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L’anthropologie et les rituels de mort

Chapitre III – Révision et analyse critique des méthodes de recherche sur le suicide en milieu

3. L’anthropologie et les rituels de mort

Pour présenter plus précisément l’approche au sujet de la place que les rituels funéraires prennent dans les études anthropologiques, nous pouvons aller directement à Malinowski et à Radcliffe-Brown. Ceux-ci, comme représentants de l’école fonctionnaliste et du fonctionnalisme structurel, ont laissé de côté les théories évolutionnistes de James Frazer – dédiées surtout à la compréhension des symbolismes présents dans les rituels de mort – et se sont penchés sur la recherche autour de la fonction sociale des rituels funéraires, en les considérant comme des processus de bouleversement de l’ordre social, ce dernier étant menacé dans son existence par l’occurrence de la mort.

Dans son essai Magic, Science et Religion, Malinowski conteste l’idée du psychologue Wilhelm Wundt, qui affirme que les individus sont dominés par la peur de la mort. Malinowski affirme que cette crainte universelle est complétée par un déni tout aussi universel de la mort à travers une croyance en l’immortalité. Nous pouvons considérer ces deux attitudes comme étant un attachement ambivalent des vivants envers les morts. Par exemple, les parents qui survivent au décès de leurs proches vont en même temps briser et prolonger leur association avec le défunt, en respectant des rites funéraires. Ainsi, les membres de la parenté accompagnent l’être aimé au cours du processus de la mort, prennent soin du cadavre, endossent le statut social des personnes en deuil et affichent leur douleur en public. Selon Malinowski, les rituels mortuaires ont comme effet de séparer le vivant du décédé. Le décédé est enlevé du lieu de la mort et subit une sorte de transformation par l’enfouissement, la momification, la crémation ou la consommation, trahissant ainsi la relation ambivalente entre les vivants et les morts. Dans ses mots :

« The immediate mourning goes on round the corpse. This, far from being shunned or dreaded, is usually the center of pious attention. Often there are ritual forms of fondling or attestations of reverence. The body is sometimes kept on the knees of seated persons, stroked and embraced. At the same time these acts are usually considered both dangerous and repugnant, duties to be fulfilled at some cost to the performer. After a time the corpse has to be disposed of. » (Malinowski, 2004 : 20)

De plus, après un décès, on est préoccupé par les dangers du contact avec le cadavre et de la contamination par la mort. En même temps, il règne aussi un sentiment sublime de spiritualité et d’espoir, où le sacré est présent. Malinowski estime que ces attitudes religieuses

agissent comme une réponse fonctionnelle à la mort, lorsque les individus détestent l’idée d’un dénouement final. Ils s’accrochent à la croyance en une vie spirituelle après la mort en imaginant la santé d’un esprit éternel en opposition avec la décomposition tangible du cadavre. Subséquemment, la religion donne au monde un sentiment réconfortant d’immortalité, alors que les pratiques mortuaires restaurent le groupe qui a été perturbé temporairement par la mort d’un de ses membres (Robben, 2004 : 2).

Comme nous l’avons mentionné dans les chapitres précédents, Durkheim affirmait que nous devons expliquer la conduite humaine à partir des organisations sociales, de leur structure, au lieu d’essayer de la comprendre à partir des principes individuels ou psychologiques. Radcliffe-Brown, en accord avec Durkheim, a interprété le phénomène de la mort comme une perte pour le groupe social et les pratiques funéraires comme des représentations d’une expression rituelle de l’appartenance du décédé à sa communauté. Par conséquent, les rituels mortuaires jouent le rôle de responsables du maintien de l’ordre et de la cohésion sociale menacés par la mort. De telle sorte que l’anthropologue met l’accent sur l’importance d’analyser les rituels funéraires comme des rituels de séparation et de réintégration.

« C'est, à mon avis, le résultat d’une fausse psychologie. Par exemple, on soutient parfois que les rites funéraires et de deuil résultent de la croyance en l’immortalité de l’âme. Si l’on utilise le langage de la causalité, je soutiendrai plutôt le point de vue inverse, que la croyance en l’immortalité de l’âme n’est pas la cause, mais l’effet des rites. En fait, l’analyse causale ne nous mène à rien. La réalité est que les rites et les croyances qui les justifient et les rationalisent se développent ensemble comme éléments d’une totalité cohérente. Mais, dans cette évolution, c’est l’action ou le besoin d’action qui gouverne ou détermine la croyance plutôt que l’inverse, et les actions elles-mêmes sont les expressions symboliques des sentiments. » (Radcliffe-Brown, 2004 : 175)

Bref, l’auteur considère la mort comme un aspect qui intègre la vie des familles et des communautés, en formant la mosaïque symbolique et religieuse d’une société donnée.

