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Chapitre I : Effets sur les droits entre époux

1. Successions entre époux

A) Canada

Au Canada, la relation polygamique a été implicitement reconnue en droit des successions depuis même avant la création du pays, notamment par deux décisions souvent citées, Hyde v. Hyde and Woodmansee (obiter dictum)293 et Yew v. British Columbia (Attorney General).294

L’arrêt Hyde v. Hyde295 est notable, puisque, nous l’avons vu, cet arrêt définissait la notion du mariage au Canada d’une façon incontestée entre 1866 et 2005. Dans cet arrêt, la Court of probate and divorce en Angleterre,

293 Hyde v. Hyde, op. cit. note 170.

294 Yew v. British Columbia (Attorney General), [1924] 1 DOD 1166 (B.C.C.A.) [Yew v. BC].

295 Hyde v. Hyde, op. cit. note 170.

donc une cour spécialisée qui avait juridiction concernant les testaments et les divorces pour l’entièreté du Commonwealth, refusait de reconnaître le mariage du requérant. La raison de ce refus résultait du fait que le mariage avait été célébré en Utah aux États-Unis, cet État mormon qui, rappelons-nous, à cette époque reconnaissait le mariage polygamique. Ce que nous relevons dans cette décision est le fait que dans l’obiter dictum de la décision, qui n’est normalement jamais citée par les juristes, le juge James Wilde (le fameux Lord Penzance) souligne explicitement que son jugement ne tranche pas la question en vertu du droit successoral ou de droit de régime matrimonial. Depuis cette première décision qui définit le mariage en Common Law, il semble donc être clair que la polygamie est interdite, mais qu’elle peut être acceptée à des fins de droit patrimonial si les faits le permettent.

Cette exception jurisprudentielle qui reconnaît la polygamie à des fins successorales a été appliquée encore au moins deux fois au Canada.

Premièrement, dans Yew v. British Columbia (Attorney General)296 en 1924, un homme de nationalité chinoise décédé au Canada légua son patrimoine à ses deux femmes en Chine, qui acceptait en 1924 la polygamie dans certaines régions. La question à trancher était de savoir si les deux épouses pouvaient profiter de l’exonération fiscale en cas de succession. Le juge Martin décida qu’il n’avait pas d’autre choix que de reconnaître que les femmes avaient été « légitimement mariées » à M. Yew et que toute autre décision serait « à l’encontre du bon sens et du droit international ».297

Le deuxième cas plus récent a reconnu une relation quasi-polygamique en matière successorale a été décidé par une Cour de la province de l’Ontario en 1994. Il s’agit de l’arrêt Nowell v. Town Estate,298 où la Cour d’appel de l’Ontario accordait fidéicommis dans sa propriété à la maîtresse du peintre

296 Yew v. BC., op. cit. note 294.

297 Ibid. au par. 42.

298 Nowell v. Town Estate, 1994 ONSC 7285.

Harold Town, Iris Nowell, bien qu’il ait été marié pendant toute l’affaire.299 Le peintre, qui avait eu une relation extraconjugale pendant vingt-quatre ans, vivait avec son épouse et ses enfants pendant la semaine et avec sa maîtresse pendant les fins de semaine. Il avait offert des cadeaux d’un montant de 125 000 $ à sa maîtresse et lui avait promis de la soutenir économiquement. La maîtresse avait contribué au travail artistique du peintre sans obtenir de compensation monétaire. Comme le peintre ne lui avait rien laissé rien dans sa succession, Mme Nowell contesta le testament. Les juges reconnurent qu’une relation d’une durée vingt-quatre ans était plus qu’une simple relation, surtout en considérant que pendant treize ans Mme Nowell et M. Town avaient quasiment vécu comme un couple.

Selon les juges, la maîtresse avait droit à une compensation adéquate puisque M. Town s’était enrichi par cette relation. M. Town avait accepté que sa maîtresse l’aide dans son travail artistique, et il en avait profité sans la payer. Ce qui amena la Cour à prendre cette décision était le fait que Mme Nowell avait consacré toute sa vie à M. Town et le fait que celui-ci lui avait promis de s’occuper d’elle. Selon la Cour, ceci ne créait pas une relation juridique, mais ces circonstances démontraient la nature de la relation entre les deux. Le tribunal accorda à Mme Nowell une compensation de 300 000 $.

B) France

En France, les cours répartissent habituellement les droits successoraux du conjoint survivant entre les épouses. Régulièrement les tribunaux se prononcent sur les effets successoraux des unions polygamiques en France et se laissent guider par le principe suivant : 300

« La réaction à l’encontre d’une disposition étrangère contraire à la conception française de l’ordre public n’est pas la même suivant qu’elle met obstacle à la création en France d’une

299 Susan G. Drummond, « Polygamy’s Inscrutable Criminal Mischief », 47:2 Osgoode Hall Law Journal 2009, 317-369, à la page 345 [Drummond, « Polygamy »].

