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LES NOUVELLES LITTÉRAIRES

B – LE STYLE, QUELQUES FORMES DE LANGAGE

On a pu observer comment l’obligation de concision impose au rédacteur un style particulier, au fil de la plume. Il serait en revanche bien hasardeux de tenter d’identifier les journalistes à la simple lecture de leurs notices, tant la forme des Nouvelles commande un certain type d’écriture dans lequel l’expression d’une personnalité peine à se manifester.

Très rares sont les moments où le journaliste se place sur le devant de la scène, laisse là production et auteurs et s’adresse directement à nous en disant « je ». Il faut alors qu’il soit emporté par l’enthousiasme comme lorsqu’une nouvelle édition genevoise d’Usserius154 « qui l’emporte tant pour l’exactitude que pour la beauté » lui fait s’écrier :

Je suis témoin que l’on ne passe pas un seul des passages qu’Usserius a cités, sans verifier si la citation est fidele155

Les formules stéréotypées sont au contraire beaucoup plus nombreuses. On ne décèle ici aucun engagement de la part du journaliste, constamment en retrait et qui laisse au titre, à l’éditeur, à l’auteur ou à qui voudra bien s’en charger le soin de donner son avis sur un ouvrage. On doit d’ailleurs remarquer qu’il ne cherche nullement à s’approprier ce commentaire venu d’une autre source mais se borne à en faire part au lecteur, sans le garantir en rien. Il ne semble pas que cette sorte de désintérêt soit à mettre au compte d’un manque de temps ou d’espace dévolu à la rubrique, puisqu’on le retrouve fréquemment dans les années 1720 où les rédacteurs ne sont pas encore submergés par la production. On rencontre ainsi tout au long du siècle cette introduction d’un troisième personnage qui vient s’interposer entre le journaliste et le lecteur :

selon lui […] il prétend156 on prétend y prouver157

Ailleurs, l’avis élogieux d’un éditeur est rapporté tel quel et le journaliste se retranche derrière un laconique « ce sont ses paroles158 ». Et l’on pourrait citer encore d’innombrables exemples de ces expressions toutes faites :

154 Usserius [James Ussher] (1581-1656), théologien irlandais, archevêque d’Armagh et primat d’Irlande. Cité comme auteur (1722, 26), contributeur (1714) et référence (1711, 14, 22, 35).

155 N.L., juin 1722, pp. 382-383, de Genève : Usserius, Annales Ecclesiastiques, Genève : De Tournes.

156 N.L., mai 1726, p. 321, de La Haye : Vie d’Olivier Cromwell, La Haye : Jacob de Jongh, à Paris chez Briasson, 1725, in-8°. [Hist.]

157 N.L., juill. 1726, p. 445, de Londres : A Essay upon litterature, Londres : J. Clark & Cie. [Patr.]

158 N.L., août 1740, p. 527, de Paris : Petrus Firmianus [père Zacharie], Ingeniosa in mores suae gentis Quaestio

il a cru reconnaître, il soutient, il prétend159

Mais l’on peut trouver encore plus neutre, lorsque le titre seul parle pour le journaliste :

voici le titre qui est assez étendu pour faire connoître ce qu’il contient, & le plan de l’édition entière160

On assiste alors à une sorte d’abdication du travail du rédacteur, qui ne fera que s’accroître dans la seconde moitié du siècle, devant le torrent des publications. Les Nouvelles ne peuvent se dispenser d’informer le public de la parution de certains ouvrages, puisque tout le monde en parle, mais ne s’y attardent pas, le temps presse et la place est comptée, il n’est donc pas nécessaire de réitérer des commentaires inutiles :

nous avons dit tant de fois l’intérêt de l’ouvrage que nous ne le répèterons plus161

Les Nouvelles Littéraires, si promptes à critiquer, ne sont cependant pas exemptes de certaines platitudes, facilités de langage ou encore de maladresses dans l’expression qu’il faut certainement mettre au compte d’un effet de répétition ou d’un manque de temps. Difficile, en effet, de trouver la formule qui fait mouche ou l’introduction originale lorsque les volumes s’entassent et, de surcroît, n’abordent pas des thèmes propres à susciter un intérêt particulier. Les publications religieuses sont ainsi fréquemment expédiées :

on trouve un livre dont voici le titre162

tandis que l’ouvrage d’un curé mexicain est qualifié de « très bon163 » et cet autre de « très bon et très exact164 ».