Robert Hertz, avec son livre A Contribution to the Study of the Collective Representation of Death, publié en 1960, nous offre le plus important texte sur l’anthropologie de la mort. L’argument principal de Hertz veut que la mort d’un être humain ne soit pas exclusivement une réalité biologique, mais qu’elle ne soit pas non plus confinée au deuil individuel de la parenté. En effet, la mort évoque des obligations morales et sociales qui

sont exprimées à travers des rites funéraires culturellement déterminés (Robben, 2004 : 9). Hertz disserte sur l’expérience douloureuse, intense et mémorable que représente la mort pour le collectif, pour les membres de la parenté ainsi que pour les amis proches, en se penchant sur la question de la perte pour les vivants et sur la manière dont cette perte est vécue. Les aspects d’ordre psychologique pour le collectif sont, pour l’auteur, fondamentaux, lorsqu’ils nous montrent le rôle joué par les émotions.

Par conséquent, la mort ne se trouve plus dans le seul domaine du privé, mais devient objet d’étude sociologique dont l’importance réside dans les représentations, les pratiques et les émotions collectives suscitées par elle et le contexte où elle prend place. En plus de décrire les symboles de renaissance qu’on peut trouver dans les rituels funéraires, et de comparer ceux-ci avec les rituels d’initiation, Hertz affirme que les deux rituels répondent au besoin de réaffirmer la constance du social dans une société donnée.

Pour conclure, nous allons mettre en perspective quelques discussions établies par Marcel Mauss sur l’idée de mort suggérée. En suivant l’idée de Durkheim sur le suicide70, l’anthropologue, dans son texte « Effet physique chez l’individu de mort suggérée par la collectivité », aborde le cas extrême de l’imposition imaginaire de la mort, de l’expérience d’une annihilation de soi ordonnée par la collectivité. Selon lui, ce genre de mort est différent du suicide lorsqu’il s’agit des : « […] cas de mort causée brutalement, élémentairement chez de nombreux individus, mais tout simplement parce qu’ils savent ou croient (ce qui est la même chose) qu’ils vont mourir. » (Mauss, 1960 : 313) De plus, pour l’auteur, il faut considérer, des cas « où le sujet qui meurt ne se croit pas ou ne se sait pas malade », mais aussi des cas où « il se croit, seulement pour des causes collectives précises, en état proche de la mort. » Par ces affirmations, Mauss nous permet de comprendre la force de la collectivité sur l’individu, avance que :

« Cet état coïncide généralement avec une rupture de communion, soit par magie, soit par péché, avec les puissances et choses sacrées dont la présence, normalement, le soutient. La conscience est alors tout entière envahie par des idées et des sentiments qui sont entièrement d’origine collective, qui ne trahissent aucun trouble physique. L’analyse n'arrive à saisir aucun élément de volonté, de choix, ou même d’idéation volontaire de la part du patient, ou même de trouble mental individuel, hors de la suggestion collective elle-même. Cet

70 Émile Durkheim a établi que ce phénomène, autrement considéré comme exclusivement individuel, était en

individu se croit enchanté ou se croit en faute et meurt pour cette raison. » (Mauss, 1960 : 314)

Les théories de Mauss sur la notion de personne ont comme prémisse que chaque contexte socioculturel impose une idée d’un corps physique et d’une entité spirituelle qui l’anime. De plus, dans cette notion est aussi présente l’idée de vie et de mort.

La prochaine discussion portera sur quelques théories à propos des rituels funéraires, en examinant les approches de Gennep et de Victor Turner, entre autres. Nous avons choisi d’analyser les rituels, parce que, selon nos observations sur le terrain, ils sont essentiels à la compréhension de la façon dont les Atikamekw conçoivent et réagissent par rapport aux cas de mort volontaire.

Les rituels funéraires sont caractérisés pour le moment quand, après le décès d’un membre de la parenté ou de la collectivité, le groupe familial ou la communauté se trouve soumis à un ensemble de règlements et de conduites sociales, toujours prescrites et définies selon le contexte culturel.

De plus, ces rituels expriment la perception sociale qu’une collectivité a devant la mort d’un de ses membres, se voyant menacée par l’apparition du chaos et de la discontinuité produite par cette mort. Selon Hertz, le décédé est plus qu’un individu biologique : il est avant tout un être social, enfermé dans une personne physique, dont la mort représente quasiment une profanation de l’ordre social (Hertz, 1960 : 77). De plus, selon cette perception, sans les rituels et le deuil, le décédé ne trouvera pas son chemin et, par conséquent, les vivants ne trouveront pas la paix et ne pourront pas restructurer la société. Ainsi, comme il existe des préceptes culturels pour la vie, il en existe aussi pour la mort. Suivre les prescriptions sociales est à la base de la cohésion du groupe et la garantie de sa survivance.

