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Chapitre II : Féminisation de la profession comptable libérale : un phénomène

1.1 Profession comptable et modèles professionnels

1.1.1 Histoire de la féminisation de la profession comptable

Les données historiques concernant l’accès des femmes à la profession libérale sont quasi inexistantes en France44. Pour tenter de reconstituer cette histoire j’ai du m’appuyer sur deux sources : d’une part les études anglo-saxonnes traitant de cette question en partant du prémisse que l’évolution observée dans ces pays nous fournit des indications de ce qu’elle a pu être en France (Chambre, 2004).

Les femmes ne sont presque pas mentionnées par l’histoire des sciences de gestion. Cela explique qu’aujourd’hui nous savons encore peu de choses sur les femmes comptables françaises. Il y avait, par exemple, une certaine madame de Maraize, associée d’Oberkampf à qui revenait la responsabilité de la tenue des livres de la Manufacture de toiles peintes de Jouy, à la fin du XVIIIe

siècle. Puis, dans la même période, mademoiselle Malmanche était l’auteur d’un manuel pratique de tenue des livres, qui a connu des nombreuses rééditions. En 1923, au congrès de l’organisation scientifique du travail, une certaine mademoiselle Leroy présentait une communication remarquée sur le calcul du prix de revient dans les chemins de fer45. Dans la même période, l’épouse du tout-puissant armateur Danycan de l’Epine s’occupait elle-même de tous les achats pour l’armement des navires et tenait les deux comptes – ceux de l’affaire et ceux de la maisonnée.

Ainsi, comme le montrent Lemarchand & Parker (1996), certaines questions restent encore sans réponse : quel était le statut de la femme dans la profession ? combien de femmes exerçaient ce métier ? etc. Le manque des données chiffrées remonte jusqu’au début de la deuxième moitié du XXe

siècle.

Selon les données éparses que j’ai pu rassembler, les femmes ont eu un rôle historique dans la tenue des comptes, sans rémunération, comme participation à la petite entreprise familiale ou ont géré les affaires financières des ménages prospères. Mais les besoins des entreprises ayant augmenté et avec l’approfondissement de la division

44 Thébaud (1998) explique cette invisibilité des femmes dans l’histoire : « L’histoire est d’abord et partout, vouée à l’espace public, où les femmes apparaissent peu. En France, plus encore qu’ailleurs, en raison de la construction de l’identité nationale qui privilégie révolutions, guerres et grands hommes ».

sociale du travail et la transformation de la comptabilité en une occupation distincte, les femmes ont été exclues (Thane, 1992).

Heureusement, si les sources officielles occultent les contributions des femmes, il y a des sources parallèles, comme la littérature. Les romans de Balzac en tant que miroirs fidèles de la réalité de son temps, nous racontent que la tenue des livres était une des choses principales qu’une bourgeoise bien éduquée devait savoir46.

Dans les petites entreprises familiales en France, la division du travail est restée constante au cours des derniers siècles, les activités commerciales et comptables étaient à la charge de l’épouse, le mari s’occupant de la production (Labardin & Robic, 2008). Chez les commerçants, les artisans et même la petite bourgeoisie, « l’organisation de la production exigeait que les femmes soient membres à part entière de l’économie familiale » (Tilly & Scott, 2002, p. 8947) et, en cette qualité, elles étaient souvent chargées de la tenue des comptes.

Certaines recherches historiques anglo-saxonnes montrent le rôle des femmes dans la tenue de la comptabilité du foyer ainsi que le rôle de la comptabilité en tant que technique de domination masculine exercée sur les femmes dans la sphère privée (Walker & Llewellyn, 2000). Etudiant l’époque victorienne, (Walker, 1998) montre que la comptabilité du foyer était une occupation prescrite aux femmes afin de restreindre la consommation féminine et faisait partie des tâches de gestion du foyer conçues pour maintenir les femmes à la maison.

La comptabilité en partie double est peu utilisée au début du XIXe

siècle, mais elle s’impose petit à petit. La comptabilité comme corpus, doctrine et pratique matérielle est profondément transformée à la fin du XIXe

siècle et la complexification des affaires nécessite le recrutement d’un nombre plus grand de comptables (Gardey, 2008, p. 226-227).

46 Voici ce qu’on peut lire à propos des talents comptables des femmes dans La Comédie humaine (vol. I), Ed. Omnibus, 2007 : « Elevées pour le commerce, habituées à n’entendre que des raisonnements et des calculs tristement mercantiles, n’ayant étudié que la grammaire, la tenue des livres, une peu d’histoire […] leurs idées n’avaient pas pris beaucoup d’étendue : elles savaient parfaitement tenir un ménage, elles connaissaient le prix des choses, elles appréciaient les difficultés que l’on éprouve à amasser l’argent, elles étaient économes et portaient un grand respect aux qualités du négociant » (p. 21).

