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3.2 Le circuit de la monnaie

3.2.1 La structure du circuit

L’algorithme du circuit

Le fonctionnement du système formé par le circuit de la monnaie obéit à un processus qui peut être décrit comme un algorithme, c’est à dire comme une suite d’opérations ordonnées au sein d’une séquence — la période du circuit.

« A monetary economy is therefore viewed as existing through a specific sequence of irreversible events where the principle factor is the “essential- ity of money”. » (Rochon 1999, p. 6)

Pour Bougrine et Seccareccia (2003, p. 165), « [p]uisque la production et l’échange prennent du temps, la structure du circuit monétaire est temporelle et appelle une analyse séquentielle ». Suit une description du circuit qui en fait apparaître clairement le caractère algorithmique :

Première phase (début du cycle de production et du processus de “flux” de la mon- naie) :

Les entreprises ont besoin d’une finance qui leur permettra d’acheter le capital circulant nécessaire pour entreprendre la production ; pour le secteur consolidé

des entreprises, elle peut être réduite au paiement des salaires.

Les entreprises constituent donc leur stock de dette à court terme auprès du système bancaire.

Seconde phase :

Le travail employé entreprend la production sur la base d’un accord de salaire monétaire et produit soit des biens de consommation (destinés à être vendus aux ménages), soit des biens capitaux (pour les achats inter-entreprises). Lorsque la production est achevée, fin du cycle de production.

Troisième phase (début du processus de “reflux” de la monnaie) :

Les ménages dépensent une certaine partie de leur revenu pour acquérir les biens de consommation qu’ils ont produits, en fonction de leur propension à épargner.

Les entreprises émettent des titres sur le marché financier espérant capter la totalité du flux d’épargne des ménages retirée du marché des biens.

Quatrième phase :

Les entreprises remboursent les dettes à court terme contractées auprès des banques.

Pour le modélisateur multi-agents, cette description du circuit de la monnaie sous forme d’un enchaînement d’opérations ordonnées au sein d’une séquence de base constitue un document de travail très précieux. En effet, la structure d’un modèle multi-agents est par nature séquentielle et en termes d’informatique cette séquence d’événements définit la boucle principale (« main loop ») du programme correspon- dant. La réitération de cette séquence assure la reproduction et le développement du système.

L’idée de la réitération de la période de base du circuit, bien qu’admise en principe par les auteurs du circuit, ne va pourtant pas de soi. Dans la théorie du circuit, la séquence de base constitue une période abstraite, considérée isolément du passé et du futur. Nous verrons que cela n’est pas sans conséquence sur les résultats des modèles du circuit.

Micro, méso, macro

L’autre particularité remarquable qui apparaît à la description de la période de base, est que les modèles du circuit sont composés de plusieurs « agents sectoriels » (Lavoie 2004, p. 75) en interaction. Lavoie rapproche cette démarche de l’approche de Tobin (1982), selon lequel « tout modèle doit comprendre une multiplicité de secteurs » (Lavoie 2004, p. 69) ; il l’oppose en revanche à celle des « économistes

néoclassiques [. . .] repliés sur l’irréaliste agent représentatif, à la fois consommateur et producteur » (Lavoie 2004, p. 70). Selon Lavoie, l’approche du circuit se situe au niveau intermédiaire de la mésoéconomie :

« Les keynésiens circuitistes français ont toujours prôné l’étude de lois structurelles, indépendantes des comportements des agents, et situées à un niveau mésoéconomique. La mésoéconomie est l’analyse qui se situe à mi-chemin entre l’analyse agrégée de la macroéconomie et l’analyse individualisée de la microéconomie. » (Lavoie 2004, p. 69)

Pour autant, les modèles du circuit de la monnaie se situent-ils vraiment au niveau mésoéconomique ? La préoccupation première des circuitistes est, sans aucun doute, macroéconomique. Ce n’est que pour faire apparaître les interactions internes au système économique qu’ils le décomposent en différents secteurs. Aussi, selon nous, les modèles du circuit de la monnaie ne se situent pas quelque part sur l’axe micro– macro, ils se situent d’emblée au niveau macroéconomique. Le mouvement de la pensée opéré par leurs auteurs doit être plutôt localisé à un niveau intermédiaire sur un axe désagrégation–agrégation.

