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Chapitre IV : L’expérience sociale des professionnelles experts-comptables

2.2 L’organisation du travail et l’esprit d’équipe

Des mots comme excellence, intégrité, travail en équipe et leadership apparaissent dans toutes les brochures de présentation des cabinets anglo-saxons. Il est attendu des collaborateurs non seulement qu’ils développent leurs compétences techniques, mais « chaque collaborateur doit être toujours plus innovant, développer ses connaissances et sa réactivité » (web site Big 4). Il peut paraître contradictoire de concilier la culture forte de ces cabinets, basée comme nous avons vu sur une formalisation importante des règles et des procédures, avec des qualités comme la créativité, l’innovation, l’autonomie. D’ailleurs, pour Marzano (2008, p. 90), « le discours tenu par beaucoup d’entreprises par rapport à leurs employés est un mélange de contradictions criantes qui disent tout et leur contraire ».

Le travail en équipe avec une organisation pyramidale est un des traits saillants de l’organisation de l’activité dans les grands cabinets113. Un des critères de recrutement est la capacité d’intégrer les équipes déjà existantes.

Travailler en équipe implique également d’être solidaires les uns envers les autres. La réussite passe par la mutualisation des talents » (web site Big 4).

Donc faire partie de l’équipe signifie agir de concert avec les autres, ce qui implique soutenir les autres dans le développement et le bon fonctionnement des missions et aussi être soutenu en cas de besoin, obtenir des réponses aux questions et des conseils.

La valeur de leadership est importante pour la pérennisation et le fonctionnement de ces cabinets, car les leaders de demain, les futurs associés, proviennent généralement de l’intérieur des cabinets et la promotion en tant qu’associé se fait par cooptation en accord avec les autres associés.

Le leadership demande une vision, de l’audace et du courage. Etre leader implique de relever des challenges ambitieux. Le leadership s’impose par son savoir-faire, par son savoir être et par un comportement exemplaire (web site Big 4).

Les leaders sont ambitieux et doivent pousser continuellement les limites. Mais, dans le milieu organisationnel comme ailleurs, les qualités féminines n’ont pas été considérées comme compatibles avec les positions de management (Kirkham, 1992). Cette perception essentialiste des hommes et des femmes perdure encore dans les organisations comme le montrent nos entretiens, les femmes étant constamment perçues, même par des femmes, comme étant généralement moins ambitieuses que les hommes.

Il est à noter par ailleurs que les supports de présentation ainsi que les discours des collaborateurs de ces cabinets sont parsemés d’anglicismes ésotériques. La langue de bois n’est rien d’autre qu’une langue de rôle, un langage où l’individu s’efface derrière l’institution (Kaufmann, 2004, p. 268).

Une autre particularité de ces cabinets est que le personnel est très jeune, la moyenne d’âge étant d’environ 33 ans (selon l’information disponible sur les sites Internet des cabinets). Ces cabinets sont aussi très dynamiques, ils ont eu pendant les dernières deux décades une croissance très rapide et ont multiplié leurs effectifs souvent par cinq ou six, selon les témoignages que j’ai pu obtenir. Pour les jeunes recrutés chaque année, avec des profils similaires, les passages de grade sont souvent comme des passages de classe.

113 A la différence des métiers de front (supposant le travail direct avec les clients), les personnes dans les métiers support (environ 20% du personnel des cabinets) ne sont pas organisées en équipes, mais d’une manière assez horizontale et indépendante.

L’interviewée ci-après, rentrée en 1987 dans un Big 4 comme junior, se rappelle avoir vécu ses premières années comme une continuation de l’école :

Ce qui était bien quand on entrait chez [Big 4], c’est qu’on entrait tous en même temps, c’était un peu comme à l’école. On était arrivé, je ne sais pas, une dizaine, et on était beaucoup de province. […] on se retrouvait le soir après le travail. Je n’étais pas isolée […]. On a beaucoup, beaucoup travaillé parce qu’on est arrivé dans une phase où la structure était en mutation. […] Nous, on arrivait avec plein de bonne volonté, mais sans expérience parce que nous étions débutants, et on a fait énormément d’horaires. On partait le soir à 23 h, mais je dirais que c’était un peu comme à l’école. On a beaucoup, beaucoup travaillé. (Pascale, associée, cabinet individuel, trois enfants)

Le ressenti de génération est très fort ; il s’agit des gens qui intègrent le cabinet la même année, qui se forment et évoluent ensemble, qui se rencontrent et collaborent au sein de différentes équipes affectées à des missions différentes. Le fait d’appartenir à une équipe, à une promotion et de se reconnaître dans ses pairs semble avoir un effet ‘apaisant’ et surtout entraînant en ce qui concerne la motivation de faire des heures supplémentaires.