« Le soir, Guillaume, enfermé avec son commis et sa femme, soldait les comptes, portait à nouveau, écrivait aux retardaires, et dressait des factures » (p. 30).

« Mais qu’une femme sache donner un coup de main à la comptabilité, à la correspondance, au détail, aux commandes, à son ménage, afin de ne pas rester oisive, c’est tout » (p. 34).

Même si les racines en sont lointaines (Delphine Gardey évoque les femmes et les filles des artisans et des marchands parisiens qui, au XVIIIe

siècle, tenaient les comptes de l’atelier ou de la boutique), le changement, en ce domaine également, se noue autour de la Grande Guerre. Ainsi, en France, les employées étaient deux fois moins nombreuses que les employés au moment du recensement de 1906 ; par contre, leurs effectifs étaient équivalents au premier dénombrement de l’après-guerre. Et n’y voyons pas une spécificité française. La féminisation des emplois de bureau était un phénomène commun à l’ensemble des sociétés capitalistes avancées, même s’il est possible de déterminer quelques particularités au sein de ces dynamiques. Aux États-Unis, la guerre joue sur la dimension qualitative alors que c’est l’évolution des effectifs qui est déterminante en Europe.

En France, l’exclusion des femmes de la profession comptable n’a jamais été entérinée par un texte de loi (Dambrin & Lambert, 2009). Au contraire, les professions en Grande-Bretagne (Lehman, 1992), au Canada (McKeen & Richardson, 1998) ou en Espagne (Carrera, Gutierrez & Carmona, 2001) ont fermé par des lois l’accès sur des critères de sexe.

Les premières tentatives de professionnalisation de la profession comptable française, imitant les juristes, ont mis sur pied un projet professionnel associant étroitement qualités morales (l’indépendance étant la plus prisée) et qualités techniques autour de la figure du professionnel gentleman (Ramirez, 2003).

Après la Première Guerre mondiale, la fiscalité étant devenue importante (avec l’introduction notamment de l’impôt sur les bénéfices de guerre et l’impôt sur les revenus), une place accrue dans le travail d’un comptable est prise par la fiscalité. Avec son développement un besoin de technicité s’est fait ressentir. Les experts-comptables étaient alors ainsi définis : « Est expert-comptable le technicien qui, en son propre nom et sous sa responsabilité, fait profession habituelle d’organiser, vérifier, apprécier et redresser les comptabilités et les comptes de toute nature »48. Pour exercer sa profession, il doit être inscrit au tableau de

48 Conformément à l’ordonnance no. 45-2138 du 19 septembre 1945 qui demeure le texte de base de l'organisation actuelle de l’Ordre en France. La loi de 1968 introduit une nouvelle définition de l’expert-comptable par rapport à la révision et renonce à la qualification de « technicien » : « Est expert-l’expert-comptable ou réviseur comptable au sens de la présente ordonnance celui qui fait profession habituelle de réviser et d’apprécier les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n’est pas lié par un contrat de travail. Il est également habilité à attester la régularité et la sincérité des bilans et des comptes de résultats. »

l’Ordre et être titulaire du diplôme d’expertise comptable délivré par le ministre chargé de l’enseignement supérieur.

Cette définition techniciste du professionnel expert-comptable va de paire avec une féminisation des services de comptabilité dans la décennie suivant la Première Guerre mondiale. Si la plupart des femmes sont embauchées pour travailler sur les machines comptables, l’utilisateur de la machine à calculer est souvent un homme (Gardey, 2008, p. 238). Ainsi, les femmes sont reléguées à des postes d’exécution, routiniers, sans statut et valorisation sociale. En citant un article de la revue « Mon bureau » de 1925, Gardey (2008, p. 239) montre comment se construit la division sexuelle du travail dans le milieu professionnel comptable par la minoration des qualités requises pour utiliser les machines comptables, tâche considérée comme la « partie élémentaire » de la comptabilité ; dans la « partie supérieure, la véritable partie comptable, il y a encore peu de femmes ».

Les caractéristiques de la main d’œuvre féminine sont ainsi socialement construites comme : « goût et capacité » pour les tâches routinières, absence de compétences spécifiques, manque de possibilité de monter dans la hiérarchie, de prendre des responsabilités, d’encadrer le personnel ou de diriger (Gardey, 2008, p. 246).

