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LES NOUVELLES LITTÉRAIRES

3 – LES DÉLAIS 84

Une étude des délais de recension selon le pays d’origine de la notice appelle tout d’abord quelques remarques. Si le début du siècle voit paraître une majorité d’annonces de publication en préparation, la sur-représentation britannique à cette époque suffit à l’expliquer puisque, nous le savons, l’Angleterre est à l’origine des éditions par souscription85. La France, quant à elle, peut généralement lire l’année même de leur parution l’analyse de ses productions, ce qui constitue un délai tout à fait correct. Enfin, près de deux années s’écoulent entre la parution d’un ouvrage venu d’Allemagne et sa recension. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce relativement médiocre classement, telles que la difficulté de correspondances sûres avec des régions souvent impliquées dans des conflits armés ou l’éparpillement des centres de production. Nous inclinons cependant à penser que les Nouvelles Littéraires manifestent un intérêt moindre pour les disciplines traditionnelles sur lesquelles règnent les auteurs germaniques et que la théologie ou le droit sont moins soumis, par nature, à la nécessité de rendre rapidement compte de leurs avancées.

Globalement, on peut déterminer trois phases principales dans cette course entre la production et les notices qui en rendent compte. Jusqu’à la réorganisation du Journal, en 1724, une majorité d’annonces de publications en préparation et de comptes rendus de projets témoigne d’un équilibre que maîtrisent aisément les journalistes, même si l’on tient compte du peu d’espace qui leur est alloué.

Puis, de 1725 à 1755 environ, le rythme s’accélère mais reste tenable, malgré des retards de plus en plus fréquents. Il est encore possible d’examiner les ouvrages parus mais plus guère d’anticiper sur ceux qui se préparent, mises à part quelques entreprises éditoriales exceptionnelles. La perspective est donc différente et laisse ainsi davantage la place à une critique argumentée qui ne peut être que le fait de spécialistes, si le Journal veut maintenir ses

84 Cf. Annexes, tableau « Délais », p. 595.

85 Chartier, Roger & Martin, Henri-Jean, dir. Histoire de l’édition française, I, Le Livre triomphant (1660-1830), Paris : Fayard/Cercle de la librairie, 1990, pp. 30-31.

standards savants. On peut donc se poser la question d’un premier infléchissement par rapport à la nature même du projet initial. Dès 1726, en effet, les retards ne tardent pas à s’accumuler et afin de les justifier, les rédacteurs s’abritent parfois derrière une amnésie diplomatique qui ne trompe probablement pas le lecteur :

comme il se peut faire que nous n’en ayons point parlé86

ou, bien plus tard :

nous pensions avoir rendu compte, nous nous apercevons de notre oubli & nous empressons de le réparer, mais une analyse viendrait trop tard aujourd’hui87

sorte de coquetterie qui les empêche de convenir de leurs difficultés, car ils se souviennent généralement très bien de ce qui a été ou non annoncé, soit en se référant systématiquement aux Tables, soit par la grâce d’une mémoire fidèle ou de secrétaires attentifs. Pour preuve, cette même année 1726, le rédacteur revient sur une notice parue antérieurement88, tandis que vingt ans plus tard, on évoque un ouvrage « dont on a eu l’occasion de parler plusieurs fois dans ce journal89 » et qu’une notice de 1748 précise qu’une belle édition bilingue grec-latin a été « annoncée avec la distinction qui lui convenait dans les journaux des mois de janvier & février 174390 ».

Quoi qu’il en soit, on remarque une attention particulière à cette question des délais, particulièrement dans les années 1740 alors, précisément, que s’accélère le rythme des publications. Ainsi, à propos d’un annuaire des livres disponibles chez le libraire parisien Debure91, on nous apprend que ce dernier a « fait venir d’Allemagne un nombre considérable de livres, dont on n’a point entendu parler en France mais qui ne sont plus d’une date d’impression assez récente pour être insérés dans nos Nouvelles Littéraires, suivant notre usage92 ».

Deux ans plus tard, seul l’intérêt particulier d’une histoire de la cathédrale de Vaison-la-Romaine, parue onze ans plus tôt, lui vaudra de figurer dans la rubrique « quoique cet ouvrage soit d’une date trop ancienne pour être inséré dans nos nouvelles93 ».

86 N.L., déc. 1726, pp. 760-761, d’Allemagne : Collectio Monumentorum veterum & recentium ineditorum, éd. Simon Frédéric Hahn, contrib. George Tyskiewicz & Michael O. Wexion, Brunswick : Friedrich Wilhelm Meyer, 1726. [Misc.]

