century insight and invention that a man could forever terminate his not-so-immortal

existence and do more than inimical things to himself. He could – dispensing with the notion of soul and hereafter – for the first time, ‘commit suicide’. » (Marsh, 2010 : 101).

Comme nous l’avons vu, la période de Lumières a marqué l’évolution de la conception du suicide, en donnant une plus grande place à la raison, à la tolérance et au libéralisme. Par contre, c’est au début du XIXe siècle seulement qu’on a commencé à considérer l’homme comme un individu à part entière. C’est à partir de ce moment-là que le suicide a été vu comme un acte personnel et est devenu objet d’étude pour la psychiatrie.

Au tout début du XIXe siècle, le psychiatre français Jean-Étienne Esquirol, considéré comme le fondateur de l’hôpital psychiatrique français, propose qu’on observe le suicide comme un indice d’une maladie mentale. Dans son Dictionnaire des sciences médicales, publié en 1821, il affirme que si le suicide n’est pas une pathologie en soi, il est du moins la manifestation d’un symptôme d’une pathologie. Selon ce médecin : « Le suicide offre tous les caractères des aliénations mentales » et « L’homme n’attente à ses jours que lorsqu’il est dans le délire et les suicidés sont aliénés. » (Durkheim, 2009 : 38).

Esquirol propose qu’on analyse le phénomène du suicide comme « interne » et « pathologique » : « Esquirol locates the causes of suicide within the individual and declares the ‘internal space’ where it resides to be pathological. As a pathologie interne suicide was thus an issue of medical concern […] » (Marsh, 2010 : 101). Lorsque ce médecin propose un vocabulaire comprenant des terminologies médicales propres au suicide20, il donne de l’importance à ce phénomène de même qu’une légitimité.

À partir du moment où le suicide est observé comme la conséquence d’une aliénation mentale, plusieurs médecins vont l’étudier sous trois angles principaux : a) le suicide résulte d’une action morbide du corps, découle d’une anatomie pathologique; b) dans la première moitié du XIXe siècle, le suicide est la conséquence d’une impulsion interne, qui s’empare de l’individu l’empêchant de penser de façon rationnelle et l’obligeant à se suicider; c) finalement, à la fin du XIXe siècle, il est diagnostiqué comme étant un symptôme de dégénération (Marsh, 2010 : 116).

20 Tels que : fonctions organiques, symptômes, causes, aigu, chronique, traitement, épidémie, héréditaire,

Aujourd’hui, le suicide fait l’objet de connaissances scientifiques. C’est la psychiatrie qui a le plus étudié ce phénomène et établi des données très répandues dans le milieu médical et par le sens commun le concernant. Nous pourrions remplir encore quelques pages sur l’évolution des recherches en psychiatrie sur le suicide, mais nous nous limiterons à exposer ici la façon dont cette science comprend et traite le sujet actuellement. Ainsi, il est clair que pour celle-ci les idées suicidaires, les conduites suicidaires et le passage à l’acte sont liés aux problèmes psychologiques et aux pathologies mentales. Selon le DSM-IV21 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders Fourth Edition ou, en français, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 4e édition), le suicide est associé à plusieurs troubles psychiatriques. Parmi eux, la dépression apparaît comme le facteur prédominant, depuis l’idéation et l’intention jusqu’au passage à l’acte. La schizophrénie, le trouble affectif bipolaire, le trouble de personnalité limite sont d’autres troubles qui peuvent mener au suicide.

5.2 Le suicide et la neurobiologie

Il est donc clair que l’étiologie du suicide est très complexe et que plusieurs facteurs peuvent contribuer à sa réalisation. Si nous n’avons pas comme objectif principal de comprendre ce phénomène selon un point de vue neurobiologique, nous croyons tout de même important d’exposer les principaux arguments médico-biologiques liés au suicide, afin de mieux le comprendre. Pour ce faire, nous allons utiliser le texte du psychiatre Gustavo Turecki, chercheur à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas et professeur au département de psychiatrie à l’Université McGill, O suicídio e sua relação com o comportamento impulsivo-agressivo (Turecki, 1999).

Selon Turecki, des facteurs génétiques contribuent de façon importante à un comportement suicidaire. Il n’est cependant pas encore possible de préciser de quelle façon les gènes augmentent la prédisposition d’un individu à avoir un comportement autodestructeur. Néanmoins, des évidences surgissent sur la façon dont les facteurs génétiques peuvent influencer la prédisposition au suicide, en modulant des comportements impulsifs et impulsifs compulsifs.