Je trouve que quand même un cabinet comme le nôtre, quand on sort d’une école de commerce, c’est une continuité assez naturelle, c’est-à-dire qu’en école on est en promo, on est en groupe, on travaille beaucoup en équipe. Finalement, dans un cabinet, on reproduit ça, c’est-à-dire qu’on est une nouvelle promo, puisqu’il y a tous les aspects d’intégration qui sont très importants, un esprit de corps qui se recréé. (Agnès, associée, Big, trois enfants)

C’est quand même difficile, mais c’est aussi bien d’être avec plein de jeunes qui ont le même profil que vous, en fait, on se serre les coudes. (Yael, ex supervisor,

Big, enceinte de son premier enfant)

L’équipe constitue un élément de cohésion et de stabilité au sein du cabinet dans le sens où elle porte, comme un creuset, les différentes individualités et personnalités. On peut comprendre mieux l’enjeu identitaire représenté par l’équipe, si on compare avec la solitude et le désarroi ressentis par les salariés des petits cabinets :

Ça ce n’est pas facile dans la profession quand on est d’un petit cabinet, de ne pas se sentir isolé et perdu ce qui peut donner justement des coups de déprime [...] parce qu’on a l’impression de perdre pied si l’importance du dossier fait qu’on a l’impression d’être seul. (Cyril, manager, petit cabinet, sans enfant)

Les règles strictes du jeu dans les Big ont l’avantage de ne pas livrer les personnes à elles-mêmes. Rester et persévérer sur le chemin « approuvé » implique surtout l’entretien du sentiment de sécurité ontologique (Giddens, 1991).

L’encadrement des nouveaux entrants est très strict et le travail est contrôlé par plusieurs filtres hiérarchiques :

Tout ce que vous faites, est revu d’abord par le chef de mission, puis par les managers, et ça redescend ensuite aux assistants. Donc, c’est vraiment très encadré, la probabilité d’erreur est très faible. (Yael, ex supervisor, Big, enceinte de son premier enfant)

Chez les nouveaux entrants, la construction de l’identité professionnelle apparaît comme strictement encadrée institutionnellement et la surveillance semble vouloir limiter les dérapages.

Tout en bas, le maillage disciplinaire est d’autant plus dense que les risques de désocialisation sont grands. Les individus ne sont pas livrés à eux-mêmes ; ils n’ont accès que marginalement à l’inventivité identitaire (Kaufmann, 2004, p. 263).

La socialisation dans l’esprit de l’équipe est internalisée par les professionnelles de telle façon que cela fait partie de leur identité professionnelle. Pour certaines (Agnès, Christine) la peur de se retrouver « seules », sans le support de l’équipe qui fait tellement partie de leur manière de travailler au quotidien, les empêche de penser à une installation en indépendant. Catherine, associée dans un Big, se posant, quelques années avant la retraite la question de comment « l’agrémenter agréablement », se déclare ennuyée par la perspective de devoir travailler seule :

Je veux continuer d’être commissaire aux comptes, mais le seul souci c’est que j’ai eu l’habitude d’être dans des grosses firmes, où tu consultes, t’as un problème, tu n’es pas tout seul à t’emmerder. Rien qu’en parlant, tu trouves toujours un associé qui a un quart d’heure à te consacrer, toujours, c’est la règle, il est 6 heures du matin ou 10 heures du soir, t’en attrapes toujours un qui est prêt à te consacrer un quart d’heure. Rien qu’en parlant, en expliquant, tu as parfois une lumière ou le fait d’échanger ça te permet de trouver la solution, ou en tout cas d’avancer. Donc, se retrouver seule […], ça m’emmerde un peu. (Catherine, associée, Big, sans enfant)

Ce mode de travail en équipe internalisé lors des années passées dans un Big, est reproduit par Pascale dans son cabinet : « j’ai un peu retraduit la même organisation pyramidale que chez [nom du Big] » (Pascale, associée, petit cabinet, trois enfants).