Désagrégation et complexification

Les modèles du circuit de la monnaie peuvent être rapprochés des modèles à compartiments utilisés en biologie en particulier pour la modélisation des dynamiques de populations.

« Un système à compartiments est un ensemble de deux ou plusieurs compartiments qui communiquent entre eux et entre lesquels circule un ou plusieurs éléments déterminés. Le nombre de compartiments et les règles de circulation constituent les caractéristiques du système. » (Legay 1973, p. 121)

L’élément circulant des modèles du circuit est évidemment la monnaie. Les compar- timents des modèles du circuit sont généralement au nombre de trois — secteurs des banques, des entreprises, des ménages — mais parfois plus — par exemple avec l’intégration du secteur gouvernemental.

Poursuivons avec Legay :

« En fait, les compartiments sont souvent des boîtes noires dans la mesure où l’on ignore ce qui se passe à l’intérieur de ceux-ci. C’est même l’un des mérites du modèle à compartiments que de permettre l’approche de problèmes qui seraient inabordables autrement. Mais cela ne veut pas dire qu’un compartiment doit être une boîte noire. Bien au contraire

dans de nombreux cas la connaissance du comportement des éléments mobiles à l’intérieur du compartiment donne de grandes facilités quant à l’interprétation des échanges effectués par ce compartiment. [. . .] On peut donc affiner l’analyse et surtout la rendre plus explicative en rompant la boîte noire admise au départ et en la divisant en autant de compartiments que l’information disponible le permet.5 » (Legay 1973, p. 126)

En désagrégeant le système économique en plusieurs agents sectoriels reliés entre eux par des flux réels et monétaires, les circuitistes ont « rompu la boîte noire » de la macroéconomie. Comme le préconise Legay, certains d’entre eux ont poussé la dé- marche plus avant en désagrégeant à leur tour les différents secteurs — distinguer le secteur des biens de consommation du secteur des biens de production (Forges Da- vanzati et Realfonzo 2005) ou distinguer la banque centrale du secteur des banques commerciales (Lavoie 2003, Rossi 2005).

Toutefois, le mouvement de désagrégation se heurte à la complexification crois- sante du modèle. Plus on désagrège le modèle, plus le nombre de secteurs augmente ainsi que le nombre d’interactions entre les secteurs, et donc augmente la complexité du modèle.

« Il est clair que l’expérience pourrait parfois nous conduire à un niveau très complexe, mais dont on ne pourrait traiter mathématiquement les données [. . .] [U]n système à compartiments, pour une même situation, sera d’autant plus simple qu’il y aura moins de compartiments et que ceux-ci seront plus globaux ; chaque compartiment recouvre alors une réalité plus complexe dont on utilise que le bilan ; le nombre de relations entre les compartiments s’en trouve évidemment réduit. On peut donc avoir intérêt, dans un premier temps, à construire un modèle simple, dont on sait bien que les éléments devront à leur tour éclater. » (Legay 1973, p. 65)

Les modèles du circuit de la monnaie se situent donc à un niveau de complexité su- périeur à celui des modèles basés sur un agent représentatif unique, mais à un niveau encore très éloigné de la complexité d’un modèle multi-agents. Par conséquent, il ne va pas être simple de construire la structure réelle et monétaire d’un modèle multi- agents à partir de la théorie du circuit ; cette construction réclamera nécessairement un effort important d’adaptation, et le mouvement de désagrégation sera aussi un mouvement de complexification.

5. Ce processus de division progressive d’un élément complexe en un système d’éléments plus simples en interactions est évidemment similaire à la stratégie de décomposition des problèmes préconisée en programmation orientée objet (voir Wegner (1990), cité page 44) et à la stratégie d’abstraction décroissante en modélisation multi-agents (voir Phan (2006), cité page 51).