La construction de la légitimation de la profession comptable anglaise dans les années 1930 reposait d’un côté sur la distinction entre « accountant » et « bookkeeper »ou « clerk » et de l’autre entre « accountant » et femme (Kirkham & Loft, 1993). Le discours sexué déployé par la profession comptable légitimait non seulement l’exclusion des femmes, mais il faisait aussi partie du processus de construction du professionnel comptable. Ainsi, le succès du projet de professionnalisation de la profession comptable en Angleterre a impliqué « la création et le maintient d’une identité masculine pour le comptable professionnel (Kirkham, 1992 ; Kirkham & Loft, 1993) et une solidification de la démarcation entre le professionnel gentilhomme et les simples employés, en majorité des femmes (Hopwood, 1987, p. 67)49.

Les stratégies de clôture et d’exclusion utilisées par la profession comptable en Grande Bretagne comme partie de son processus de professionnalisation étaient partiellement dirigées vers d’autres « comptables », mais aussi vers d’autres employés de bureau qui

49 “Until recently the professional echelons of accounting were a male preserve with women confined to the clerical and secretarial functions. Indeed one of the aims of the early professionalisation projects in accounting might be seen in terms of a solidification of the demarcation between the gentlemanly professional and the mere (and usually female) clerk, where previously the distinction had been vague and ambiguous, if existent at all” (1987, p. 67).

faisaient des travaux de comptabilité. Ce processus avait une forte composante de ségrégation sexuée car les experts-comptables étaient des hommes et la catégorie des employés était fortement féminisée (Roberts & Coutts, 1992). Les femmes étaient considérées comme inappropriées pour le travail de comptable car émotionnelles, subjectives et incapable de manier les chiffres (Roberts & Coutts, 1992).

En Grande Bretagne, les dactylographes, secrétaires et employés de bureau étaient de jeunes femmes célibataires50. Il y a ici une première différence significative entre la France et la Grande Bretagne. En France, ce sont essentiellement les femmes mariées qui alimentent ces emplois, tandis qu’en Angleterre, où « la barrière du mariage » (marriage bar) est drastique, ce sont les jeunes filles qui tiennent ce rôle (Audusseau-Besson, 2000 ; Chevandier, 2005).

Dans les années 1960-1970 les femmes n’étaient presque pas représentées parmi les experts-comptables51 français et celles que j’ai rencontrées et interrogées à ce sujet témoignent de la réticence des hommes de la profession à les y intégrer et des attitudes discriminatoires dont elles faisaient l’objet :

En entrant en 1974 pour faire son stage d’expertise comptable dans un Big, Denise rencontre un chef de bureau qui

[…] ne voulait pas de femme parce que c’était l’image plutôt de l’homme expert-comptable. Il m’a quand même gardée dans son bureau parce qu’il n’avait pas d’autorité, c’était son supérieur qui m’avait recruté, qui m’avait testé. Ça a été assez difficile quand même parce que le patron, le directeur de bureau il considérait, il me disait d’aller déjeuner avec les secrétaires. Il partait déjeuner, […] et il me disait : “Bon, Mme D. vous allez déjeuner avec les secrétaires.” et les experts-comptables stagiaires allaient déjeuner avec l’expert-comptable ». Un autre témoignage concernant la même période observe :

Les rares femmes qui étaient expert-comptable, dans les soirées de congrès, [...] ou pour les conférences, on leur disait : “Mais ici c’est pour les experts-comptables, c’est pas pour les conjointes.” Et donc, systématiquement elles étaient considérées comme des conjointes et non pas comme des experts-comptables. Et bien sûr, elles contestaient : “mais moi je suis expert-comptable”. De ce côté-là, on a fait beaucoup de progrès, à mon avis. (Homme, expert-comptable)

50Anderson (1988) notait qu’en 1911 en Grande Bretagne 98% des femmes employées commerciales et de bureau (117 057) étaient célibataires et 95% avaient moins de 35 ans.

51 Les statistiques sur l’évolution du nombre des femmes experts-comptables ne remontent que jusqu’au début des années 1990. Selon un des témoignages que nous avons pu recueilli, dans les années 1970-1975 il y avait environ 2% de femmes experts-comptables.

De plus, il ne faut pas oublier que jusqu’en 1965 les femmes avaient besoin de l’accord de leur mari pour exercer une profession et, même si cette interdiction était devenue formelle dans les années avant l’abrogation de cette loi, l’image de la femme comme personne capable de décider de son propre sort était sérieusement mise en question. Après les années 1980, les femmes ayant affirmé leur présence stable sur le marché du travail, des changements commencent à se faire sentir aussi dans la profession comptable. Pourtant, les femmes vont dépasser 15% du nombre des nouveaux inscrits à l’Ordre seulement en 1990, ce qui témoigne d’une certaine lenteur dans l’évolution du processus de féminisation52.