87 N.L., juill. 1771, p. 507, de Paris : Bernard, R.P., Discours sur l'obligation de prier pour les Rois, Paris : Ph. D. Pierres, 1769, in-12, 48 p. [Patr.]

88 N.L., déc. 1726, p. 762, d’Angleterre : Parker. [Hist.]

89 N.L., juill. 1747, p. 443, de Rome : Bottari, Jean, Sculture è Pitture sagre estratte da i Cimeteri di Roma, Rome, 1746, in-f°, t. II. [Philo.]

90 N.L., juin 1748, pp. 380-381, de Paris : Justin, saint, Œuvres de Saint Justin, Philosophe & Martyr, avec ce qui reste de celles de Tatien contre les Grecs, d'Athenagore, Philosophe Athénien, de S. Theophile d'Antioche, du Philosophe Hermias, Paris : de Bure l’Aîné, in-f°. [Patr.]

91 François Debure [Debure le jeune] (1707-1752), libraire parisien actif de 1730 à 1752. Cité comme libraire (1740).

92 N.L., juin 1740, pp. 381-382, de Paris : Paris : Fr. de Bure le jeune.

93 N.L., janv. 1742, pp. 62-63, d’Avignon : Boyer, père Louis-Anselme, Histoire de l'Eglise Cathédrale de

Citons encore cette histoire de Montpellier qui fait l’objet de la même remarque :

quoique ce premier volume ne soit pas d’une date d’impression assez récente pour être inséré dans les nouvelles de ce journal94

Vient alors l’époque où le journaliste ne songe même plus à revenir sur des productions aussi anciennes et promet, sans grande conviction, qu’il rendra compte « dès que la multitude des livres dont nous étions chargés nous laissera un peu de liberté95 ».

Dans la seconde moitié du siècle, le problème ne fait que s’accentuer et il ne sera alors tout simplement plus possible aux rédacteurs de prendre connaissance de toute la production, encore moins de l’examiner attentivement dans son ensemble. Le tri devient drastique et il s’opère un déplacement des critères de validation. On ne recense plus un ouvrage uniquement en fonction de sa qualité mais beaucoup selon ce que l’on en sait par ailleurs, c’est alors que fleurissent certaines formules récurrentes : « on nous écrit que… » ou « il paraît que… ». Ce phénomène fait naturellement perdre une grande part de son intérêt à la rubrique qui tend alors à se rapprocher d’un simple catalogue de libraire. L’implication du journaliste et le travail rédactionnel s’estompent au profit du « faire savoir » anonyme et, de plus en plus, de nature publicitaire. Ainsi, jamais on n’aurait lu vers 1730 la remarque suivante :

un coup d’œil rapide jeté sur cette production96

laquelle se répète dans le dernier quart du siècle et ni le journaliste, ni ses confrères, ni son lecteur n’auraient accepté une telle désinvolture, ressentie à coup sûr comme une abdication.

Enfin, dans leurs dernières années d’existence, les Nouvelles ne promettent même plus de rendre compte, mais simplement d’essayer de le faire, vœu pieux qui ne les engage guère. Ainsi, à propos d’une histoire de l’ordre de Malte, elles nous apprennent que l’auteur « se distingue de tous ceux qui ont écrit avant lui, nous essayerons de le faire connaître97 » car la promesse est devenue simple expression d’un espoir que l’on se garde bien de situer dans le temps :

nous espérons nous occuper bientôt de cet ouvrage intéressant98 nous rendrons compte le plus tôt possible de cet important ouvrage99

94 N.L., mars 1744, p. 190, de Montpellier : Aigrefeuille, Charles d’, Histoire de la Ville de Montpellier depuis

son origine jusqu'à notre tems, Montpellier : Jean Martel, 1737, in-f°. [Hist.]

95 N.L., déc. 1749, p. 878, de Paris : Crevier, Histoire des Empereurs Romains, depuis Auguste jusqu'à

Constantin, Paris : Desaint & Saillant, in-12, vol. I-II. [Hist.]

96 N.L., mars 1770, p. 191, de Paris : Principes Philosophiques, Amsterdam : Barthol. Hulam, à Paris chez Nyon & Saillant, 1769, in-12. [Philo.]

97 N.L., juin 1782, pp. 373-374, de Rome : Paoli, Paulo-Antonio, Dell'origine ed istituto del Sacro militar ordine

di S. Giovambattista Gerosilimitano detto poi di Rodi, oggi di Malta, Rome : Luigi Perogo Salvioni, 1781,

in-4°. [Hist.]