La fonction primordiale des rituels funéraires est d’inverser les aspects négatifs de la mort et de les transformer en une affirmation de la durabilité de la sphère sociale. C’est pour cela que les cérémonies funèbres, en plus d’exprimer des sentiments subjectifs, évoquent aussi des actions et des représentations collectives. Ces actions semblent motivées uniquement par la subjectivité de l’individu, mais quand on les observe de plus près, elles montrent les traits d’une société (Bloch et Parry, 1982 : 3). Au-delà de cela, nous trouvons

encore des recherches sur la question du lieu social qui prend la mort, sur sa signification pour les collectivités et les individus, et sur les représentations de la vie après le décès, la continuité de l’esprit entre autres.

Bien que plusieurs des auteurs cités parlent de spécificités culturelles liées aux pratiques associées à la mort, on trouve tout de même une certaine unité entre elles. Par exemple, selon ces auteurs, les rituels ont toujours la fonction de rétablir l’ordre dans la société, d’exprimer l’affection des survivants envers le défunt et de contribuer à la transition de l’esprit du monde terrien vers le monde spirituel. Presque à l’unanimité, les chercheurs affirment que les rites funéraires sont liés aux systèmes mythiques et traduisent une conviction commune : la mort n’est jamais l'annihilation totale de l’homme; au contraire, elle constitue un passage vers une autre vie. Dans toutes les cultures, les morts vivent encore, d’une certaine manière, à travers les systèmes mythiques et rituels. Par conséquent, ce sont ces systèmes qui donnent sens à la mort, plutôt que le contraire.

Malgré la diversité des croyances et des pratiques associées à la disparition de quiconque, nous considérons que, dans ces recherches, plusieurs analyses tombent dans un certain sens commun. Par exemple, plusieurs auteurs affirment qu’il y a presque toujours une expression de tristesse, plus ou moins réelle, plus ou moins traditionnelle. Le corps est presque toujours considéré comme dangereux, parfois dégoûtant. Il existe, de façon presque universelle, des rites qui répondent à la mission de préparer les morts pour les guider vers un autre monde et pour établir un pont entre les deux mondes, au moins pendant le moment de transition des défunts. Subséquemment, les cas exceptionnels, comme le suicide ou la disparition d’une personne, sont laissés de côté, puisqu’ils ne possèdent pas les caractéristiques d’un décès par maladie ou par accident. De la même manière, pour les cas de mort violente (meurtre) – par vengeance ou pour n’importe quelle autre raison – nous trouvons très peu de littérature71. D’ailleurs, la littérature consultée ne traite pas de la fonction rituelle de communiquer, d’assimiler et d’expulser l’impact qu’a l’extinction d’un être, dans les cas de « morts spéciales ». Selon nous, affirmer que les funérailles sont toujours, « dans toutes les sociétés », une crise, un drame et une solution, c’est généraliser des comportements qui sont variables selon l’époque, la géographie, le contexte et les liens sociaux. Sur la base de

71 Un exemple serait la discussion établie par Malinowski dans Le crime et la coutume dans les sociétés

primitives, par rapport à la normalisation des morts exceptionnelles. Pour la connaître, voir le point 9.1 du

notre expérience chez les Atikamekw, on peut affirmer que les rituels funéraires ne représentent pas toujours un passage du désespoir et de l’angoisse vers la consolation et l’espérance. Au contraire, les différentes cultures offrent une extraordinaire variété de solutions particulières devant la mort et les événements qu’elle engendre.

Au long de ce point, particulièrement, nous nous pencherons sur les théories plus souvent débattues lors d’études sur les rites mortuaires, et qui sont presque toujours orientées vers l’universalisation d’attitudes sociales et culturelles devant la mort.

La contribution d’Arnold van Gennep est extrêmement importante pour l’anthropologie de la mort, notamment par son interprétation des rituels mortuaires comme étant des rites de passage : « The life of an individual in any society is a series of passages from one age to another and from one occupation to another. » (Robben, 2004 : 10).

Dans son livre The Rites of Passage, Gennep déclare que le rite de passage se déroule le plus souvent en trois étapes : la séparation (l’individu est isolé du groupe), la marge ou la liminalité (moment où s’effectue l’efficacité du rituel, à l’écart du groupe) et l’agrégation (retour dans le groupe). Les rites de séparation sont plus communs dans les cérémonies funéraires, tandis que les rites d’agrégation sont souvent présents dans les mariages. Pour ce qui est des rites de marge ou de liminalité, on les trouve dans les cas de grossesse, d’initiation, entre autres (Gennep, 2004). Robben soutient que ces transitions, comme la naissance, la puberté, le mariage et la mort, sont des crises de la vie et deviennent ainsi l’objet de rituels d’élévation élaborés, au cours desquels une personne passe d’un statut à un autre. Ces rituels ont lieu dans ce que Durkheim (1995) a appelé « le temps sacré » et Turner (1972) « le temps liminal. » (Robben, 2004 : 10).

