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2.1 Des modèles peuplés d’agents multiples

2.1.2 L’origine des modèles peuplés d’agents multiples

A l’origine, les systèmes multi-agents apparaissent dans le domaine des sciences informatiques, comme un objet de recherche dans le champ de l’intelligence artificielle distribuée. Leur application à la modélisation économique se développe progressive- ment depuis les années 1980 à partir d’initiatives individuelles et dispersées mais qui gagnent progressivement en force et cohésion, jusqu’à se constituer en « mouve- ment ».

« Over the last twenty years a different way of doing economics has been slowly emerging. It goes by several labels: complexity economics, com- putational modeling, agent-based modeling, adaptive economics, research on artificial economies, generative social science — each of these with its own peculiarities, its own followers, and its own nuances. Whatever the label, what is happening, I believe, is more than just the accumulation of computer-based or agent-based studies. It is a movement in economics. » (Arthur 2006, p. 1553)

Ces premières initiatives s’appuyaient sur une série de travaux précurseurs qui doivent être mentionnés6.

Le groupe de l’université de Carnegie Mellon

Quoi qu’en dise Axtell (2006, p. 142), nous voyons dans le groupe des chercheurs de l’université de Carnegie Mellon les véritables précurseurs de l’approche multi-

6. Je remercie Leigh Testfatsion pour ses conseils de lecture qui ont orienté mes recherches pour la rédaction de cette section.

agents (Simon 1961, Simon 1955, Simon 1959, Cohen 1960, Cohen et Cyert 1961, Simon 1962, Cyert et March 1963). Il est vrai que ces chercheurs n’ont construit au- cun modèle peuplé d’agents multiples. Cependant, leurs travaux dans le domaine de la rationalité limitée et de la rationalité procédurale ont conduit à des avancées très importantes à la fois d’un point de vue technique (intelligence artificielle) et sociolo- gique (comportement de l’entreprise). Ils sont toujours d’actualité pour modéliser le comportement des agents qui peuplent les modèles ACE7.

De plus, ils sont les véritables introducteurs de la programmation informatique en économie, non seulement d’un point de vue technique (pour l’implémentation des modèles et la simulation) mais aussi en tant que « langage théorique naturel » pour la description des processus à l’oeuvre au sein des systèmes économiques complexes8. Enfin, selon nous, c’est un membre de leur groupe (Cohen 1960) qui donne la première description d’un projet de modèle macroéconomique multi-agents9 :

« Implications for Aggregate Economic Models: Even for those economists who are not fundamentally interested in the internal operations of firms, it is quite possible that a much more intensive study of individual en- trepreneurial behavior may furnish a very useful basis on which to for- mulate aggregate models of the economic system which could provide better forecasts of over-all economic behavior than we are now able to produce. » (Cohen 1960, p. 536)

Cohen envisage explicitement la construction d’un modèle agrégé du système écono- mique, orienté vers la prévision macroéconomique. Ce modèle serait lui-même formé d’un grand nombre de modèles hétérogènes.

« In such an approach to macroeconomic forecasting, we would first have to formulate a variety of models at a microeconomic level which explain the individual actions of specific firms in the economy. In order to obtain adequate descriptions of the behavior of individual firms, it might con- ceivably be necessary to have as many models as there are firms; i.e., a special model for each firm. We doubt that this will be the case, however. Probably a relatively small number of basic models, perhaps something

7. Nous reviendrons sur cette question dans la section consacrée aux problèmes théoriques posés par la modélisation du comportement d’agents autonomes dans un environnement dynamique et complexe (page 35 et suivantes).

8. Nous reviendrons sur cette idée dans la section consacrée à la question logicielle (page 42). 9. L’article de Cohen est cependant totalement méconnu. Leigh Tesfatsion, à qui nous l’avons signalé, partage notre enthousiasme pour ce lointain précurseur : « What prevision Cohen had ! Although he did not himself attempt any actual “agent-based” modeling in this paper, he correctly anticipated many of the challenges that would arise. » (Tesfatsion, correspondance).

in the order of a dozen, will adequately describe the relevant aspects of each individual firm’s actions. » (Cohen 1960, p. 536–537)

Le comportement macroéconomique du modèle projeté serait le résultat des inter- actions entre les entreprises qui le composent, chacune agissant sur une base indivi- duelle.

« All of these basic models of individual firms’ behavior can then be incorporated into an over-all computer model. This complete model can simulate the actions of each firm (or at least of a sufficiently large number of firms) and the interactions among firms which comprise the behavior of industry variables. » (Cohen 1960, p. 537)

Si 50 ans plus tard, le projet de Cohen semble enfin à portée de main, c’est en grande partie grâce aux progrès théoriques intervenus entre temps.