Parmi les nombreux facteurs qui jouent un rôle dans les comportements suicidaires, la relation entre les troubles mentaux et le suicide est la plus documentée, comme nous l’avons vu au point 5.1 sur le suicide et la psychiatrie. Turecki réaffirme cette hypothèse en soulignant que le comportement suicidaire est très fréquent chez les patients qui ont reçu un diagnostic psychiatrique de trouble mental. Parmi les différents troubles mentaux, ceux qui apparaissent le plus fréquemment chez les suicidaires sont le trouble dépressif majeur22 et la dépendance ou l’abus de substances psychoactives, comme l’alcool.

En outre, plus de la moitié des cas de suicide répertoriés dans la société occidentale contemporaine démontrent des troubles de personnalité limite et de personnalité antisociale, deux types de désordres caractérisés par la présence marquante de comportements compulsifs et agressifs (Turecki, 1999).

Dans son étude sur les aspects neurobiologiques liés aux comportements suicidaires, Turecki affirme que plusieurs analyses confirment une réduction de l’activité sérotoninergique (le syndrome sérotoninergique est dû à un excès de sérotonine au niveau cérébral et survient à la suite d'un traitement antidépresseur) chez les personnes ayant des pulsions autodestructrices, surtout chez celles qui ont des comportements compulsifs et agressifs.

De plus, selon le psychiatre Kees van Heeringen, trois aspects neurobiologiques qui influencent les comportements suicidaires prennent relève :

22

Selon le DSM-IV, le trouble dépressif majeur est caractérisé par la présence d’au moins 5 des 9 symptômes suivants pour une durée d'au moins deux semaines :

Humeur triste (dépressive) : décrite comme plus intense que la douleur d'un deuil;

Anhédonie : diminution du plaisir ou de l'intérêt pour toutes activités, y compris celles qui procurent habituellement du plaisir;

Modification involontaire du poids : prise ou perte de 5 % ou plus du poids habituel, en un mois; Troubles du sommeil : diminution (insomnie) ou augmentation (hypersomnie) du temps de sommeil; Troubles de la concentration ou du processus de prise de décision;

Troubles du comportement : agitation ou ralentissement (bradypsychie) rapporté par l'entourage; Asthénie : sensation de fatigue ou de diminution d'énergie ;

Sentiments de culpabilité hypertrophiés, souvent injustifiés et liés à l'autodépréciation du patient;

Idées noires : volonté de mourir, idées suicidaires actives, avec ou sans plan précis, finalement tentative de suicide (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders DSM-IV-TR Fourth Edition, text revision, 2000. American Psychatric Association).

« Ce sont l'hyperactivité de l'axe hypothalamus pituitaire surrénal, la dysfonction du système sérotoninergique (5-HTergic), et l'activité excessive du système noradrénergique. Alors que le premier et le troisième système semblent participer à la réaction aux événements stressants, la dysfonction du système sérotoninergique est estimée dépendre des traits et être associée aux perturbations du réglage de l'anxiété, de l'impulsivité et de l'agressivité. On peut formuler l'hypothèse que les dysfonctions neurobiologiques favorisent l'apparition du comportement suicidaire par la modulation perturbée des fonctions neuropsychologiques de base. […] Les connaissances croissantes sur le fondement neurobiologique du comportement suicidaire indiquent que les agonistes de la sérotonine (5-HT) jouent un rôle important dans le traitement et la prévention du comportement suicidaire. » (Kees van Heeringen, 2003)

Turecki affirme aussi qu’il n’existe pas comme tels de gènes qui poussent un individu à se suicider. Ce qui existe, par contre, c’est une charge génétique qui fait augmenter ou diminuer certains comportements liés au phénomène. Le binôme impulsivité/agressivité est l’un des plus étudiés aujourd’hui. Malgré cela, jusqu’à présent, personne n’a trouvé les gènes responsables du suicide, ce qui signifie que le phénomène est beaucoup plus complexe qu’on ne le pense. Les recherches évoluent dans le domaine de l’épigénétique, c’est-à-dire la compréhension de l’interaction entre l’ADN et les facteurs environnementaux qui ont une incidence sur l’organisme pendant l’enfance et qui altèrent quelques gènes pour le reste de la vie.

En conclusion, il ressort de cela que le suicide, en tant que phénomène multifactoriel et complexe, peut être observé sous plusieurs angles et qu’il présente de nouveaux défis de recherche pour les neurosciences.