• Aucun résultat trouvé

Chapitre III : Une approche réflexive et sociologiquement ancrée

2.3 L’interprétation et l’écriture du terrain

2.3.2 De l’extérieur vers l’intérieur : une méthodologie réflexive comme

de se connaître soi-même

La construction d’une méthodologie que j’ai qualifiée de réflexive suppose d’un côté la reconnaissance de la subjectivité comme force de la recherche et source de validité et de l’autre, une réflexivité exercée sur soi et ses outils et une tentative de rendre compte en toute honnêteté du cheminement de la recherche.

L’intégration de la subjectivité dans la recherche

Utiliser la subjectivité comme intégrante au processus de recherche permet aux femmes de : utiliser leur expérience personnelle, réévaluer les méthodes de connaissance, transmettre le fait de vivre dans une société caractérisée par l’inégalité de genre et utiliser comme sources de connaissance des expériences qui ont été dévaluées ou ignorées par la recherche traditionnelle à cause des demandes de rationalité et d’objectivité (Haynes, 2008). Ceci n’est pas pour dire que développer une méthodologie basée sur les expériences et la subjectivité des femmes conduirait à une « vérité » meilleure ou à une « meilleure » compréhension de la féminité (Haynes, 2008). L’adoption d’une telle position équivaudrait à un renforcement de la dualité des sexes, position que j’ai essayé de dépasser. D’ailleurs, toute dualité contient une hiérarchie (Bourdieu, 1998 ; Héritier, 2002) et mon intérêt n’est pas du tout à renverser la hiérarchie de genre existante pour en créer une autre.

J’ai rencontré des femmes, j’ai écouté des femmes, je me suis reconnue dans des femmes. J’ai réfléchi sur elles, mais surtout avec elles. Dans toutes ces étapes, ma propre subjectivité et mes propres expériences en tant que femme et professionnelle comptable m’ont aidée à déchiffrer le terrain. Je me suis laissée toucher par les récits de ces femmes et cette intimité m’a aidée à les comprendre. Ainsi, l’émotion est une partie importante et inévitable de la motivation du chercheur, de ses choix et orientations concernant les modalités de traitement du sujet d’étude (Alvesson & Skoldberg, 2000, p. 217).

Du point de vue méthodologique, ma subjectivité en tant que chercheur se manifeste par deux choses en particulier : des innovations méthodologiques plus adéquates avec ma sensibilité en tant que chercheurs et avec l’objet de ma recherche ; et l’intégration de mes propres expériences, connaissances et émotions dans la recherche.

Ainsi, en faisant ces choix, j’ai été guidée par le fait que :

Le subjectif ne s’oppose pas à l’objectif, au réel, il est un moment dans la construction de la réalité, le seul où l’individu ait un marge d’intervention, moment marqué par la nécessité de la sélection et de l’obsession de l’unité (Kaufmann, 2004, p. 60).

Les choix épistémologiques imposent des choix méthodologiques (Perret & Seville, 2003, p. 33). A leur tour, les choix méthodologiques imposent la construction d’une méthodologie de travail spécifique en adéquation avec ma sensibilité en tant que chercheur et avec l’objet de ma recherche. Ainsi, j’ai graduellement migré vers des méthodes de recherche qui, même si elles étaient périphériques ou peu acceptées par la communauté scientifique, étaient plus en adéquation avec ma sensibilité, ma modalité de travail et mon objet de recherche. Par ailleurs, j’ai utilisé extensivement les fiches ou les mémos tout au long de mon travail sur les données, afin de développer les codes issus de l’analyse initiale. J’ai découvert à l’instar de Kaufmann (2008) que je préférais travailler avec les enregistrements audio et non avec les transcriptions car le « traitement des données quel qu’il soit est toujours un travail de réduction de la complexité du réel » (id., p. 76). L’oral est plus riche et plus complexe, « les rythmes, les intonations et les silences sont autant de commentaires du texte pouvant en changer le sens » (id., p. 76). J’ai découvert que je préférais faire une transcription fragmentaire et partielle des entretiens et commencer donc la construction théorique dès la première écoute en utilisant les mémos. Selon la méthode de Kaufmann (2008), j’ai retranscrit seulement ce

que j’ai jugé digne d’intérêt, c’est-à-dire : « de belles phrases, imagées, parlantes ; des situations intéressantes, informatives ; des épisodes intrigants ; des catégories de pensée indigènes bien argumentées ; des éléments très proches des hypothèses en cours d’élaboration » (id., p. 78).

Ensuite, je me suis détachée de la grounded theory qui, bien que très utile dans une première étape, n’a pas été suffisamment forte pour me permettre de formuler les éléments théoriques nécessaires à ma recherche. Selon ma propre expérience, l’étape de construction théorique doit être marquée par une libération des carcans des méthodes. Il faut faire preuve d’ « audace interprétative » (id., p. 91) et d’ « imagination » (id., p. 92), il faut « libérer l’interprétation » (id., p. 92). Pourtant, cette liberté reste cohérente avec les données et n’est pas sans rigueur et justesse :

La condition première de l’innovation est en fait la maîtrise de la cohérence de la recherche (id., p. 94).

