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Chapitre II : La prohibition indirecte

B) Les bonnes mœurs

En France, on observe souvent que celui ou celle qui dit « ordre public », dit en même temps « bonnes mœurs », et vice versa. Ceci est relié au fait que les juristes en France constatent parfois que, en parlant de l’ordre public, « les bonnes mœurs peuvent apparaître comme étant sa composante morale. .... De son côté, l’ordre public civiliste cherche de plus en plus à

‘moraliser’ les contrats de droit commun ».285 On ne peut probablement pas nier que la notion de bonnes mœurs s’est développée à partir de la morale chrétienne, et comme nous l’avons vu, il s’agit d’une morale qui est particulièrement stricte en ce qui concerne le concubinage et les relations avec plusieurs partenaires en même temps, même si le concubinage est maintenant accepté et même codifié par le PACS. En France, la polygamie est donc considérée comme étant non pas seulement contre l’ordre public, mais plus spécifiquement contre les bonnes mœurs, même si ce n’est pas toujours exprimé de cette façon. Nous allons voir que c’est d’ailleurs cette ambiguïté qui rend difficile la définition d’une violation des bonnes mœurs - les bonnes mœurs changent dans le temps et selon les convictions personnelles des personnes impliquées.

Au Canada, les juristes n’utilisent généralement plus la notion des bonnes mœurs, et ceci encore une fois à cause de son caractère flou, comme celui de l’ordre public. Ce que les juristes Beaudoin et Jobin ont reconnu pour le Québec s’applique généralement pour le reste du Canada : 286

284 Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, Les obligations 7e éd., Cowansville, Québec, Éditions Y. Blais, 2013, à la page 159.

285 Niboyet, op. cit. note 267, à la page 233.

286 Baudouin et Jobin, op. cit. note 284, à la page 158.

« C’est avec raison que le Code civil du Québec, à l’article 9, fait disparaître la notion particulière de bonnes mœurs ; de tout façon, elle était assimilée par une bonne partie de la jurisprudence et la doctrine à l’ordre public et, dans le contexte social contemporain, elle n’évoquait plus une réalité sociologique véritablement distincte. »

Pour être juste, les juristes français ne s’avancent généralement pas de façon à ne pas être contraints de définir ce qui constitue une violation de l’ordre public ou des bonnes mœurs en cas de polygamie. Nous avons observé que le simple fait d’être dans une relation polygamique suffit à déclencher des conséquences légales, sans que le procureur doive prouver qu’il s’agit d’une violation des bonnes mœurs. En d’autres mots, en France il est simplement accepté que la polygamie viole l’ordre public et une discussion profonde sur les raisons exactes devant les cours n’existe pas encore comme dans les pays de la Common Law - il s’agit plutôt d’un fait qui continue d’être accepté et qui résulte peut-être du passé chrétien du pays.

Rappelons-nous que l’ordre public familial reste un concept juridique flou et difficile à définir sans le mettre en contexte d’une jurisprudence ou d’une législation actuelle. Le professeur Philippe Malaurie l’a peut-être exprimé de la meilleure façon en disant que « [n]ul n’a jamais pu en définir le sens, chacun en vante l’obscurité ».287 Avec cette notion de l’ordre public changeant en esprit, nous espérons fournir le contexte nécessaire à travers de la présente thèse, afin d’illustrer le degré de sa transformation en droit matrimonial.

287 Philippe Malaurie, Les contrats contraires à l’ordre public. Étude de droit civil comparé : France, Angleterre, U.R.S.S., thèse Paris 1951, éd. Matot-Braine, à la page 3.

Conclusion

La prohibition directe de la polygamie en France et au Canada, donc à travers la législation pénale, la législation civile et, jusqu’à un certain degré, en vertu du droit international, est claire mais très rarement appliquée d’une façon immédiate. Des poursuites pour le délit de polygamie sont très rares dans ces deux pays, simplement parce qu’il n’est quasiment pas possible de conclure légalement un mariage polygamique au Canada et en France. Ceci étant dit, les défendeurs de l’affaire Blackmore au Canada ont ouvertement contesté la prohibition de la polygamie devant les cours, ce qui a forcé l’État à justifier l’article du Code criminel du Canada qui interdit la polygamie.

Ce procès constitue en effet une première en plus de soixante ans depuis que l’article 293 du Code criminel a été appliqué devant une cour juridique du pays. Cette réalité a révélé le fait que les fondements de cette stipulation juridique, donc le « pourquoi », a très rarement été justifié ou même analysé profondément par le législateur ou par les cours avant ce procès. La situation est similaire en France, où les juristes font face aux allégations de polygamie presque exclusivement en matière d’obtention de nationalité ou de remise de permis de séjour sans devoir justifier l’existence de la prohibition.

Malgré ce manque d’examen plus approfondi par les juges et les législateurs dans le passé, on peut néanmoins déduire deux tendances différentes dans chacun des deux pays. Au Canada, la jurisprudence de l’arrêt Blackmore explique et clarifie que le but primaire du législateur en prohibant la polygamie est de prévenir les préjudices des personnes impliquées dans les relations polygamiques. Ceci s’applique en pratique évidemment surtout aux femmes polygamiques, mais aussi aux enfants de ces familles polygamiques. En France par contre, la prohibition de la polygamie est plutôt une question d’ordre public et de bonnes mœurs qui est, selon les législateurs et l’application fréquente des cours en matière

d’immigration, fondamentalement à l’encontre de l’identité et des valeurs françaises.