Selon l’anthropologue brésilienne Mariza Peirano, dans son texte sur l’analyse anthropologique des rituels, Victor Turner a cherché à racheter la dimension du vivre, en définissant les rituels comme des loci (lieux) privilégiés pour observer les principes structurels parmi les Ndembu, mais aussi pour mesurer les dimensions des processus de rupture, de crise, de séparation et de réintégration sociale, dans l’étude qu’il avait commencée en partant de l’idée de « drame social ». Ainsi, par « rites », il entend un ensemble de drames sociaux fixes et quotidiens, et ses symboles pourraient être analysés à travers un point de vue microsociologique raffiné. Ainsi, Turner se montrait fasciné par les processus, les conflits, les

drames, bref par le vécu. Par sa célèbre phrase : « On earth the broken arcs, in heaven the perfect round » (Peirano, 2000 : 6), l’anthropologue cherchait à démontrer que, dans aucune société concrète, les systèmes symboliques se réalisent à la perfection. De plus, Peirano souligne que Turner a maintenu la définition de rituel liée aux croyances en des êtres ou des pouvoirs mystiques (Peirano, 2000 : 6).

Selon Turner, un rituel d’affliction a pour fonction de calmer un esprit ancestral qui peut revenir hanter les membres d’une communauté. En addition, il va également augmenter le prestige et le statut de celui qui l’exécute. Selon l’auteur :

« […] les symboles rituels sont, pour ainsi dire, des “unités de stockage” qui renferment une quantité maximum d’information. On peut aussi les considérer comme des procédés mnémotechniques aux multiples facettes dont chacune correspondrait à un groupe spécifique de valeurs, normes, croyances, sentiments, rôles sociaux et relations à l’intérieur du système culturel global de la communauté accomplissant le rituel. » (Turner, 1972 : 12)

L’anthropologue allègue qu’il n’existe pas de rites dépourvus de sens, et qu’il faut comprendre les codes culturels qui expliquent les symboles pour bien saisir le système en général et le lier à la dynamique du système social : « […] les structures et les processus sociaux sont intimement liés aux structures et aux processus rituels. » (Turner, 1972 : 19)

D’ailleurs, si la mort fait partie des « drames sociaux », nous pourrions avancer que les décès résultant d’un suicide – ou ceux qu’on pourrait appeler « morts spéciales » – mettent en lumière et réactualisent le deuil, les souffrances et la position des individus devant cet événement. Encore une fois, notre réflexe est de nous placer en dehors des théories universalistes. Par conséquent, et en guise de piste d’analyse, on dira que le décédé, surtout par suicide, chez les Atikamekw, provoque un dialogue presque généralisé dans la communauté; dialogue qui raconte l’histoire du mort qui est aussi l’histoire des relations sociales maintenues par lui. Cette mort, dans l’univers en question, en plus de mettre le défunt en évidence, établit la parenté et force les autres membres de la communauté à se souvenir des événements qui ont marqué la vie de la personne et qui pourraient être les déclencheurs de son décès. Cette mort, en plus d’établir un lien entre les individus, place le défunt dans l’action. C’est le décédé, à cause de son choix, qui provoque la dynamique.

Les Atikamekw semblent vivre les moments qui suivent le suicide de quelqu’un, d’une façon très intense. Dans ces situations, ils sont exposés à un débordement de sens qui s’accumulent et qui se vident, sans la protection de la routine, livrés à des expériences extrêmes qui ne peuvent pas être vécues dans des temps relativement courts. Ces moments sont mémorisés dans la douleur de la mort et écrits dans la biographie de la personne décédée. Toutefois, dans le cas atikamekw, écrire cette biographie, garder les photos et les souvenirs signifie rétablir et donner une continuité à la relation avec celui qui est parti, relation qui devait être détruite par le service funèbre. Donc, dans ce cas, oublier les morts pour la continuation de la vie sociale n’est pas nécessaire, même si les manifestations trop spectaculaires de deuil sont interdites. De plus, les interactions restent et les sentiments insérés dans ces interactions signifient qu’elles personnalisent les relations des survivants avec le défunt et que le service funèbre, visant à détruire les marques de la mort et à établir l’oubli sécuritaire, agit plutôt comme le propagateur de la continuité d’une présence non corporelle, mais concrète, illustrée par des chandails ou des porte-clés72.

Afin de lancer notre prochaine discussion, nous voulons encore citer les études de Van Gennep sur la mort, la souffrance et le deuil. Pour décrire les rites de réintégration après la