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Chapitre III : Une approche réflexive et sociologiquement ancrée

3.2 Structure et agence : entre déterminisme et volontarisme

Woodward (2004, p. 6) suggère que l’étude des identités doit regarder principalement deux choses : « l’importance relative des structures, les forces qui échappent à notre contrôle et qui façonnent nos identités » et « l’agence100, le degré de contrôle que nous mêmes exerçons sur qui on est ».

La théorie de la structuration développée dans la « Constitution de la société » (Giddens, 1984) se révèle être une approche novatrice de la sociologie parce qu’elle constitue un chemin de milieu entre deux traditions sociologiques, pour moi également insatisfaisantes : l’individualisme méthodologique et le holisme méthodologique. Ces théories expliquent le comportement des individus soit par leur propre volonté (risquant de tomber dans le volontarisme), soit uniquement par l’influence des structures (risquant de tomber dans le déterminisme). La théorie de la structuration de Giddens dépasse cette dualité de la sociologie traditionnelle mettant en avant les concepts d’agence et de structure et montrant comment l’interdépendance entre ces deux éléments contribue à la reproduction sociale. Pour les principales différences entre les théories volontaristes et structuralistes-déterministes et la théorie de Giddens, se référer à l’Annexe 5.

Selon la conception de Giddens, l’agent (acteur) fait partie d’un environnement social qu’il contribue à façonner, tout en étant façonné par lui. De ce fait, toute théorie considérant agence et structure comme des entités séparées et ignorant leur interaction serait simplificatrice.

La relation entre agence et structure semble être une des plus complexes et controversées des sciences sociales. Afin d’expliquer la relation entre la structure et l’agence, Giddens refuse les conceptions fonctionnalistes et structuralistes de « structure » comme étant des formes préexistantes, extérieures à l’agent. Selon lui, la

100Agency devient en français « l'agence » individuelle ou collective, autrement dit la « capacité d'agir » ou encore la « puissance d'agir », ou même « l'agentivité » (traduction du terme « agency » que l'on peut trouver dans des textes de linguistique, psychologie cognitive et théorie de l'action, et reprise par Maxime Cervulle dans sa traduction de « Undoing Gender » de J. Butler).

structure contribue à modeler et à donner forme à la vie sociale ; la structure existe seulement en et par l’activité des agents humains. Ainsi, les structures sont à la fois le médium et le résultat des pratiques qu’elles organisent de façon récursive ; c’est ce que Giddens appelle « la dualité du structurel » (duality of structure)101.

La dualité du structurel explique la continuité de la reproduction sociale102. La société n’est pas créée par des acteurs individuels et les propriétés structurelles des systèmes sociaux ont une durée qui dépasse de loin celle de la vie d’une personne. Pourtant, le structurel n’existe que dans la mesure où la continuité de la reproduction sociale est assurée dans le temps et dans l’espace. Or, une telle continuité n’existe que dans et par les activités qu’accomplissent et contrôlent de façon réflexive des acteurs spatio-temporellement situés

(Giddens, 1984, p. 272).

Par ailleurs,Giddens souligne à maintes reprises le caractère limité du contrôle réflexif103

qu’un agent peut exercer sur son action. Ainsi, certains facteurs causaux ont une influence sur l’action sans passer par la rationalisation de l’agent. Ces facteurs sont de deux types : les influences inconscientes et celles qui ont un effet sur les circonstances de l’action dans lesquelles des personnes agissent (id., p. 72).

[…] la compétence humaine104 est toujours limitée. Du cours de l’action surgissent sans cesse des conséquences non voulues par les acteurs et, de façon rétroactive, ces conséquences non intentionnelles peuvent devenir des conditions non reconnues d’actions ultérieures (Giddens, 1984, p. 76).

