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77 raconte-t-on en ondes.P83FP83F

CHAPITRE 3. STUPEUR ET BLANCHIMENT LA CENSURE DE BLU AU MOCA

3.1 Le street art et ses paradoxes

L’exposition Art in the streets se présente comme symptomatique de l’intérêt marqué qui s’est développé pour le street art au cours des dix dernières années, tant dans la culturelle visuelle

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que dans les cercles universitaires. Ce n’est en effet qu’à partir de la fin de la décennie 2000 que les chercheurs ont commencé à étudier ce phénomène de manière approfondie.P162FP162F

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Les pratiques artistiques dites urbaines font maintenant l’objet d’une attention croissante dans plusieurs champs d’études, dont l’histoire et la sociologie de l’art (Waclawek 2008 et 2011; Riggle 2010; Ardenne 2011; Loubier 2012; Genin 2013; Bengtsen 2014), les études visuelles (Irvine 2012), la muséologie (Vergnaud 2008), le droit (Bengtsen et Arvidsson 2014; Gré 2014), la criminologie (Young 2014) ainsi que les études urbaines (Brighenti 2016; 2017), pour ne nommer que ceux-ci. À la fois in situ et reproductible, éphémère et scrupuleusement archivé dans le web, controversé et consensuel, illégal et célébré par les institutions artistiques, le street art est traversé par de nombreux paradoxes.

Bien que le terme street art fasse désormais partie du langage courant, ce vocable demeure régulièrement employé de manière arbitraire, que ce soit dans les publications s’adressant au grand public ou dans les écrits spécialisés. Afin de clarifier d’entrée de jeu toute confusion d’ordre terminologique, nous proposons quelques précisions relativement aux pratiques évoluant dans un cadre urbain (ou inspirées par celui-ciP163FP163F

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) et qui sont souvent regroupées sous l’appellation générique de street art. En l’absence de consensus en ce qui concerne la signification exacte de ces termes, nous pouvons dégager ici quelques définitions sommaires qui permettent de mieux situer le contexte dans lequel Art in the Streets s’inscrit. Première forme de street art à voir le jour, le graffiti est considéré comme une pratique intrinsèquement oppositionnelleP164FP164F

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, qui consiste à apposer une signature visuelle dans l’envir0nnemnt urbain. Généralement non figuratif, le graffiti représente le nom de son auteur de manière stylisée. Se distinguant par la rapidité de son exécution et par l’usage d’une seule couleur de peinture aérosol, le tag est entendu comme la forme la plus élémentaire de graffiti (Wakclawek 2011 : 14). À ces catégories générales s’ajoutent plusieurs subdivisions : murales, pochoirs, wheatpastes ou paste-upsP165FP165F

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, yarnbombing (ou tricot-graffiti), autocollants, etc. Des définitions alternatives ont également été proposées par les experts au cours des dernières années. Par exemple, la criminologue Allison Young (2014 : 8), qualifie de « situationnelles » les œuvres réalisées dans l’espace public et qui jouent sur la notion d’illégalité :

2 La pratique du graffiti est de son côté documentée dès les années 1970 (Kurlansky, Meiler et Naar 1974; Castleman

1982; Lachmann 1988).

3 Car « [l]a rue n’est pas un lieu, mais un style, un motif, une source d’inspiration et une contrainte, un risque et une

éthique » (Genin 2013 : 25).

4 Du moins au moment de son émergence dans les années 1970 à Philadelphie et à New York (Warner 2002 : 183). 5 Ces termes désignent tous deux une technique d’affichage utilisée dans l’espace urbain employée autant dans le

domaine artistique que publicitaire. Le mot wheatpaste se réfère à la préparation de farine généralement utilisée pour fabriquer la colle qui sert à faire adhérer le papier ou le carton à la paroi.

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[A]s to frame the street artwork in a way that is both inclusive and particularised, I will be emphasising the following qualities : first, its placement in public space such that this placement becomes an integral aspect of the work and of the viewing of the work ; second, the aims of the artist as primarily being the creation of an image such that commercial or informational are secondary or absent; and third, the illegality of the work existing either as a result of its placement without permission or through the assumptions about the work brought by the spectator. Such characteristics can be encapsulated in the term situational […].P166FP166F

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Si cette définition peut être considérée comme trop étroite dans la mesure où elle exclut des œuvres dont la dimension textuelle est centrale à la démarche de l’artisteP167FP167F