300 CA Paris, 22 févr. 1978, (1978) Rev. crit. DIP 507 (annotation H. Batiffol).

situation juridique prévue par la loi ou qu’il s’agit seulement de laisser acquérir des droits en France sur le fondement d’une situation créée sans fraude à l’étranger conformément à la loi ayant compétence en vertu du droit international privé. »

Un arrêt souvent cité est celui de la Première chambre civile de la Cour de cassation du 3 janvier 1980.301 Le faits sont relativement simples. Après son mariage en Algérie, et sept enfants légitimes, le mari s'installe en France, où il acquiert des biens immobiliers. Après son retour en Algérie il contracte un second mariage dont sont issus deux enfants. Il décède en 1974 et sa succession est ouverte. La Cour d'appel énonce que la seconde épouse et les enfants issus du second mariage peuvent venir à la succession en concours avec la femme et les enfants du premier mariage. La première épouse se pourvoit en cassation contre cette décision en alléguant que la loi successorale applicable était la loi française, or celle-ci ne reconnaît qu'une épouse légitime pouvant venir à la succession du mari. En plus, elle soumet que, quand la loi de conflit du for désigne une loi étrangère pour résoudre la question du lien matrimonial et la loi française pour régler la succession, la loi étrangère doit être écartée pour contrariété à l'ordre public du for car elle valide un mariage polygamique.

La Cour de cassation se demandait la question suivante : est-ce que les qualités nécessaires à la reconnaissance d'un droit accordé par une loi française doivent elle nécessairement s'apprécier au regard de cette même loi? La Cour répondait par la négative. Selon elle, la loi française régit les immeubles situés en France, mais c'est à bon droit que la Cour d'appel a réglé les questions relatives aux liens conjugaux et de filiation en appliquant la loi personnelle des individus concernés, c'est-à-dire la loi algérienne. La Cour de cassation décidait donc que l'ordre public du for ne s'oppose pas à ce qu'une situation qui lui est contraire produise des effets juridiques en France si elle a valablement été constituée à l'étranger.

301 Cas civ 1re, 3 janv. 1980, (1980) Rev. crit. DIP 331 (annotation H. Batiffol).

Selon le professeur I. Fadlallah, la plus grande difficulté se pose aux cours quand la loi selon laquelle il y a eu le mariage polygamique n’est pas égalitaire.302 Dans ces cas il est préférable de se référer à la loi successorale elle-même et d’induire un principe de répartition égalitaire selon le cas.303 Le professeur Fadlallah continue à expliquer que « [l]a répartition pose problème lorsque sont en cause les droits particuliers conférés au conjoint survivant, notamment sur son cadre de vie, du moins si les épouses ne résidaient pas séparément. »304 Malgré ces technicités juridiques qui sont à considérer et à évaluer au cas par cas, en présence d’un mariage polygamique contracté à l’étranger conformément à la loi personnelle des parties, la seconde conjointe et ses enfants légitimes peuvent en effet demander au même titre avec la première conjointe et ses propres enfants les biens situés en France. Ces droits sont reconnus par la loi successorale française, et les conjointes survivantes ainsi que les enfants légitimes peuvent en jouir.305

En matière successorale, les juges canadiens, ou plutôt les juges provinciaux, semblent moins adaptés aux problèmes que pose l’application du droit dans le cas d’une question de succession d’une famille polygamique. Ce manque de continuité jurisprudentielle est probablement lié au fait que le Canada fait beaucoup moins face à une population immigrante originaire de pays qui permettent la polygamie. Par contre, nous avons vu que les cours sont en principe prêtes à s’adapter et à accepter des relations quasi-polygamiques en droit successoral. Comment autrement expliquer le fait que les juges accordent une partie de la succession aux concubines si les faits de la cause le permettent ? Le même raisonnement pourrait donc s’appliquer si les cours canadiennes doivent trancher une question de droit de succession impliquant une famille polygamique.

302 Fadlallah, op. cit. note 97, au par. 35.

303 Ibid.; Trib admin Paris, 8 nov. 1983, (1984) Rev. Crit. DIP 477 (annotation Lequette), (1984) JDI 881 (annotation Simon-Depitre).

304 Fadlallah, op. cit. note 97, au par. 43.

305 Op. cit. note 273.

La situation est plus claire en France. La production régulière d’une jurisprudence française en matière successorale dans le cas des familles polygamiques démontre que les juges français semblent beaucoup plus à l’aise d’accorder des droits successoraux égalitaires aux conjoints polygamiques et leurs enfants. Nous avons cité la jurisprudence importante qui établissait les principes juridiques des tribunaux, mais une courte recherche démontre que ces règles sont appliquées de façon relativement fréquente devant les cours françaises.306

En résumé, il semble qu’en droit des successions, les relations quasi-polygamiques sont en théorie reconnues par les cours au Canada si les faits le permettent, tandis qu’en France les relations polygamiques sont régulièrement reconnues par les tribunaux dans le domaine des successions.

Quoi qu’il en soit, les cours ont reconnu que dans le domaine des successions, l’application stricte de la prohibition de la polygamie aurait des effets sévères pour les époux et leurs enfants qui ne sont pas considérés dans un testament. C’est donc pour ces raisons d’égalité et de justice sociale que les cours se réservent le droit d’intervenir et d’atténuer la prohibition de la polygamie rigoureuse dans ces cas.