L’agence n’est pas quelque chose d’intérieur à l’individu et ne renvoie ni aux intentions des individus à faire des choses, mais au flot des modèles (patterns) des actions des individus. La capacité des agents à réfléchir et à faire des choix conscients n’est pas en conséquence ponctuelle, par rapport à un événement en particulier, mais par rapport à tous les événements qui s’écoulent dans le flot d’actions et interactions sociales

101 Le structurel est représenté par des règles et des ressources engagées de façon récursive dans la reproduction des systèmes sociaux. Le structurel n’existe que sous la forme de traces mnésiques, base organique de la compétence humaine, et en tant qu’actualisé dans l’action des agents (Giddens, 1984, p. 75).

102 Dans la conception de Giddens des termes comme « reproduction sociale » ou « récursivité » expriment le caractère répétitif de la vie au jour le jour, ses routines, qui sont comme le croisement des jours et des saisons qui passent et repassent sans cesse (id., p. 81).

103 Contrôle réflexif de l’action – caractère orienté, ou intentionnel, du comportement humain, examiné à partir du cours des activités de l’agent. L’action n’est pas une longue suite d’actes discrets qui met en jeu un agrégat d’intentions, elle est un procès continu (Giddens, 1984, p. 441).

104 Compétence - tout ce que les acteurs connaissent (ou croient), de façon tacite ou discursive, sur les circonstances de leur action et de celle des autres et qu’ils utilisent dans la production et la reproduction de l’action (id., p. 440).

(Macintosh & Scapens, 1990). Cette réflexivité est, selon Giddens (1984), accomplie à deux niveaux : la conscience discursive et la conscience pratique.

La conscience discursive représente tout ce que les acteurs peuvent exprimer de façon verbale [orale ou écrite] sur les conditions sociales, en particulier celles de leur propre action ; c’est une conscience [awareness] qui prend une forme discursive (id., p. 440).

La conscience pratiquereprésente tout ce que les acteurs savent (ou croient) des conditions sociales, en particulier ce qu’ils savent des conditions de leur propre action, mais qu’ils ne peuvent pas exprimer de façon discursive (id., p. 440). Par exemple, chacun d’entre nous applique des règles de grammaire ou des principes pratiques de comportement dans la société dans sa conduite journalière. Cette application se fait sans accéder consciemment à ces règles et sans pouvoir les articuler de manière discursive. Dans ces cas, les agents comptent sur des stocks implicites de connaissances sur comment se comporter et interpréter les actions des autres (Macintosh & Scapens, 1990, p. 458) dans un contexte social. A l’instar de Martin (2006), je soutiens que la pratique quotidienne du genre fait partie de la catégorie des connaissances pratiques. Ainsi, elle observe que les professionnels, par leurs activités routinières pratiquent le genre en vertu d’une connaissance tacite sur ce que veut dire être un homme ou une femme. Si ces premiers deux niveaux, la conscience discursive et la conscience pratique relèvent, dans la conception de Giddens, de la réflexivité, il y a un troisième niveau de la construction psychique de l’agent qui est l’inconscient. Contrairement à la conscience pratique, l’inconscient est protégé par une barrière de refoulement. La fondation principale de l’inconscient est le besoin ontologique de sécurité105. Ce dernier devient un élément clé de la théorie de la structuration car il explique pourquoi les agents reproduisent d’une manière routinière les structures sociales, même celles qu’ils reconnaissent comme étant coercitives (Macintosh & Scapens, 1990, p. 459).

Giddens (1984, p. 230) critique Durkheim qui concevait presque exclusivement les contraintes en termes de contraintes sociales. Or, pour Giddens lui-même les contraintes de base en ce qui concerne l’action sont liées aux influences causales du corps et du monde matériel. Par ailleurs, toutes les formes de contrainte sont aussi, selon des modes qui varient, des formes d’habilité. Elles servent à rendre possibles

105 Satisfaire le besoin ontologique de sécurité signifie posséder au niveau inconscient et celui de la conscience pratique des ‘réponses’ aux questions fondamentales, existentielles que toute vie humaine se pose d’une certaine façon (Giddens, 1991, p. 47, ma traduction).

certaines actions en même temps qu’elles en restreignent ou en empêchent d’autres (id., p. 231).

