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Les traits d’une supernova intergalactique

6.1. Principes généraux

Contrairement à une fausse croyance, l’oralité et l’écriture n’ont jamais été deux processus communicationnels consécutifs. Les deux technocultures ont toujours entretenu une synergie qui détermine leurs antagonismes à travers les usages et les appropriations que les cultures et les civilisations en font. Dans son livre Technopoly, Neil Postman raconte que le Dieu Thamoud, souverain de Thèbes, répondit à Theuth86, Dieu d’Égypte, qui lui présentait l’écriture comme un savoir donnant aux savants Égyptiens plus de maîtrise sur leur propre mémoire, mais dont-ils n’ignoraient pas les dérives possibles : « Toi, comme tu es le père de l’écriture, par bienveillance tu lui attribues des effets contraires à ceux qu’elle a. Cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance, en tant que, confiants dans l’écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, et non point en eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir… ». Ce récit « sacré » démontre à quel point les divergences entre oralité et écriture pouvaient être préoccupantes puisque dans la plupart des civilisations cette problématique a fait l’objet de mythes.

Sur un terrain plus réaliste, beaucoup d’anthropologues tels que Lévi-Strauss (1962) ont révélé la complexité des systèmes de connaissance qui sous-tendent les cultures orales et leur rapport à l’écriture. Ces chercheurs soulignent que la parole est le mode fondamental de communication puisque nous la pratiquons depuis l’enfance. La plupart des gens communiquent à l'aide de la parole et grâce à la mémoire plus qu’à l'écriture ou à la lecture. Selon Ong (1982), parmi les milliers de langues ayant existé jusqu’ici, seulement 106 ont été écrites. Des 3 000 à 6 000 langues qui existent aujourd'hui, seulement 78 ont une littérature. La question de l'oralité par rapport à l’alphabétisation est un sujet de débat permanent. Jacques Chevrier, directeur du Centre international d'études francophones de l’Université Paris IV, rappelle : « L’oralité dans les sociétés orales apparaît […] comme un choix de vie, une manière de penser et de communiquer. Nous avons pu voir que l’on distingue l’oral ordinaire de l’oral ritualisé, codé qui apparaît dans des situations de communication bien particulières. C’est ce qu’on appelle la littérature orale » (Chevrier, 1984). Il rajoute que des sociétés traditionnelles et des peuples à culture orale ont toujours recours à l’écrit, mais uniquement pour une communication bien particulière qui a souvent un rapport avec la religion ou au mystique. « L’écrit est alors sacré et c’est une manière de bien différencier la langue du culte et la langue de tous les jours ». L’écrit dans ce genre de situation est réservé à une partie infime de la population comme les prêtres ou les mages.

Certains peuples ou certaines cultures redoutent ou s’approprient très partiellement, ou très sélectivement l’écriture. Les Gaulois par exemple n’ignoraient pas l’existence de l’écriture87. Elle était utilisée dans leur monnaie et dans leur calendrier, mais, sans y être hostile pour

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Theuth est un Dieu égyptien à qui la mythologie attribue le mérite de l’invention des nombres et de l’écriture. Dans Phèdre, Socrate l’identifie comme le défenseur des avantages de l'écriture au Dieu Thamous, souverain de Thèbes. Theuth affirme que l'écriture servira comme un élixir (pharmakon en grec) de la mémoire, car elle permettra à l'homme d’enregistrer et puis de rappeler leurs pensées.

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Cela fait écho à la façon dont de très nombreuses religions, et leurs disciples s’approprient des langues sacrées (la plupart des fidèles ne les comprennent que très peu, et pourtant les psalmodient, les chantent, les apprennent “sans grande efficacité” et couvrent de ces écritures les murs de leur temple. C’est le cas du latin, du chinois ailleurs qu’en chine, de l’arabe en Asie, de l’hébreu, du Sanscrit, etc.

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autant, ils ne voyaient pas l’utilité de cette invention, qui visiblement n’entrait pas dans leurs traditions.