D’autres exemples concernent l’histoire ou les lettres, comme cette étude d’inscriptions antiques dont « on vante beaucoup la bonté de l’ouvrage et le savoir de l’auteur165 », ce qui est bien le moins. Un manuel d’apprentissage d’anglais reçoit, quant à lui, ce commentaire elliptique166 :

159 N.L., sept. 1744, p. 570, de Helmstadt : Schlaeger, Jules-Charles, Commentatio de Numo Hadriani Plumbeo

& Gemma Isiaca, Helmstadt : Drimborn, 1742, in-4°. [Hist.]

160 N.L., août 1751, pp. 562-563, de Turin : Bona, cardinal Giovanni, Rerum Liturgicarum libri duo, éd. Roberto Sala, Turin : Imprimerie royale, 1749, in-f°. [Patr.]

161 N.L., août 1780, p. 571, de Paris : Siri, Vittorio, Mémoires secrets, trad. Requier, Amsterdam, à Paris chez Nyon l’aîné, 1780. [Hist.]

162 N.L., oct. 1726, p. 648, de Paris : Principales véritez de la Religion, Paris : D’Houry, in-12. [Patr.]

163 N.L., nov. 1751, p. 761, de Madrid : Losa, père François, Vida del Servio de Dios Gregorio Lopez, Madrid, 1750, in-8°. [Hist.]

164 N.L., nov. 1751, p. 762, de Madrid : Flores, père Henrique, Clave Historial, Madrid : Simon Moreno, 1749, in-4°. [Hist.]

165 N.L., juin 1752, p. 444, de Iena : Govius, Antoine François, Marmor Hispaniae natiquum, vexationis

Christianorum Neronianae insigne documentum illustratum, Iena, 1750, in-4°. [Antiq.]

cet ouvrage nous a paru bien fait

et la répétition d’un même qualificatif, qui ne saurait être ici une figure de style, ne semble pas gêner le journaliste :

joli ouvrage et jolie édition167

Enfin, on ne comptera pas les ouvrages sobrement qualifiés de « jolie édition168, 169 ».

D’autres commentaires, manifestement écrits au fil de la plume, dénotent une certaine familiarité de langage, de salle de rédaction, pourrait-on dire :

on ne sera peut-être pas fâché de savoir170

nous assure le journaliste à propos de la suite d’une collection attendue. Plus tard, l’imprimeur vénitien d’un recueil d’antiquités « se dispose tout de bon171 » à le faire paraître et un roman est introduit de cette façon un peu désinvolte :

voici encore un autre ouvrage du même genre172

Enfin, une certaine lassitude peut suffire à expliquer ces propos quelque peu relâchés :

il y a un siècle que l’on s’en occupe, il s’est fait au moins la valeur de dix volumes in-folio sur le sujet173

On n’a en revanche rencontré que très peu d’exemples de préciosité dans ces commentaires, ce n’est pas là le domaine de prédilection des rédacteurs du Journal des

Savants, mais on peut citer cette gracieuse métaphore, probablement inspirée par la teneur

même de l’ouvrage recensé :

il sait allier les fleurs de l’éloquence aux épines de la jurisprudence174

Cependant, deux registres stylistiques nous semblent particulièrement intéressants, dans la mesure où ils permettent aux rédacteurs de manifester une forme d’engagement personnel qui participe de l’identité des Nouvelles Littéraires : l’humour et la colère. La fréquence avec laquelle ils recourent au premier d’entre eux témoigne ainsi d’une volonté,

167 N.L., nov. 1781, p. 760, de Paris : Les Styles, Paris : Barrois le jeune, veuve Duchesne, Esprit & Mérigot le jeune, 1781, in-12. [Poet.]

168 N.L., févr. 1782, p. 119, de Paris : Pastoret, Tributs offerts à l'Académie de Marseille, Paris : Jombert jeune, 1782, in-16, 32 p. [Poet.]