La dimension contraignante du pouvoir se traduit par des sanctions de toutes sortes, variant de la menace ou l’usage direct de la force ou de la violence jusqu’aux formes les plus délicates d’expression de désapprobation. Pourtant, selon Giddens, l’existence des contraintes ne signifie pas la détermination de l’agent ; dans le cas des contraintes structurelles, le chercheur doit différencier entre celles-ci et les contraintes émanant des sanctions, ainsi que préciser les limites de la compétence des acteurs (id., p.373).

Les contraintes structurelles sont des contraintes qui dérivent du caractère contextuel de l’action, c’est-à-dire du caractère « donné » des propriétés structurelles, pour des acteurs situés dans l’espace-temps (id., 234). Les contraintes structurelles ne s’exercent pas indépendamment des motifs et des raisons qu’ont les agents de faire ce qu’ils font (id., p. 239) ; elles ne sont pas non plus une source d’influences causales « plus ou moins équivalente à l’exercice des forces causales impersonnelles qui sont à l’œuvre dans la nature » (id., p. 231), comme les concevait Durkheim.

[…] les contraintes ne « poussent » jamais quelqu’un à faire quelque chose qui ne l’a pas « attiré » au préalable. En d’autres mots, même lorsque les contraintes qui limitent les possibilités d’action sont nombreuses, un compte rendu à partir de l’idée de conduite orientée est indispensable (id., p. 372).

Pour l’étude des contraintes structurelles dans un contexte d’action particulier le chercheur doit prendre en considération les raisons des acteurs et les mettre en relation avec la motivation qui est à l’origine de leurs préférences.

Lorsque, pour un acteur donné, des contraintes réduisent à une seule, ou à un seul type d’action, le nombre de possibilités d’action, la présomption la plus courante veut que cet acteur conclura qu’il ne vaut pas la peine d’agir autrement qu’en s’y soumettant. Le choix de l’acteur est alors négatif : il souhaite éviter les conséquences de sa non- subordination. L’agent « ne pouvait pas agir autrement » dans la situation parce qu’une seule option était possible, compte tenu de ce que voulait l’agent. […] il ne faut pas confondre ce qui précède avec le « ne pouvait pas faire autrement » qui marque la frontière conceptuelle de l’action (id., p. 373). D’ailleurs, pour Giddens les raisons des agents représentent des causes.

Des raisons sont des causes d’activités qu’une personne « fait se produire », sa capacité de « faire se produire » étant un trait inhérent à sa condition d’agent (id., p. 412).

Cette capacité d’agent d’un individu est basée sur la rationalisation de l’action que intervient sans cesse et qui « signifie faire la démonstration concrète de la

compréhension adéquate de « ce qu’exige » un ensemble particulier de circonstances, de manière à façonner tout ce qui peut être fait dans ces circonstances » (id., p. 412).

La théorie de la structuration a été auparavant mobilisée dans des recherches en comptabilité (voir, par exemple, Dirsmith et al. (1997) qui étudient les pratiques de management par objectifs (MBO) et de mentorat dans des Big et Macintosh & Scapens (1990) qui analysent comment les systèmes comptables sont impliqués dans la construction, le maintien et le changement de l’ordre dans une organisation).

La théorie de la structuration de Giddens m’aide à comprendre comment les choix de femmes professionnelles et en conséquence la construction de leur identité est influencée par les structures sexuées qui perdurent dans les organisations. Cependant, les femmes en tant qu’agents réflexifs contribuent à changer ces structures. Cette théorie que j’utilise comme cadre général de ma recherche m’aide à rester également équidistante des approches volontaristes ou déterministes et d’essayer de rendre compte des actions des agents en prenant aussi bien en compte leurs préférences et styles de vie que les contraintes structurelles. Par ailleurs, Giddens m’aide à comprendre que l’action de contraintes n’est pas seulement de contraindre, mais aussi de permettre.