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De la structure des supports à l’organisation des contenus et au confort de lecture

La naissance des civilisations

5.2. De la structure des supports à l’organisation des contenus et au confort de lecture

Un changement radical a eu lieu dans les pratiques de lecture au XIIe

siècle en Europe, dès lors que s’est répandue l’idée selon laquelle l'écriture n'était pas liée uniquement au latin et

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aux œuvres religieuses, mais qu’elle pouvait aussi être utilisée pour transcrire la littérature vernaculaire. Ce changement est soutenu par le recours au papier à la place du parchemin lequel ne manque pas de provoquer à son tour des transformations dans la structuration même de la composition des contenus.

Comme l’explique Henri-Jean Martin, les moments les plus importants de l’histoire du livre sont concomitants de l’information technique comme ce fut le cas lorsque le support a éclaté en petites unités : par exemple lors du passage du volumen au codex (Febvre & Martin, 1958; H. J. Martin, 1964; H.-J. Martin & Vezin, 1990; H.-J. Martin & Delmas, 1996). Si le rouleau déjà avait permis une lecture continue, le codex, lui, rendait possible une édition plus rationnelle du texte en permettant la pagination207, l’organisation en rubriques208 et chapitres, la création de tables des matières et d’index facilitant l’accès sélectif au contenu. George Jean souligne, sur le site « l’aventure de l’écriture » de la BNF qu’« il devint facile de gloser, exercice scolastique par excellence, et de prendre des notes, tandis qu’avec le rouleau, qui demande à être tenu des deux mains, il était impossible à la même personne de lire, d’écrire et de dérouler le parchemin en même temps » (Jean, s. d.). On notera l’analogie qui subsiste entre le mode strictement séquentiel du volumen et structuré du codex et ceux, d’autre part, que l’on retrouve sur les supports analogiques et numériques d’aujourd’hui. Les bandes magnétiques procèdent par un défilement continu alors que l’accès aux contenus sur des supports numériques s’effectue en mode séquentiel ou direct.

La structure du support agit également sur le style d’écriture (de l’auteur) autant que sur le processus de lecture et de compréhension (du lecteur). Roger Chartier le rappelle clairement : « Il faut rappeler avec force qu'il n'est pas de texte hors le support qui le donne à lire, pas de compréhension d'un écrit, quel qu'il soit, qui ne dépende des formes dans lesquelles il atteint son lecteur. De là, le tri nécessaire entre deux types de dispositifs : ceux qui relèvent de la mise en texte, des stratégies d'écriture, des intentions de l’auteur ; ceux qui résultent de la mise en livre ou en imprimé, produits par la décision éditoriale ou le travail de l'atelier, visant des lecteurs ou des lectures qui peuvent n'être point conformes à ceux voulus par l'auteur. Cet écart, qui est l'espace dans lequel se construit le sens, a trop souvent été oublié par les approches classiques qui pensent l'œuvre en elle-même, comme un texte pur dont les formes typographiques n'importent pas, mais aussi par la théorie de la réception qui postule une relation directe, immédiate, entre les « texte » et le lecteur, entre les « signaux textuels » maniés par l'auteur et l’« horizon d'attente » de ceux auxquels il s'adresse » (Chartier, 1988). Plusieurs chercheurs sont de cet avis. Ruth Meredith (1999) et Danielle Blouin (2001) considèrent que chacune des cinq structures élémentaires du livre (rouleau, livre accordéon,

codex, store vénitien et livre en éventail) affecte différemment la dynamique de l'acte de

lecture. Enroulé autour de deux axes verticaux en bois, le volumen était destiné à un usage séquentiel dans l’ordre où le texte (disposé en colonnes) était écrit. Or, en tenant un axe dans chaque main, il était difficile au lecteur de placer des repères sur un texte linéaire pour pouvoir y revenir de manière ciblée. Nous pouvons comprendre cette particularité dans l’évangile de Luc où il est écrit à propos de Jésus : « Il se leva pour faire la lecture, et on lui

207 L’origine de l’idée de la pagination du codex est issue d’une appropriation sociale inspirée des districts et arrondissement des villes romaines ou des petits champs sur versants de collines.

208 La notion de rubrique est dérivée de ruber signifiant « Rouge » (qui a aussi donné « Rubicon ») pour désigner les puces ou mots clés titres écrits en rouge. Cela émane de la pratique de « l’élucubration » (lubrifier : huile de la lampe) qui traduit les moments d’inspiration des auteurs et parfois leurs pensées nocturnes qu’ils notent ou font noter par bouts. Dans le dictionnaire en ligne du Centre national des ressources textuelles et lexicale, le terme est emprunté au latin « rubrica » (terre rouge), « ocre rouge qui servait notamment à écrire les titres ou articles des lois d'État et peut-être la loi tout entière, tandis que les décisions des tribunaux ou les édits du préteur étaient écrits sur un fond blanc (album), ensuite a désigné une rubrique, titre de loi, et ensuite la loi elle-même ».