Avec cette analyse des fondements juridiques, nous espérons avoir donné un aperçu sur le principe de la prohibition de la polygamie en France et au Canada non seulement des points de vue historique et sociologique mais aussi et surtout juridique. Ce survol aurait peut-être suffi si le but de notre thèse était d’expliquer brièvement les motifs pour lesquels dans ces deux pays, et parmi la plupart des pays occidentaux, le mariage monogamique s’est établi comme la seule et unique forme de mariage permise. Mais nous avons souhaité en même temps préparer le terrain pour les deux prochaines parties de notre thèse, puisque notre recherche sur les fondements de la prohibition de la polygamie soulève plusieurs questions qui, de notre avis, mettent un doute sur l’efficacité de la prohibition.

En particulier, nous nous demandons si la prohibition de la polygamie atteint les buts étatiques visés par le Canada et la France, notamment la minimisation des préjudices au Canada et la protection de valeurs nationales en France. Au contraire, notre recherche et notre analyse dans le cadre de la première partie de notre thèse ont exposé plusieurs effets contradictoires causés par la prohibition de la polygamie. Ces effets ont eu des conséquences tellement paradoxales, que les législateurs français et canadiens ont décidé d’accepter la polygamie pour certaines applications du droit patrimonial, afin de protéger les droits des personnes. Mais ce ne sont pas seulement les droits personnels et patrimoniaux qui sont paradoxalement affectés par la prohibition de la polygamie. Selon nous, plusieurs droits fondamentaux des membres des familles polygamiques, mais aussi d’autres membres de la société sont touchés négativement par la prohibition de la polygamie, même si cela est fait par inadvertance. Le but de la deuxième partie de notre thèse est donc d’exposer et d’expliquer ces effets.

DEUXIÈME PARTIE : LES EFFETS DE LA PROHIBITION

« If complexity doesn’t beat you, then paradox will. » 288

« La polygamie, où et de quelque manière qu’elle se trouve, est une malédiction absolue. » 289

Généralement, la prohibition de la polygamie et, inversement, la décision de l’État d’accorder des bénéfices et des protections seulement aux relations conjugales monogamiques, créent deux catégories d’effets. La première catégorie est celle des effets sur les droits connectés à la subsistance, au patrimoine et, par extension, à la responsabilité parentale, donc ceux reliés à l’interdépendance des partenaires de la relation polygamique. Pour les fins de notre thèse, cette catégorie englobe en même temps les dispositions habituellement réglées par les codes de statut personnel, comme le mariage et les successions, mais aussi ceux du droit de la nationalité et du droit des étrangers. Nous décrivons l’ensemble de cette catégorie comme « les effets sur les droits personnels » (Titre 1). Ces effets personnels mènent donc parfois à des conséquences tellement paradoxales, que les législateurs canadiens et français ont été forcés d’adopter des atténuations à la prohibition générale de la polygamie. Autrement dit, à certaines fins de justice sociale et d’égalite des sexes, les législateurs ont effectivement reconnu la relation polygamique.

Le professeur P. Murat note qu’il s’agit ici en effet d’un ordre public atténué qui admet « que les mariages polygames, s’ils ne peuvent être célébrés en France, puissent du moins, s’ils ont été célébrés à l’étranger en conformité avec la loi nationale des époux, produire sur notre territoire

288 « Si la complexité ne vous conquiert pas, ce serait la paradoxité. », Tom Robbins, Even Cowgirls Get the Blues, Boston, Houghton Mifflin, 1976.

289 Ross C. Houghton, Women of the Orient: An Account of the Religious, Intellectual, and Social Condition of Women in Japan, China, India, Egypt, Syria, and Turkey, Cincinnati, Hitchcock and Walden, 1877, aux pages 190-191 (notre traduction).

certains effets ».290 Il existe peu de jurisprudence dans ce domaine du droit, et les cas se limitent aux personnes polygamiques qui ont immigré en France avant que les lois aux conditions d’entrée et de séjour en France aient été atténuées. Il arrive parfois qu’il y ait des « dysfonctionnements » en obtenant la nationalité française ou un permis de séjour,291 mais si le demandeur dissimulait sa situation polygamique, son décret de naturalisation pourrait faire l’objet d’une procédure de retrait comme ayant été obtenu par fraude.292

En ce qui concerne le deuxième genre d’effets de la prohibition, il s’agit des effets qui formeront davantage la base de notre critique du droit du mariage en général (Titre 2). Selon nous, ces effets sur les droits fondamentaux ne résultent pas directement de la prohibition de la polygamie.

Ces violations des droits fondamentaux sont beaucoup plus subtiles et parfois difficiles à détecter, puisqu’elles résultent du fait que le seul mariage permis en France et au Canada est en effet le mariage monogamique (ou les formes de relations conjugales monogamiques alternatives, comme le PACS ou l’union de fait). Nous avons classifié ces effets sous la rubrique des « effets aux droits fondamentaux ». Par l’examen de ces effets indirects nous espérons aussi démontrer dans la dernière partie de notre thèse pourquoi l’abolition de la prohibition de la polygamie ne serait pas nécessairement une alternative souhaitable.

290 Pierre Murat, Droit de la famille 2014-15, Paris, Dalloz, 2013, à la page 85.

291 Ibid. à la page 86.

292 CE, 2 SS, 21 février 1996, n° 146388, inédit au recueil Lebon.