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, elle apporte une nuance intéressante quant à l’aspect légal des créations assimilées au street art. Selon Young, l’œuvre n’a pas nécessairement à être illégale pour être perçue comme telle : le passant ne sait bien souvent pas s’il a affaire à une œuvre qui a été réalisée avec le consentement du propriétaire du bâtiment ou du mobilier urbain sur laquelle elle est exécutée. Il n’y a toutefois pas de discrimination au regard de la loi, des artistes salués par les institutions artistiques étant d’ailleurs régulièrement appréhendés par les autorités policières. Notons par exemple l’arrestation de Shepard Fairey, street artist américain de renommée internationale, à Détroit en juin 2015 (Ng 2015). L’auteur de la célébrissime affiche OBAMA HOPE (fig. 3.1), réalisée lors de la campagne présidentielle de Barack Obama en 2008, n’échappe donc pas aux règlements relatifs au vandalisme malgré son statut privilégié dans le monde de l’art. L’anthropologue et spécialiste du street art Rafael Schacter (2013 : 9) emploie de son côté l’expression « art public indépendant » pour désigner toutes les formes d’art produites dans l’espace public de manière autonome (qui ne sont donc pas le fruit de commandes ou liées d’une quelconque manière à des galeries privées, ni destinées au marché de l’art), incluant les graffitis. Malgré leurs différences, ces deux définitions établissent une distinction nette entre les pratiques qui se déploient dans l’espace urbain et les œuvres qui se retrouvent en galerie ou dans un cadre muséal. Nous utiliserons néanmoins ici l’expression street art car c’est celle qui nous apparaît refléter de manière plus juste les multiples facettes de ce type d’art, tant du côté de la production que de celui de la réception.

6 L’auteure souligne.

7 Telles que des interventions militantes de type guérilla comme les wheatpastes de Tatyana Fazlalizadeh, activiste

féministe américaine derrière le projet Stop Telling Women to Smile, en cours depuis 2012. [En ligne] http://stoptellingwomentosmile.com/. Consulté le 20 août 2017.

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Figure 3.1 Shepard Fairey, OBAMA HOPE, 2008.

Fairey, dont les œuvres se retrouvent dans les collections de musées aussi prestigieux que le Museum of Modern Art de New York et l’Institute of Contemporary Art de Boston, est un exemple type d’artiste ayant su traverser les cercles de légitimation. Les transformations qui marquent l’art urbain semblent avoir sensiblement érodé le caractère contestataire du street art, qui entretient désormais des liens étroits avec le monde de la publicité (Droney 2010; Borghini, Visconti, Anderson et Sherry 2010). Plusieurs artistes dénoncent d’ailleurs la commercialisation de ce type de production, qui serait devenu un bien de consommation rapide, une version édulcorée de ce qu’il avait pu être par le passé (CHD 2013). S’il l’on peut difficilement réduire l’ensemble des pratiques urbaines à cette seule facette, il est certain que ces œuvres peuvent être instrumentalisées à différentes fins, pouvant notamment servir des intérêts financiers, la pacification sociale (Costa et Lopes 2015) ou encore la revitalisation urbaine (McAuliffe 2012), comme l’illustre le cas du très populaire festival MURAL, tenu annuellement à Montréal depuis 2013.P168FP168F

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Organisé par l’agence de marketing LNDMRK en partenariat avec la Société de développement commercial du boulevard Saint-Laurent, l’événement a pour objectif de stimuler la fréquentation de cette artère jadis florissante, en déclin depuis maintenant plusieurs années. Fait notable, MURAL est désigné par ses initiateurs comme un festival d’art public et non comme un festival de street art, ce qui révèle probablement une volonté de rendre plus acceptable la culture de l’art urbain aux yeux des commerçants et décideurs municipaux montréalais en esquivant la connotation négative du vandalisme. Après tout, les « villes créatives » (Landry 2000) se doivent d’innover, mais pas au détriment de l’harmonie sociale

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(Liefooghe 2010). Des street artists montréalaises ont par ailleurs créé le collectif militant OFFmuralEsP169FP169F

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en réponse à la première édition du festival en 2013. Le groupe dénonçait notamment les liens étroits entretenus par MURAL avec le milieu entrepreneurial, de même que la très faible proportion de femmes ou de personnes issues de communautés racisées parmi les artistes invités.