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remit le livre du prophète Ésaïe. L'ayant déroulé, il trouva l'endroit où il était écrit […]. Ensuite, il roula le livre, le remit au serviteur, et s'assit » (Évangile de Luc 4 -17 / 4-20). D’un point de vue ergonomique, le déroulement d’un volumen nous rappelle le mode de lecture linéaire d’un texte sur un écran d’ordinateur. Grâce aux deux extrémités du ruban de défilement (ou ascenseur) d’un cadre écran, un texte est déroulé en avant ou en arrière pour pouvoir accéder à ses différentes parties. Les téléphones portables à écran tactile puis les iPad ont reproduit le même mode de lecture.

Alors que le codex offre un accès séquentiel et fragmentaire à l'information, le livre accordéon permet un synchronisme dans le repérage de l'information tout en offrant la possibilité de la découper et de l'intervertir pour accéder facilement au contenu (comme pour défaire les plis de la pensée). Le volumen demeure la forme la plus archaïque et la moins efficace sur le plan dynamique, puisqu'il reconstitue l'aspect diachronique du discours sous une forme linéaire. D'ailleurs, l’étymologie même des termes latins « complicare » (enrouler) et « explicare » (dérouler), comme nous le rappelle Daniel Porte (1993), signifient bien le fait de faire et de défaire les plis du volumem. Les termes expriment encore la gestuelle de la manipulation de la Torah qui conserve toujours la forme du volumen (Blouin, 2001). Meredith rajoute que « chacune de ces formes de reliure du livre offre différentes possibilités pour la création de relations entre les pages qui affectent la séquence et donc le flux narratif du texte. En étudiant la façon dont le sens du texte est articulé ou infléchi par les différentes structures physiques, un étudiant peut prendre conscience de la façon dont la forme et le sens sont liés et comment cette relation influe sur la façon dont un livre est lu et compris. Par exemple, la liaison du Codex crée une séquence fixe de pages recto-verso. En revanche, le pliage accordéon crée une structure avec des pages de face avant et de face arrière qui forment deux séquences continues et distinctes tout en offrant de multiples variations dans la séquence de pages grâce à la flexibilité des connexions entre les pages pliées. Chacune de ces différentes formes de structure est appropriée à un autre type de structure narrative. La pensée créative dans un format de livre consiste à intégrer le contenu et la structure du livre » (Meredith, 1999).

Sur ces questions, Eric Havelock (1963, 1981, 1986), l'un des éminents spécialistes de l’histoire de l’écriture, souligne aussi que l'histoire de l'écriture peut être mieux décrite comme une histoire de la lecture. Car, les mêmes signes peuvent à un moment donné être compris comme une chose, et à un autre moment, ils peuvent être réinterprétés comme une autre. Des exemples de ce genre de situation abondent dans tous les domaines. Ses arguments partent du fait que l'invention des signes, leur différenciation et leur élaboration dans différents contextes d'utilisation, reflètent la tentative de réduire les lectures erronées et l'ambiguïté. La ponctuation, par exemple, a été introduite dans un système d'écriture quand il a été reconnu qu'elle pourrait prévenir des erreurs de lecture. C’est le cas, à titre d’exemple, des écritures consonantiques comme l’arabe. Étant démunie de voyelles autonomes, des signes de désambigüisation ont été introduits à deux moments de son histoire, une première fois avec des points209 pour nuancer neufs groupes de consonnes ayant des tracés identiques (cf. volume 3, annexe 1, fig. 15), et une autre fois encore avec des signes de voyellisation pour articuler différemment les mots selon leur genre et leur sens. Sans points ni voyelles, un morphème composé de trois consonnes comme « ليف » (f ī l), pourrait avoir plus d’une dizaine de significations (incluant toutes les formes de déclinaison grammaticale et syntaxique). Même avec une ponctuation devenue partie intégrante des caractères et une

209 Dans certains manuscrits en style kufiques, les voyelles sont exprimées par des points de diverses couleurs, et les points diacritiques y sont désignés par des petites lignes placées différemment.

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analyse du contexte qui aide beaucoup à déterminer le sens des mots, l’absence de voyelles maintient souvent l’ambigüité du morphème210. L’ajout des voyelles à l'ensemble des signes a été en partie une réponse à des erreurs de lecture plutôt que la simple découverte d'une propriété implicite du discours prononcé par l'auteur. Par conséquent, l'étude de l'écriture est en même temps l'étude de la lecture, et leurs histoires sont très parallèles et en dépendance l’une de l’autre.