98 N.L., juin 1771, p. 373, de Paris : Gaillard, Histoire de la Rivalité de la France & de l’Angleterre, Paris : Nyon & Saillant, 1771, in-12. [Hist.]

99 N.L., mars 1772, p. 188, de Paris : Lettre sur les Observations, Londres, à Paris chez P. Al. Le Prieur, 1772, in-8°. [Misc.]

Il s’agit alors d’une véritable fuite en avant, course effrénée où l’on ne peut que saluer les efforts des journalistes pour maintenir à flot leurs exigences méthodologiques. Pourtant, même dans le dernier quart du siècle, l’intérêt ou le bruit fait autour d’un ouvrage les convainc parfois de s’engager formellement à en donner un compte rendu et cette promesse vaut d’ailleurs toutes les marques d’intérêt :

voilà ce poème si attendu & désiré […] ; ample matière aux louanges & aux critiques, nous nous contentons de l’annoncer, nous prendrons du temps pour en rendre compte100

quoique l’histoire de M. Arnaud soit bien connue, nous ne nous dispenserons pas de faire connoître cet ouvrage101

Afin de tenter de rester fidèle à sa mission, la rubrique a fréquemment recours, à cette époque, à quelques expédients, en premier lieu l’énumération strictement bibliographique de catalogues de libraires – notamment ceux de Briasson102 et de la Veuve Cavelier103. Il s’agit alors d’ouvrages arrivés de l’étranger et dont on parvient à glisser un certain nombre à chaque numéro et vraisemblablement au dernier moment, selon la place disponible. Le commentaire, lorsqu’il existe, se fait alors collectif :

fort abondants & fort variés, les bornes de nos nouvelles littéraires ne nous permettent que d’en annoncer un petit nombre104

nous en annoncerons de temps en temps quelques uns dans nos nouvelles, autant que la place qui leur est destinée, le permettra105

nous les aurions tous annoncés en détail si la place destinée à nos nouvelles l’avoit permis106

Les entreprises par souscription qui comprennent généralement plusieurs volumes peuvent également fournir matière à se dédouaner d’un retard, on fixe ainsi la date de l’examen à la parution complète de l’ouvrage qui peut parfois se faire attendre très longtemps et un délai excessif, dans ce cas, ne peut être que le fait de l’éditeur ou du libraire :

100 N.L., juin 1780, p. 447, de Paris : Roucher, Les Mois, Paris : Quillau, 1779, in-4°. [Poet.]

101 N.L., juill. 1783, p. 497, de Lausanne : Vie de Messire Antoine Arnaud, Docteur de la Maison & Société de

Sorbonne, Paris, à Lausanne chez Sigismond d’Arnay, in-8°. [Hist.]

102 Antoine-Claude Briasson (1700-1775), imprimeur-libraire parisien, actif de 1724 à 1775. Cité comme imprimeur-libraire (1730, 33, 34, 60, 55, 65), libraire correspondant (1726-28, 31-34, 38, 41, 43, 44, 46, 47, 49-54, 66, 71) et référence (1730, 53).

103 Madeleine Bobin (morte en 1768), veuve de Guillaume III Cavelier. Libraire parisienne, active de 1751 à 1768, en association avec son fils Pierre-Guillaume. Citée comme libraire (1752-54)

104 N.L., sept. 1753, p. 639, de Paris.

105 N.L., août 1755, pp. 575-576, de Paris.

nous attendrons que les derniers volumes aient paru pour rendre compte de tout l’ouvrage107

et l’on retrouvera quasiment la même formule quelques mois plus tard :

nous attendrons que le dernier volume ait paru & nous rendrons alors compte de l’ouvrage en entier108

Une autre stratégie consiste à laisser dans le flou la date de parution, afin que l’éventuel retard en soit moins criant, surtout si l’on insiste sur l’énormité de la tâche. On tente ainsi d’excuser le silence de la rubrique autour d’un ouvrage important « dont la multitude des productions typographiques nous a empêché de parler plus tôt109 ».

D’autres formules peu variées sont également employées :

il a paru il y a quelque temps110

il y a déjà du temps [qu’ils] ont imprimé et débitent111 ont imprimé il y a déjà longtemps112

on voit ici depuis peu de temps113

Difficile dans ces conditions de reprocher au journaliste son manque de réactivité, surtout lorsque la date de parution n’est pas précisée, comme c’est le cas pour les quatre premiers de ces ouvrages. Toujours imprécise, mais au moins évaluée, l’édition est située dans une échelle temporelle qui peut se mesurer en jours :

on délivre depuis quelques jours114

en mois :

on vend en cette ville depuis plusieurs mois115

ou même en années, cas extrême :

publié il y a quelques années116

Enfin, lorsqu’il n’est plus possible de reporter la faute sur un libraire négligent ou d’expédier une annonce en laissant au Journal le soin hypothétique d’examiner l’ouvrage dans

107 N.L., mai 1772, p. 314, de Paris : Histoire nouvelle & impartiale d'Angleterre, trad. J. Barrow, Paris : J.P. Costard, 1771, vol. VII-VIII. [Hist.]