Thomas C. Schelling

Bien que Shelling n’ait pas utilisé d’ordinateur pour ses premières simulations, son modèle de ségrégation spatiale (Schelling 1971) tient une place très importante dans la littérature des « agent-based computational economics » en tant que modèle pédagogique. Un effet, ce modèle permet d’illustrer à la fois concrètement (la sé- grégation spatiale est un fait social) et théoriquement (le modèle est d’une grande simplicité) les notions de système complexe (ici un espace urbain avec une population hétérogène) et d’émergence (ici la formation de quartiers de population homogène, malgré un comportement individuel peu ségrégationniste).

Avec son modèle, Schelling entend montrer à l’oeuvre des mécanismes qui conver- tissent le comportement d’individus inorganisés en un résultat collectif qui n’a pas de contrepartie identifiable au niveau individuel. Parmi les autres exemples de tels mécanismes, Schelling cite les « activités libres de marché » dont il souligne que les résultats ne correspondent « à aucun choix collectif conscient » (Schelling 1971, p. 145).

John H. Holland

C’est dans le domaine plus abstrait de l’intelligence artificielle que se situe l’ap- port de Holland (1975), avec l’invention des algorithmes génétiques. Les algorithmes génétiques sont des algorithmes d’optimisation s’appuyant sur la métaphore de la génétique et de l’évolution naturelle. Ils intéressent à double titre les constructeurs de modèles multi-agents :

– Dans leur principe : Un algorithme génétique s’appuie sur une population d’in- dividus répartis dans l’espace de recherche. Cette population, soumise à des opérations réitérées de sélection, de croisement et de mutation, va progressive- ment converger vers une solution du problème modélisé comme une fonction à optimiser (Osman et Kelly 1996, Alliot et Durand 2005, Chinneck 2006). Le principe des algorithmes génétiques est donc proche de celui des systèmes multi-agents.

– Dans leurs applications : Les algorithmes génétiques sont une des principales techniques utilisées pour modéliser les capacités d’apprentissage individuelles et collectives dans les modèles à base d’agents multiples (Arifovic 2000, Vallée et Yildizoglu 2004, Brenner 2006).

Nous reviendrons sur la question des algorithmes génétiques à la fin de notre travail10,

lorsque nous intégrerons à notre modèle un algorithme évolutionnaire dérivé de ces algorithmes pour renforcer l’autonomie de certains des agents.

Robert Axelrod et William D. Hamilton

Dans un champ voisin, Axelrod et Hamilton se sont intéressés à l’évolution de la coopération (Axelrod et Hamilton 1981, Axelrod 1984). Comment est-il possible, puisque les lois de l’évolution sont dominées par le principe de la sélection naturelle des individus, que des stratégies de coopération soient apparues et se soient mainte- nues ? Pour étudier cette question, les auteurs ont utilisé la situation classique du jeu du prisonnier pour faire s’affronter dans des tournois répétés différentes stratégies coopératives et non coopératives. Les auteurs montrent comment un petit groupe de stratégies bienveillantes peut ainsi progressivement s’imposer comme stratégie dominante et même résister aux tentatives d’invasion de stratégies plus agressives.

Comme dans les algorithmes génétiques de Holland, les travaux d’Axelrod et Hamilton s’appuient sur la compétition entre un grand nombre d’individus en inter- actions directes et décentralisées. Comme dans le modèle de ségrégation spatiale de Schelling, ils permettent d’observer l’émergence d’un comportement macroscopique non déductible des propriétés microscopiques du système.

Christopher Langton

Enfin, le concept de vie artificielle développé par Langton (1986) vient compléter le dispositif théorique. En utilisant la métaphore de la chimie de synthèse, Langton défend l’idée de la possibilité de synthétiser la vie, d’abord (mais pas seulement) sous

la forme d’automates cellulaires résidant dans l’espace abstrait de la mémoire d’un ordinateur. Les « automates virtuels » de Langton se rapprochent encore plus de la notion d’agent autonome, par exemple lorsque Langton les utilise pour modéliser des sociétés d’insectes électroniques.

Il est donc possible de « mettre en culture » dans l’espace virtuel de la mémoire de l’ordinateur des sociétés artificielles peuplées d’automates multiples — représentant des cellules ou des insectes — un peu comme on met en culture des colonies de cellules dans une boîte de Pétri. Pourquoi alors ne pas tenter de faire de même avec des sociétés d’agents économiques ? Avec des macroéconomies ?