La rupture initiale avec la continuité dans le support a été suivie d’une transformation de l'ancienne écriture continue par des espacements entre les mots. Avant l’imprimerie, les intellectuels occidentaux ânonnaient leur texte. Ils découvraient le texte en le lisant à haute voix, pratique restée courante jusqu’au XIXe

siècle rappelant la technique du « Gueuloir de Flaubert » que nous avons déjà mentionnée (cf. notes 189, 422). Les gens n’avaient pas une perception globale du texte comme nous l’avons aujourd’hui, excepté quelques intellectuels. Le problème était dû à l’écriture en continu sans espacements entre les caractères ni les mots. C’est pour cette raison que les Romains avaient inventé le caractère oncial en lettres séparés qui rendait la lecture plus facile. La « normalisation » visuelle des textes par l’espacement des mots a été un long processus d’évolution qui s’est prolongé jusqu’au XIIe

siècle et son appropriation par mutation constitue sans doute le plus grand évènement de la culture manuscrite médiévale. La séparation des mots a ainsi ouvert la voie à la ponctuation syntaxique et à la lecture silencieuse et rapide qui dépendait beaucoup de la reconnaissance visuelle accélérée des formes de caractères et de la perception des grands contours graphiques de la page, en l’occurrence la phrase et le paragraphe (Richards, 1926). Nous trouvons l’extrait suivant de Jean Hébrard très révélateur des transformations dans les rapports de la lecture avec le support :

« Lorsqu’on observe les représentations du lecteur que le Moyen Âge nous a laissées, on est frappé de voir, par exemple dans les enluminures de manuscrits, comment la figure du « lisant » se transforme au cours des siècles. Le lecteur archaïque (celui que mettent en scène les manuscrits jusqu’au XIIe siècle) est installé sur une cathèdre, une espèce de fauteuil imposant et inconfortable. Il a devant lui un pupitre et il y maintient un lourd in-folio des deux mains. Il lit avec une extrême concentration, presque avec difficulté. La bouche est ouverte car il ne sait lire qu’à haute voix. Le lecteur moderne (les miniatures le représentent dès le XIIIe siècle mais plus souvent encore au XIVe siècle) est installé à un véritable bureau de travail. Il est entouré de livres éparpillés sur sa table, à ses pieds, dans ses bibliothèques. Plusieurs d’entre eux sont ouverts sous ses yeux et il sait passer sans peine de l’un à l’autre depuis que la lecture silencieuse n’a plus de secrets pour lui. Les ouvrages qu’il lit ont changé de format. Ils ne sont plus, comme disent nos amis italiens, da banco, c’est-à-dire tellement grands que l’on est obligé de les poser pour les lire, mais da mano, c’est-à-dire si parfaitement maniables qu’une seule main suffit à les maintenir à la bonne page. Dès lors, la deuxième main peut prendre la plume et écrire. D’aide-mémoire, le livre est devenu instrument de travail. L’espace de la page peut accueillir les remarques, les commentaires, les corrections, les gloses qui viennent à l’esprit du lecteur tout au long de sa carrière. Des feuilles de parchemin, des « livres blancs » (des cahiers de notes) peuvent supporter les réflexions plus longues ou plus personnelles » (Hébrard, 2001).

L’écriture a créé aussi ses prolongements vers l’imprimerie. Comme le signale Michel Melot, « Dans l’histoire de l’écriture, l’une des dates les plus importantes est sans doute celle de l’invention de l’imprimerie, ou plutôt celle, devrait-on dire, de la rencontre entre l’invention des caractères mobiles et l’alphabet latin » (Melot, 2010). Depuis ses débuts l'écriture apparaît

210 L’exemple de ce morphème est significatif pour sa riche déclinaison qui permet de démonter la double désambigüisation par la ponctuation et par les voyelles.

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Mokhtar BEN HENDA. Interopérabilité normative globalisée des systèmes d’information et de communication. Mémoire HDR, Volume 1. Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 2012

comme un système culturel et un moyen de communication qui a toute sa place dans l’histoire des technologies. L’écriture aurait permis à l’imprimerie de profiter d’une meilleure qualité de supports d’impression comme le papier, d’une calligraphie raffinée et de nouvelles techniques comme la xylographie et la sérigraphie.

L’avènement de l’imprimerie va consolider la « normalisation » visuelle des textes et contribuer davantage à l’ancrage211 de la lecture silencieuse dans la culture occidentale. Avec la mécanisation de l'écriture, les caractéristiques du langage écrit seront affinées et étendues. L'invention de l'imprimerie a conduit non seulement à l'expansion de l'alphabétisation, mais aussi au développement progressif d'un certain nombre de facteurs qui ont eu des conséquences très importantes. Jusqu'au temps de l'imprimerie, l'écriture était fragile car elle restait fortement dépendante de la durée de préservation d'un morceau de parchemin ou d’un papyrus (Eisenstein, 1983). L’imprimé concrétise la permanence de l'écriture en introduisant la durabilité et la multi-copie, il intègre le mot dans l’espace visuel de façon plus définitive (Ong, 1982). Nous aurons l’occasion plus loin de discuter des multiples conséquences de l’imprimerie, par comparaison à l’écriture et à son prolongement vers le monde numérique. Nous aurons aussi l’occasion dans la galaxie digitale de voir comment l’écriture électronique a affecté de manière significative l'écriture traditionnelle.

Chapitre 3

LA GALAXIE DE L’IMPRIMERIE