108 N.L., déc. 1772, pp. 822-823, de Paris : Colliette, Louis-Paul, Mémoires pour servir à l'Histoire

Ecclésiastique, Civile & Militaire de la Province de Vermandois, Cambrai : Samuel Berthoud, 1772. [Hist.] 109 N.L., juin 1770, p. 441, de Paris : Discussions & développemens sur quelques unes des notions de l'économie

Politique, in-8°. [Jur.]

110 N.L., juin 1724, p. 412, d’Allemagne : Ephémerides de l'Académie Impériale, t. IX-X.

111 N.L., oct. 1732, pp. 623-624, de Paris : Desroches, J.-B., Histoire de Dannemarc, Paris : Frères Barbou, 1732, in-12. [Hist.]

112 N.L., août 1738, p. 511, de Paris : Tite-Live, éd. Crevier, Paris : Desaint & Quillau. [Hist.]

113 N.L., nov. 1739, p. 690, de La Haye : Daniel, père, Voyage du Monde de Descartes, La Haye, 1739, in-12. [Philo.]

114 N.L., oct. 1724, p. 687, de Paris : Calmet, dom, Commentaire littéral, in-f°.

115 N.L., juin 1725, p. 388, de Rennes : Jacobin, père Albert, Vies des Saints de Bretagne, rév. dom Lobineau, Rennes, in-f°.

un futur riche de toutes les espérances, il faut bien reconnaître les faits et l’on a alors recours à quelques formules de « rattrapage ». Le plus souvent, le rédacteur reconnaît tout uniment les lacunes du compte rendu :

nous aurions déjà dû annoncer un autre livre nouveau117 nous avons oublié d’annoncer118

Bientôt, on ne prendra même plus la peine d’esquisser ces vagues excuses et l’on annoncera simplement, de façon quelque peu résignée, qu’a paru voilà deux ans « un ouvrage considérable & dont nous n’avons pas encore parlé119 » ou même trois ans en arrière pour le premier tome de cette autre production « dont nous n’avons pas encore parlé120 ».

Enfin, après 1750, le rédacteur en vient à attribuer à son inexcusable négligence un retard préjudiciable au public :

nous avons omis par pur oubli ou plutôt par pure inadvertance d’annoncer à nos lecteurs par la voye de nos Nouvelles cette édition ; & nous regrettons beaucoup de ne leur en faire part qu’au moment où nous apprenons que les exemplaires en sont presqu’entièrement enlevés121

L’impression qui se dégage finalement de cette étude des délais entre une parution et sa recension dans les Nouvelles est celle d’une course perpétuelle contre le temps et d’un écartèlement entre les ouvrages dont on ne peut se dispenser de parler pour des raisons liées au statut officiel du Journal, ceux dont on voudrait rendre compte pour leur simple intérêt scientifique et enfin ceux que l’on sait attendus par le lecteur. Le pouvoir, la science, le public, voici donc réunis pour la première fois ces trois pôles que les Nouvelles Littéraires s’évertuent à concilier, écartèlement que nous aurons par la suite bien d’autres occasions de constater.

117 N.L., déc. 1726, p. 763, de Paris : Feuillée, père, Suite du Journal des Observations, Paris : J. Mariette, in-4°. [Math.]

118 N.L., mai 1729, p. 316, de Paris : Gallia Christiana, éd. père de Sainte-Marthe, Paris : Imprimerie du Louvre, 1729, in-f°., t. IV. [Hist.]

119 N.L., juin 1734, pp. 368-369, de Londres : Dillen, Johann Jacob, Hortus Elthamensis, Londres : P. Du Noyer, 1732, in-f°. [Philo.]

120 N.L., août 1734, p. 594, de Francfort sur l’Oder : Nova Scriptorum ac Monumentorum, éd. Christoph Gottfried Hoffmann, Leipzig : héritiers de Lancken, 1731 & 1733, in-4°., 2 vol. [Jur.]

121 N.L., juin 1751, pp. 382-383, de Paris : Œuvres diverses de Monsieur le F****, Paris : Chaubert, 1749, in-12. [Orat.]