La mise en pratique d’une méthodologie personnelle a aussi signifié le besoin de me pencher vers les récits de vie des femmes comme méthode largement utilisée par les recherches féministes (voir en comptabilité Hammond 1996, 1998 ; Haynes 2005, 2007a, b ; Johnston & Kyriacou, 2006 ; Spruill & Wooton, 1995). Ainsi, cette méthode ne fragmente pas les expériences de vie, mais offre un moyen d’évaluer le présent, réévaluer le passé et anticiper le futur en même temps que contester les autres représentations « partielles » (Letherby, 2003). J’ai été amenée à regarder les entretiens comme des narrations de soi, et temps et processus sont devenus des éléments essentiels dans leur analyse. Dans une première phase, ce qui m’a paru important était de comprendre les processus et les pratiques qui influençaient la construction identitaire. Par contre, dans une seconde phase, j’ai adopté une posture plus holistique et j’ai essayé de réunir les parties dans un processus respectueux de reconstruction de l’histoire de vie des femmes (herstory versus history) comme trajectoire individuelle. L’intégration des étapes de vie des professionnelles dans une approche de continuité et de processus a démontré sa valeur explicative tout au cours de ce voyage de compréhension de la construction identitaire. Par ailleurs, le labyrinthe comme métaphore a, à mon avis, une capacité explicative plus forte que le classique ‘plafond de verre’ du phénomène de rareté des femmes dans les positions élevées en cabinets ainsi que des trajectoires des femmes.

Une réflexivité tournée sur soi et ses outils

L’approche du terrain la plus appropriée suppose d’être ouvert et réflexif sur l’existence de différents modes d’interprétation du matériel empirique, ce qui est plus important que le fait de donner des réponses absolues. Les résultats empiriques ne parlent pas pour eux-mêmes, mais peuvent être interprétés et évalués de manières très différentes (Alvesson & Billing, 1997, p. 153). Celles-ci passent par la prise en compte de l’importance du langage et de la nécessité d’alterner entre des vocabulaires différents en adoptant une approche trans-disciplinaire (Alvesson & Billing, 1997, p. 49), mais aussi par la prise en compte de la dimension politique et idéologique du problème, ainsi que des apports des théories post-modernes sur « comment éviter le piège des généralisations sans substance ».

La dimension réflexive s’est avérée importante dans toutes les étapes du cheminement non linéaire de la recherche, supposant des allers et retours entre la théorie et le terrain. D’ailleurs, selon Loft (1992), l’étude du genre demande une considération de nos propres positions et actions et non pas seulement de celles de nos sujets de recherche. Une démarche réflexive suppose l’adoption d’une posture réfléchie qui tourne le chercheur vers lui-même, et une attention spéciale au processus d’interprétation pour rendre compte du fait que la réalité est construite et que les données sont dépendantes de la théorie (Alvesson & Skoldberg, 2000, p. 5).

L’écriture et la compréhension du terrain n’ont pas été difficiles seulement à cause du fait que je pensais dans une langue et j’écrivais dans une autre, mais surtout à cause de mes propres idées reçues, croyances, stéréotypes qui façonnaient ma vision du monde. D’ailleurs, les chercheurs féministes ont attiré l’attention sur la nature sexué du processus de recherche, reconnaissant que les créateurs de savoir sont sexués et en conséquence le savoir généré l’est aussi (Acker, 1990 ; Calas & Smircich, 1996).

Pour ma part, je pense avoir réussi grâce à ce voyage et aux rencontres que j’ai faits, de me comprendre mieux moi-même en tant que femme et professionnelle. J’ai appris à exercer la réflexivité et, en l’exerçant, à reconnaître des écueils tel que l’essentialisme. La réflexivité est considérée par certains chercheurs comme le critère principal de validation de la recherche interprétative (Alhteide & Johnson, 1994 ; Nadin & Cassell, 2006). Elle est définie comme une modalité de « penser nos propres pensées » (thinking

about our own thinking) selon Johnson & Duberley (2003)96. Pendant cette recherche, j’ai appliqué une réflexivité plus élargie par rapport à la définition d’au dessus. Ainsi, je n’ai pas seulement appliqué la réflexivité à mes propres méthodes et interprétations, mais aussi à moi-même comme individu qui se raconte lui-même à travers ses interprétations du terrain, à moi-même qui évolue pendant la recherche, à moi-même qui ne suis pas la même qu’au début de cette recherche.

Adopter une approche réflexive a été en fin de compte une manière d’aller plus loin dans l’analyse des entretiens tout en exposant le cheminement de ma pensée. La subjectivité a joué un rôle important tout au long de ce parcours comme la seule manière pour donner de la validité à ma recherche dès que je suis sortie des sentiers battus de la grounded theory. En dépit de la valeur ajoutée apportée par l’intégration de la subjectivité dans la recherche, mon approche reste critiquable par un certain nombre de chercheurs, surtout d’orientation positiviste. Afin de balancer ces critiques, mais surtout parce que ma méthodologie l’imposait, j’ai adopté une démarche de transparence qui consiste à fournir aux lecteurs les traces de ma pensée. Au manque de transparence méthodologique affiché par certaines recherches en sciences de gestion juste à cause du fait qu’elles se limitent à suivre des méthodologies académiquement ‘approuvées’, j’ai opposé une méthodologie réflexive qui est réactive, adaptative et transparente.