169 N.L., févr. 1785, p. 117, de Paris : Florian, Six Nouvelles, Paris : Didot l’aîné, 1784, in-12. [Poet.]

170 N.L., sept. 1728, p. 572, de Milan : Scriptores rerum Italicarum, éd. Argelati, Paris : Giffart.

171 N.L., juill. 1731, p. 437, de Venise : Antiquitez Greques & Romaines, éd. Graevius, Gronovius & Salengre, Venise : Giavarina, en prépa. [Hist.]

172 N.L., août 1752, p. 574, de Paris : Les Ressources de l'Amour, Amsterdam : L’Honoré & Chastelain, 1752, in-12. [Poet.]

173 N.L., janv. 1769, pp. 44-45, de Bologne : Lecchi, père Antonio, Chirografo di nostro Signore Papa Clemente

XIII, Bologne : Gio. Battista Sassi, 1767, in-f°. [Arts]

174 N.L., nov. 1748, p. 698, de Wittemberg : Chladni, Ernest Martin, Ambitum elegantioris Jurisprudentiae, Wittemberg : Schlomach, 1747, in-4°. [Orat.]

parfois déloyale, de prendre parti tout en conservant les formes d’un échange courtois et c’est ce procédé que nous allons maintenant examiner.

avec permission et avec succès175

De tous les procédés stylistiques dont use le journaliste afin d’être compris, fût-ce à demi-mot, l’humour est l’un des plus efficaces et des plus usités, bien plus qu’on ne s’y attendrait, peut-être, de la part du Journal des Savants. Nous y voyons là un élément important de la spécificité des Nouvelles Littéraires puisque c’est dans la rubrique, davantage que dans le corps même du journal, que cette arme absolue est maniée et déclinée sous des formes différentes, de la plaisanterie bon enfant à l’ironie meurtrière dont on ne se remet pas.

Il semble que l’humour soit davantage utilisé par les journalistes dans la première moitié du siècle ; après les années 1750, on rencontre beaucoup moins de ces badinages, soit que l’élan vers la raison et le progrès ne s’en accommode plus, soit, plus simplement, que le manque de place n’autorise plus de telles digressions. En effet, l’humour emploie le plus souvent des procédés suggestifs alors que les conditions de rédaction de la rubrique imposent d’aller droit au but en démontrant, affirmant ou blâmant.

Il faut tout d’abord remarquer, à l’honneur du journaliste, que l’on n’a pas rencontré de formules tendant à ridiculiser l’ouvrage d’un auteur qui ne serait pas du sérail. On pense ici à ces artisans, lingère ou menuisier, hommes de l’art ou comédiens, dont les productions sont examinées avec bienveillance, en tenant compte de leur statut. Il serait pourtant facile au critique de les clouer au pilori d’un spirituel trait de plume et pourtant on ne fait jamais rire aux dépens de ces auteurs occasionnels qui ne se distinguent que par leurs compétences techniques. Il n’y a pas, dans ce cas, la subtile condescendance mêlée d’ironie que l’on a pu relever par ailleurs :

il est très capable d’y bien réussir176

et dont on saisit tout le sel en apprenant que l’entreprise consiste en rien moins qu’un projet de catalogue de la Bodleian Library.

Il s’agit parfois d’une simple bonhomie langagière :

entreprise certes intéressante, mais le public ne sera peut-être pas sitôt en état de juger du succès177

Tout aussi bénins apparaissent ces commentaires légèrement ironiques que le lecteur reste libre d’interpréter :

175 N.L., mai 1726, p. 324, de Paris : Saurin, Sermons, Genève, à Paris chez Briasson. [Patr.]

176 N.L., mars 1722, p. 208, d’Oxford : Bowles, en prépa.

nous avons déjà de si bons ouvrages sur cette matière et en si grand nombre qu’on ne saurait trop admirer le courage de l’auteur178

Parfois, le journaliste porte simplement un regard amusé et comme distancié sur le monde des lettres. L’époque et ses engouements n’échappent pas à son œil malicieux, ainsi écrit-il à propos d’un recueil de poésie :

le projet paraît d’abord propre à rebuter le lecteur, accablé depuis longtemps de pareils recueils179

