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Chapitre III : Une approche réflexive et sociologiquement ancrée

1.2 Oser l’innovation : une méthodologie innovatrice et personnelle

Le genre semble à première vue être un sujet à la portée de tout le monde :

Plus que tout sujet de la science, le genre est expérience commune et sens commun, mais aussi banalité parce que c’est un artefact (construct) pris comme acquis (Gherardi, 1995, p. 2).

Le genre est la dichotomie fondamentale de la pensée qui caractérise nos vies privées ainsi que nos vies publiques (Alvesson & Skoldberg, 2000, p. 200).

Les structures de genre sont tellement enracinées dans la conscience sociale que ce sujet peut sembler assez facilement manoeuvrable car tout le monde a l’expérience d’appartenir à l’un ou l’autre sexe et de comprendre la réalité par ce prisme. Pourtant, tout chercheur se prêtant à l’étude du genre (l’auteur de la présente thèse ne constitue pas une exception) se heurte au fait que les structures du genre sont complexes et souvent contradictoires (Alveson & Billing, 1997, p. 4).

La difficulté de l’étude du genre semble liée tout d’abord à son statut de phénomène historique. Le genre, comme construction sociale n’est pas un phénomène statique, qu’on peut explorer en découpant le temps présent. Il a des racines historiques et, de plus, il est en mutation et évolution constantes. En outre, les raisonnements et les affirmations sur le genre ne sont jamais neutres du point de vue politique car faire des distinctions, des choix suppose de déclencher des stéréotypes basés sur les distinctions de genre qui orientent notre comportement. En conséquence, la valeur d’une étude sur le genre n’est pas, à mon avis, d’offrir des vérités neutres, mais d’être « une source d’inspiration intellectuelle et une contribution à la continuation de la conversation sur comment doit-on vivre sa vie et modeler les institutions politiques, y compris les organisations » (Alveson & Billing, 1997, p. 16).

Ma méthodologie s’est forgée au fur et à mesure de mon immersion dans le terrain et en puisant fortement dans mon expérience personnelle en tant que femme et professionnelle comptable. Ainsi, je n’applique pas une méthodologie pré-établie, mais

88 A l’instar de Ahrens & Chapman (2006), Llewellyn (2003) et Joannidès & Berland (2008) je différencie la méthode de la méthodologie. Ainsi la méthodologie reflète l’interaction entre conscience ontologique, perspective épistémologique et le choix des méthodes, tandis que la méthode est un ensemble de techniques et procédures.

je la construis en fonction de l’objet de recherche, de l’évolution de la question de recherche et de mes propres suppositions ontologiques et épistémologiques (Clandinin & Connelly, 1994 ; Joannidès, 2009 ; Le Theule, 2007).

La meilleure méthode pour conduire une recherche est de l’ajuster continuellement (Joannidès, 2009, p. 161) en fonction de l’évolution de la compréhension du terrain. La méthodologie que j’ai utilisée peut être qualifiée comme étant réflexive et féministe. Le concept de méthodologie réflexive signifie qu’on va prêter beaucoup d’attention aux différentes manières dont des éléments linguistiques, sociaux, politiques et théoriques sont liées dans le processus du développement de la connaissance pendant lequel le matériel empirique est construit, interprété et écrit. Selon Alvesson & Skoldberg (2000, p. 5) la recherche empirique caractérisée par la réflexivité commence par l’adoption d’une posture sceptique envers « les répliques non problématiques du fonctionnement de la réalité » (unproblematic replicas of the way reality functions). Cette posture sceptique doit être contrebalancée par la confiance que le matériel empirique, s’il est bien choisi et interprété, peut représenter la base de la production de la connaissance et fournir des opportunités de compréhension plutôt que des « vérités ».

La méthodologie est féministe dans le sens donné par Haynes (2008), c’est-à-dire qu’elle suppose que : (1) l’objectivité doit être questionnée et la subjectivité valorisée ; (2) les liens entre l’ontologie et l’épistémologie, ainsi qu’entre le processus de recherche et ses résultats doivent être reconnus ; (3) des relations non abusives avec le « sujet » de la recherche soient développées dans le but d’avoir un impact sur la vie des femmes ; (4) une valorisation du personnel et du privé comme digne d’étude ; (5) la réflexivité soit utilisée comme source d’idées.