Certains peuples développent aussi des formes d’écrit, non pas dans le sens « lettré » ou graphique du terme, mais comme un procédé de conservation de mémoire. Certaines populations africaines, par exemple les groupes Kongo de la côte atlantique de l’Angola et du Congo, utilisent des couvercles, des pots, des assiettes, des panneaux de porte et des planchettes en bois sculptés (Mataampha) comme supports de communication, d’enseignement, de conseil. Ces Mataampha n’ont pas une vocation esthétique. Elles ont un rôle de communication et de transmission d’un savoir et font aussi office de mémoire collective. C’est aussi l’exemple des quipus (nœuds de cordelettes) chez les incas88, un peuple qui ignorait l’écriture, mais pour qui la combinaison de nœuds, les couleurs et la longueur des cordelettes étaient dotées de significations conventionnelles précises. Dans l’architecture en brique à Tozeur (Tunisie), la forme décorative des façades n’est pas uniquement ornementale, elle est aussi une manifestation, particulièrement concrète à l’échelle micro-locale, des réseaux sociaux d’appartenance. Les motifs sur les tapis berbères « Margoum » et leurs couleurs rappellent les us et les coutumes, ils racontent aussi l’histoire d’une région89. En réalité, d’un point de vue anthropologique, l’oralité dominante dans les sociétés antiques et médiévales n’a jamais exclu l’existence de plusieurs formes d’usage de l’écriture qui ont servi dans l’exercice de plusieurs fonctions reliées aux pratiques religieuses ou commerciales. Les sociétés orales ont souvent maintenu des rapports plus ou moins étroits avec l’écrit au sens large du terme. Même à Athènes, berceau de l’art de la rhétorique et du sacre de l’oralité, nous ne devons surtout pas considérer la Grèce antique comme une société « principalement orale ».

Un certain nombre d’anthropologues du domaine se sont préoccupés de l'influence des publications écrites sur les traditions orales. Thomas Rosalind, professeur à l’École des études orientales et africaines de l’Université de Londres, a fondé son analyse détaillée sur la distinction entre « société orale » et « tradition orale » et sur les interactions qu’elles ont dû avoir avec l'alphabétisation (Rosalind, 1991, 1992). Il affirme très clairement qu’il y a souvent une tendance chez les chercheurs à présenter les deux aspects de l’oralité et de l’alphabétisation de manière diamétralement opposées. Quand il s’agit d’oralité, la tendance est de présenter les « sociétés orales » comme dotées de traditions florissantes qui minimisent le rôle de l'alphabétisation. À l’opposé, lorsqu’il s’agit de l’écrit, les sociétés sont décrites avec une alphabétisation largement répandue où l’on se soucie peu des traditions orales. De son point de vue et du nôtre aussi, cette division est extrêmement trompeuse et elle ne peut pas constituer une règle, car elle ne peut en aucun cas traduire la complexité avec laquelle l’oral se combine à l’écrit. Plutôt que de réduire l’impact d’une alphabétisation massive ou minimiser l’éloquence d’une grande tradition orale, il conviendrait mieux d'examiner des questions plus fondamentales comme la nature même de l'alphabétisation et de la tradition orale, celle des formes de leur combinaison. Nous évoquons ci-après deux cas d’études qui traitent de cette question selon des approches différentes.

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Les quipus sont des cordelettes à nœuds, utilisées au début du XVIe siècle, qui servaient à dénombrer des bêtes, les naissances, les décès, les mariages, etc. Le mot « quipu » signifie « nœud » en incas.

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Il y a certes les tapis berbères mais aussi beaucoup de tapis dans l’aire nord-africaine et moyen orientale qui partagent entre eux un certain nombre de motifs dont la signification est également très largement partagée, et d’autres beaucoup plus locaux. Les migrations nomades des peuples arabes entre le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (pendant les conquêtes musulmanes) ont laissé des traces communes sur les arts et les pratiques sociales de communication.