Les croyances populaires et les remèdes de bonnes femmes font également les frais des esprits éclairés :

sur les sorciers qui sont redevenus fort à la mode en Allemagne180

Enfin, il semble qu’on entende le rire étouffé qui a peut-être accompagné l’écriture de ces lignes, à propos de l’audacieuse invention d’un moine moscovite, destinée à nettoyer l’intérieur de l’estomac à l’aide d’une brosse de crin :

ces épreuves sont rares, faute de sujets qui s’y veuillent prêter181

Le journaliste recourt parfois à certaines figures de style à l’effet comique très sûr, comme le zeugme et l’on nous informe ainsi que tel imprimeur débite un ouvrage « avec permission et avec succès182 », sans que l’on sache s’il faut voir là une lassitude de la plume ou une sorte de private joke.

C’est dans les critiques défavorables que l’humour assassin apparaît le plus fréquemment, on ridiculise en même temps que l’on désavoue, en infligeant une sorte de « double peine ». On trouve ainsi bon nombre de très spirituelles mises à mort :

il a suivi l’auteur avec tant de scrupule qu’il a traduit jusqu’aux fautes183

ou, encore plus brutalement :

les omissions rassemblées pourraient certainement remplir au moins quinze autres volumes in-folio184

Il n’y a qu’un pas de l’humour acerbe à la colère, et celle que nous percevons dans cette dernière remarque a probablement à voir avec la dimension de l’édition qu’elle stigmatise et, surtout, avec son prix considérable qui rend encore plus choquantes les insuffisances de

178 N.L., mars 1724, pp. 209-210, de Paris : Loiseleur, Apologie pour la Religion & pour l'Eglise, in-4°.

179 N.L., mars 1726, p. 287, de Londres : Recuëil de Poësies Françoises, éd. de Sérière, Londres : Pellet, en prépa. [Orat.]

180 N.L., févr. 1714, p. 112, de Wirtemberg : Harpprecht, Consilia Juridica, in-f°.

181 N.L., août 1711, p. 544, de Berlin.

182 N.L., mai 1726, p. 324, de Paris : Saurin, Sermons, Genève, à Paris chez Briasson. [Patr.]

183 N.L., mars 1711, pp. 141-143, de La Haye : Aymon, éd. Jean Quick.

184 N.L., nov. 1726, pp. 709-710, de Paris : Trésor des Antiquités & des Histoires, Leyde : Pierre Van der Aa, à Paris chez Noël Pissot, in-f°., 45 vol., 440 florins. [Hist.]

l’ouvrage. Le sourire se fige lorsque l’intérêt du public le commande mais il y a d’autres sujets sur lesquels le journaliste ne plaisante pas et n’hésite pas à durcir considérablement le ton.

Cela ne va pas sans courage, surtout lorsque de telles prises de parti ont lieu dans des temps troublés, ainsi en août 1791, lorsque le journaliste défend l’Académie de peinture et se place entre les académiciens attaqués et leurs contempteurs :

avec quelle indécence Chamfort a calomnié les académiciens185

L’ironie fait également place à l’indignation lorsqu’il s’agit, par exemple, de voler au secours d’un auteur calomnié. Le journal joue alors son rôle de redresseur de torts, tout en se réaffirmant comme celui qui édicte les règles. Son statut même le place au-dessus de la mêlée et lui confère une position d’arbitre moral de la République des lettres. Dans ce cas, le vocabulaire employé est fort, énergique et affirme clairement sa prise de parti. La colère manifestée ici apparaît comme une montée en puissance rhétorique par rapport à l’humour que nous avons évoqué plus haut : d’abord on ridiculise, puis on attaque. Lorsque le rire ne suffit plus à stigmatiser, isoler ou déprécier, il faut alors employer la violence verbale qui sert à « mettre les points sur les i », préciser l’intention en désignant au lecteur ce qui est perçu comme insupportable, ce qui attaque les valeurs essentielles défendues par le Journal.

Mettre en évidence ces moments nous amène, naturellement, à identifier maintenant en quoi consistent ces valeurs dont la mise en péril provoque des éclats auxquels le ton généralement mesuré des rédacteurs ne nous a guère habitués.

2 – LE JUGEMENT ET L’ARGUMENTATION, QUELQUES