Pour renforcer la cohésion des équipes, les cabinets allouent chaque année des budgets pour organiser les sorties des équipes. Pourtant, la distance hiérarchique reste importante et elle semble renforcée par la culture française (cf. d’Iribarne, 1989). Le résultat est que les associés ne se mêlent pas avec les débutants et cela pas forcément toujours à cause des associés :

On a des équipes, on a un budget [pour] qu’ils puissent sortir ensemble un certain nombre de fois dans l’année. Moi, j’ai posé la question la dernière fois, « est-ce que vous voulez que je me joigne à vous ? ». Et il y en a un qui m’a gentiment dit

: « écoute, ce serait bien que tu ne le fasses pas, parce que les plus jeunes seront impressionnés, donc ça va casser l’ambiance ». Pas de problème. Moi je le fais avec plaisir, mais si c’est pour casser l’ambiance… (Florence, associée Big, sans enfant)

Les sorties entre collègues après le travail « pour boire un coup » sont assez rares à la différence de la Grande Bretagne (voir Anderson-Gough et al., 2001, 2005)114. Les usages imposent en France une séparation assez nette entre la vie professionnelle et la vie familiale et, à l’exception des sorties organisées périodiquement par les cabinets, les collaborateurs ne socialisent que rarement en dehors du cabinet. Par contre, nous avons des indices que les déjeuners sont utilisés au maximum pour ce genre de socialisations, mais là encore cela se fait entre pairs car la distance hiérarchique reste un facteur de séparation important.

Souvent, la hiérarchie est difficilement supportable par les nouveaux entrants, donc le travail d’adaptation à la culture organisationnelle impose une période intermédiaire consacrée à une éducation spécifique visant à rendre les nouveaux plus dociles. Il n’est pas rare que la première année les nouvelles recrues auront à faire des tâches ennuyeuses, ‘un peu de tout’, mais sans approfondir.

Alors la première année… j’ai eu pas mal de difficultés à m’intégrer parce que j’étais dans un cabinet - je ne sais pas si c’est la culture du cabinet, le fait qu’il était assez gros - mais c’était très hiérarchisé et j’avais du mal à supporter cette hiérarchie. En fait, elle était assez pesante et je trouvais que le travail était très découpé et qu’on ne voyait pas forcément les finalités du travail général du commissaire aux comptes et je n’aimais pas ce côté parcellaire. Même si j’avais une forte implication en temps, j’avais un petit problème d’intérêt ou de motivation. (Christine, senior manager, Big, deux enfants)

Cette interviewée dit avoir résolu la difficulté d’une hiérarchie pesante et de l’hyperspécialisation des tâches en ayant à assumer des responsabilités plus importantes et à conduire des missions.

Les stéréotypes sur les femmes perdurent encore dans les organisations définissant les comportements attendus de la part des femmes comme attentionnées, tendres, patientes et ayant le sens de l’écoute (Haynes & Fearful, 2007). Selon Ferguson (1984, p. 95), les femmes sont perçues comme féminines parce qu’elles manquent de pouvoir et ceci est une façon de gérer la demande de subordination. Pour Gherardi (1995) la sexualisation de la relation d’emploi est un instrument de contrôle de l’organisation sur les personnes.

114 La période de début pour les nouveaux entrés semble être différente de ce point de vue car désireux de socialiser et n’ayant pas généralement des responsabilités familiales, les recrues sont plus disponibles pour les sorties après le travail.

Selon elle, cette sexualisation est particulièrement évidente dans les ‘rôles limite’ – ceux où l’employé vient en contact avec les clients ou avec l’environnement extérieur à l’organisation.

[…] les femmes sont souvent utilisées à socialiser le groupe avec lequel l’organisation vient en contact, spécialement quand le groupe est particulièrement difficile, déviant, obstructif ou n’accepte pas facilement l’autorité (Gherardi, 1995, p. 43).

Une associée se rappelle que dans son cabinet il y avait cette pratique d’envoyer des missions féminines pour « apprivoiser » les clients plus difficiles :

Donc, parfois, on était en mission, ça m’est arrivé, mais quand j’étais jeune sur le terrain, un terme « envoyer en mission de sauvetage », uniquement des femmes, quand vraiment les clients étaient tordus, impossibles à gérer, on nous envoyait en mission féminine. (Catherine, associée Big, célibataire, sans enfant)

La même associée raconte comment, lors d’une année difficile quand les Big ont du licencier et elle venait juste d’être nommée jeune associée et responsable RH, les autres associés hommes l’ont laissée se débrouiller seule : « j’étais la nana avec un côté un peu moelleux » ; les autres associés hommes « s’étaient barrés en vacance et ils m’avaient laissé derrière, moi, la jeune associée » (Catherine).

Selon Gherardi, le contrat d’emploi, généralement décrit comme l’échange plus ou moins équitable du travail pour le salaire, laisse place à un non-dit qui est le fait que ce contrat accorde le droit de commande sur un corps. Ces corps, dont la sexualité est différenciée, sont utilisés sur la durée de temps et selon les modalités prescrites. C’est ainsi que la sexualité féminine, stigmatisée ou neutralisée dans d’autres circonstances, est utilisée comme une ressource commerciale ou organisationnelle (Wilson, 2003, p. 199).