En conformité avec la posture épistémologique et méthodologique adoptée, je n’ai pas formulé d’hypothèses. Ne pas faire des hypothèses ne signifie pas un rejet de la responsabilité, ni de la rigueur de la recherche (Ahrens & Chapman, 2006). Je partais ainsi à la découverte du terrain avec une question de recherche qui a beaucoup évolué pour prendre sa forme actuelle. Mon approche à ce stade a été éminemment inductive, inspirée par la méthode dite grounded theory constructiviste (Charmaz, 2001, 2006). L’architecture de la recherche a été marquée par une évolution constante des méthodes d’analyse et d’interprétation des données ce qui conduit à la construction d’une méthodologie réflexive. On peut cependant distinguer deux strates qui correspondent à l’approfondissement de la question de recherche et au raffinement de mes méthodes d’interprétation.

La première strate a supposé une analyse et une interprétation des données suivant les techniques et procédures de la méthode de la grounded theory constructiviste. Ainsi, les unités d’entretiens ont du être découpées en morceaux (codifiées sous des catégories, des thèmes) qui m’ont aidée à organiser le matériel recueilli. J’ai pu ainsi rendre compte des difficultés rencontrées par les femmes dans leur parcours professionnel, des stratégies qu’elles utilisent afin de concilier leur vie professionnelle et familiale, de leur difficulté à négocier leur statut de mères dans le contexte organisationnel, ou de l’importance de la socialisation pour l’avancement professionnel.

Une deuxième strate est venue approfondir et enrichir les interprétations issues de la première strate. Le codage m’est apparu finalement comme une méthode assez contraignante et j’ai atteint ses limites quand j’ai essayé de m’élever au-delà des pratiques et des actions et de me concentrer davantage sur les personnes (Haynes, 2005). De plus, la méthode de la grounded theory reste assez focalisée sur les données et ne tient pas compte de la dépendance existante entre données et théorie (Alvesson & Skoldberg, 2000, p. 34). A mon avis, le sens d’une vie réside dans la trajectoire de vie et dans la continuité de la construction identitaire. J’ai opté ainsi pour une analyse plus holistique des narrations des femmes. En conséquence, ce deuxième volet de mon interprétation du terrain a supposé l’application de ce qui me semble être une démarche plus respectueuse envers les personnes dans le but de rendre compte de la diversité et des trajectoires individuelles.

Pendant la recherche je suis devenue de plus en plus consciente de l’importance du langage et de son manque de neutralité et, en conséquence, ma recherche a pris une tournure plus réflexive. Par ailleurs, dans cette deuxième étape du travail de recherche je me suis plus intéressée aux récits de vie de femmes. J’ai opté pour une présentation des histoires intégrales de cinq femmes ainsi qu’elles me les ont livrées, en mettant en évidence leur trajectoire individuelle (voir Chapitre V). Ceci m’a amenée à adopter une posture plus réflexive sur ma propre biographie ainsi que sur l’impact que cette recherche a eu sur ma propre philosophie de vie. Un récit de ces expériences sera fait dans le chapitre de conclusion de cette thèse quand je retournerai aux questionnements méthodologiques.

J’ai été guidée dans la construction de cette méthodologie par trois éléments qui ont façonné ma compréhension du terrain. Ces trois éléments ont été :

- le besoin d’intégrer ma propre subjectivité comme élément positif dans l’approche et l’interprétation du terrain. En effet, mes propres expériences et mon propre vécu m’ont aidée, mais aussi empêchée parfois de comprendre les expériences de mes semblables ;

- le besoin de réfléchir à moi-même et à mes propres actes, ainsi qu’à mes outils de chercheur ;

- le besoin de construire une relation non autoritaire avec les femmes que j’ai interviewées.

2 La mise en œuvre de la démarche méthodologique

Comme précisé antérieurement, la mise en œuvre de la méthodologie réflexive a signifié une attention toujours renouvelée pour les interactions entre ma propre ontologie, l’objet de ma recherche et les méthodes de recueil et d’interprétation des données. Ainsi, à un moment donné, ce regard réflexif m’a signalé que la méthode de la grounded theory avait atteint ses limites et que pour avancer dans la compréhension du terrain il fallait adopter une posture plus holistique. Ainsi, je peux affirmer avoir construit la méthodologie de recherche au fur et à mesure de l’approfondissement du terrain et en voulant transcrire le plus fidèlement possible mes expériences en tant que chercheur.