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Chapitre 2 : Le paradoxe de la culture

II- 1.1 Succès des Antigones modernes

« Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout.30 »

Jean Anouilh nous annonce sans détour la mort prochaine d’Antigone. Le fond de la narration étant le pourquoi de cette mort. C’est un thème qui aujourd’hui plaît beaucoup. La mort n’arrivant plus au moment où l’on s’y attend le moins, déclenchant la tristesse du lecteur ou du public face à la mort d’un héros auquel nous nous étions attachés. Nous apprécions les œuvres qui cassent ce code, donnant à la mort une autre place : il va falloir se servir de la vie pour l’expliquer.

13 Reasons Why31 fait partie des séries les plus vues en streaming en 2018. C’est une adaptation du bestseller de Jay Asher32, qui retrace l’histoire d’Hannah, une adolescente qui se suicide, laissant derrière elle treize cassettes d’enregistrements à ses camarades de lycée, pour qu’ils comprennent les treize raisons de son acte. Chaque épisode est une des cassettes, sillonnant entre passé et présent, nous apprenons ce qu’a traversé Hannah, mais aussi les réactions de ses amis face à ce drame. C’est une série qui ose s’attaquer à des tabous : le suicide des adolescents, mais aussi le viol, le sexisme, le harcèlement, le cyberharcèlement, l’homophobie etc. La mort est donc le fil conducteur de l’intrigue, elle en est le centre.

« Netflix ne communique pas le nombre de visionnages de ses séries, mais 13 Reasons Why accumule, sur les réseaux sociaux et sur Internet, les records. Sur Google, le pic de recherches (chiffres encore partiels) concernant la série s’est payé le luxe de dépasser les volumes recueillis par des classiques jeunesse comme les films de la saga Hunger Games.33 »

30 Jean Anouilh, Antigone, Editions de la table ronde, 1946, première représentation 1944

31 Brian Yorkey, 13 reasons why, USA, prod. July Moon Productions, Kicked to the Curb Productions,

Anonymous Content, Paramount Television, 2017

32 Jay Asher, 13 reason why, Penguin Group, 2009

36 Il semble que le succès de la série est dû aux sujets qu’elle traite, certains critiques évoquent une ouverture des vannes du mal-être des adolescents. C’est une des séries les plus commentées, les plus citées sur les réseaux sociaux. Elle est au centre de nombreux débats en ligne, mais aussi de groupes de discussions échangeant sur leurs vécus. D’un autre côté, il semble que beaucoup y aient vu une glorification du suicide. Le Daily Beast, reproche notamment à l’intrigue de montrer que c’est la faute des amis et de la famille lorsque quelqu’un se suicide ; ils n’ont pas fait ce qu’il faut. Il leur reproche également de simplifier le pourquoi d’un suicide, pensant qu’il y a souvent quelque chose de plus profond que treize raisons.

Cette série où la mort et le suicide sont le thème principal, donnant dès la première phrase la fin de la série est une série qui a touché les adolescents, ils se sont sentis proches des personnages, ils ont vu des tabous de la société se délier. L’intrigue ne se focalisant plus sur les conséquences mais sur les causes, elle permet de briser des silences. Ce succès est l’illustration d’un besoin de communiquer sur ces sujets, mais il montre aussi qu’il y a de nombreuses manières de traiter la mort au sein d’une œuvre. Ce parti pris de commencer par la conséquence est un topos assez récurant. C’était le cas également du roman The Virgin Suicides écrit et publié en 1993 par l’auteur américain Jeffrey Eugenides. Ce roman, qui sera adapté en 1999 par Sofia Coppola, nous peint les morts successives de Cécilia, Thérèse, Bonnie, Lux et Mary, cinq sœurs qui se suicident en l'espace d'une année. Ces suicides en cascade sont analysés par un groupe de garçons qui vivaient dans leur quartier. Ne donnant pas de véritable réponse aux pourquoi de ces suicides, Jeffrey Eugenides nous laisse pourtant entrer dans une intimité, un mal-être profond chez ces adolescentes aux caractères opposés mais au dessein commun. Le lecteur s’est fait à l’idée, il observe ces personnages avec nostalgie, forcé de compassion. La mort au début de ces œuvres, est un accélérateur de sentiments, les personnages n’ont pas besoin de gagner l’admiration du lecteur, par leurs gestes désespérés l’empathie est déjà gagnée d’avance. La mort est donc un outil pour avoir l’attention du lecteur dès le début de l’intrigue.

« Dès le début, on le sait : pas de suspense, Sofia Coppola ne cherche pas à provoquer la surprise du spectateur. Virgin Suicides, comme 13 Reasons Why, est une élégie et un pèlerinage dans la vie trouble de ces jeunes filles parties trop tôt. On regarde le film comme on observe une vieille carte postale couleur sépia, comme si on leur avait déjà dit adieu depuis longtemps : elles sont présentes mais elles ne le sont déjà plus vraiment, car nous savons que nous avons affaire à cinq absentes.34 »

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