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Mokhtar BEN HENDA. Interopérabilité normative globalisée des systèmes d’information et de communication. Mémoire HDR, Volume 1. Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 2012

Jack Goody est l’un des premiers à avoir longuement étudié l’effet de l’introduction de l’écriture sur les sociétés dites « orales » (Goody, 1986). Dans son ouvrage « The logic of writing » (1986), J. Goody confirme ses hypothèses à travers des exemples pris dans des sociétés de l’ancienne Égypte, à Babylone et dans d’autres cultures du Moyen-Orient qui utilisaient des tableaux et des listes comme premiers moyens graphiques de communication et de conservation de la mémoire. Il rapporte également dans ses écrits que l’écriture bouleverse entièrement l’organisation orale de ces sociétés, en modifie les formes de transmission et de mémoire et change même les formes de leur pensée. Goody étaye sa thèse dans un ouvrage publié avec Ian Watt, historien de la littérature et professeur d'anglais à l'Université Stanford (Goody & Watt, 1968). Les deux auteurs comparent les formes de la mémorisation et de la transmission des connaissances entre des sociétés sans écriture et d’autres avec écriture. Ils expliquent la fonction de la mémoire individuelle et focalisent sur le phénomène de l’oubli dans la transmission orale où l’imitation joue un rôle important. Ils constatent dans ce cas que seul ce qui se révèle socialement important sera retenu par la mémoire. Le reste est destiné à l’oubli. C’est uniquement à ce titre que l’écriture intervient comme facteur d’appui pour le développement de la pensée et le fonctionnement des institutions politiques et religieuses. Son rôle serait d’assurer la séparation et la fixation des mots, le maniement de l’ordre du discours et le développement des formes de syllogisme. « Elle donne une forme semi-permanente au discours, permettant une analyse individuelle, abstraite et libre des problèmes de mémorisation et des conditions d’énonciation, et permet d’accumuler le savoir, en favorisant l’avancée d’une tradition critique comme la philosophie, un élément caractéristique des sociétés d’écriture » (Goody & Watt, 1963).

Les hypothèses de Goody et Watt apportent certainement des éléments nouveaux sur la transmission des connaissances et les changements engendrés par l’introduction de l’écriture dans les sociétés dites orales. Cependant, l’opposition qu’ils décrivent entre l’oral et l’écrit nous paraît davantage fondée sur une description relativement simpliste qui se réduit à des formes d’analogie entre les formes de transmission et de mémoire dans les sociétés dites « sans écriture ». Des études ultérieures ont bien montré que le fond de la question est plus complexe.

Ainsi, Carlo Severi, anthropologue et directeur de recherches au CNRS, apporte-t-il un témoignage plus actuel qui s’inscrit dans une vision différente de cette question. Dans ses études sur l’anthropologie de la mémoire, il démontre l’existence d’une dynamique très nette entre les traditions orales et les pratiques d’écriture. Ses analyses ethnographiques des formes de transmission et de la mémoire sociale dans les populations dites « orales » ont pu permettre de relativiser l’opposition entre les deux formes de « société orale » et de « société avec écriture ». Severi fonde ses recherches sur une base critique et l’analyse d’un préjugé récurrent qui consiste à dire que l’écrit serait le seul moyen de la transmission et du maintien de connaissances partagées et cohérentes. Or, si l’on crédite cette thèse, toute mémoire orale devient inévitablement une mémoire arbitraire, puisqu’individuelle : elle est susceptible de changer à tout moment. La question serait alors de savoir comment se constitue la mémoire collective et sociale dans les sociétés de « tradition orale » sans qu’il y ait un socle commun de référence ? Severi construit sa thèse sur cette faille pour démontrer que de telles traditions « orales » sont aussi « iconographiques ». Une majeure partie de son travail (2003, 2007; 2009) est consacré à démontrer comment l’articulation de la parole et de l’image peut constituer dans des contextes particuliers, un outil et un support de mémoire sociale90.

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