Comme l’explique Katja Glaser (2015), la mise sur pied d’un circuit international de festivals de street art – réseau qui n’a cessé de croître depuis les dernières années – tend à uniformiser les pratiques artistiques et à établir un canon plus ou moins rigide. Des centaines de murales de grandes dimensions essentiellement décoratives et souvent déconnectées des réalités locales (histoire nationale, politiques urbaines) sont ainsi commandées à travers le monde chaque année à des artistes qui peinent parfois à répondre à la demande. Glaser y voit une forme de art washing, soit une manière pour les administrateurs municipaux et les promoteurs immobiliers de gommer d’éventuelles tensions au sein de la ville (entraînées par exemple par des mesures agressives de redéveloppement urbain) grâce à des œuvres-écrans séduisantes mais sans véritable substance. Schacter (2015), pour sa part, conçoit cette tendance comme relevant ni plus ni moins d’une « colonisation urbaine », s’effectuant le plus souvent aux dépens de populations marginalisées.P170FP170F

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Car les transformations observées dans le milieu du street art vont aussi de pair avec le phénomène d’embourgeoisement, qui, selon plusieurs artistes comme Blu, mettrait en évidence les limites du pouvoir contestataire de cette mouvance :

Certainly, several artists belonging to the big wave of street art of the early 2000s have sound idealistic, if not ideological reasons to de disappointed today. To them, as well as to several cultural critics, street art has, in the meantime, turned into the veritable mark of urban gentrification, the proof that capitalist dynamics have entirely recuperated the spontaneous creativity from below that characterized the early 2000s explosion of global street art (Brighenti 2017 : 119).

Alors que se multiplient les événements comme MURAL et que le graffiti et ses pratiques parentes deviennent graduellement acceptés comme des formes d’art public à part entière dans plusieurs villes, la notion de pérennité se pose néanmoins très différemment dans le cas du street art. En effet, les créations de ce type produites dans l’espace urbain ne restent parfois en place que quelques jours, voire quelques minutes, particulièrement lorsqu’elles ne sont pas le

9 [En ligne] http://offmurales.tumblr.com. Consulté le 20 août 2017.

10 Schacter se réfère au cas de Wynwood Walls à Miami, qui s’est imposé depuis sa fondation en 2009 comme modèle

pour la création de festivals de street art à travers le monde. La revitalisation du quartier populaire de Wyndwood, entraînée principalement par la présence de street artists et de galeristes, a aussi eu pour conséquence la

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fruit de commandes. Elles sont précisément précaires, étant altérées, usées, dissimulées ou récupérées, du moment qu’elles apparaissent dans la ville, n’appartenant pour ainsi dire plus à leur créateur. Leur durée de vie est de ce fait extrêmement variable. Non seulement ces œuvres sont-elles exposées aux éléments et à la merci des escouades de nettoyage municipales, mais elles peuvent également être arrachées par des amateurs qui souhaitent se les approprier (dans le cas de wheatpastes ou de pièces de yarnbombing par exemple). Il arrive aussi que des graffiteurs ou des artistes apposent des inscriptions à proximité voire par-dessus des créations préexistantes, tentant ainsi de profiter de la notoriété et de la visibilité de leurs pairs – pratique communément appelée spot jocking (Ferrell et Weide 2010 : 55). Elles peuvent également être détruites lorsque les constructions où elles se trouvent sont rasées. Mentionnons à cet égard la démolition contestée de 5Pointz, un complexe industriel new-yorkais désaffecté qui est devenu un haut lieu du street art dans les années 1990. L’édifice du Queens est détruit en 2014 pour faire place à des condominiums de luxe – voués à porter la marque de commerce 5Pointz et décorés suivant une thématique inspirée du street artP171FP171F

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–, soulevant ainsi l’indignation du milieu de l’art urbain. Ce geste apparaît d’autant plus choquant aux yeux des partisans de 5Pointz que les murs extérieurs avaient été entièrement recouverts de peinture blanche quelques mois plus tôt dans le but de faire perdre toute valeur aux œuvres qui garnissaient le bâtiment (fig. 3.2). En dépit du fait que la notion de censure s’applique difficilement dans le contexte de pratiques considérées comme illégales, il est tout de même possible de voir en un pareil acte de blanchiment une forme d’iconoclasme.P172FP172F

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11 Des rendus architecturaux sont disponibles sur le site du promoteur immobilier. [En ligne]

http://mojostumer.com/projects/in-progress-contemporary-design-projects/5-pointz/. Consulté le 20 août 2017.

12 Pour un compte rendu exhaustif de cette affaire, voir Fischer (2015) et Chaubal et Taylor (2015). On apprend en

avril 2017 que la plainte déposée par vingt-trois artistes contre le propriétaire de l’édifice en vertu du Visual Artists Rights Act fera l’objet d’un procès. Cette affaire pourrait ainsi créer un précédent légal en matière de protection des œuvres de street art (Kilgannon 2017).

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Figure 3.2 5Pointz, New York, novembre 2013.

Au moment où les autorités municipales et les promoteurs immobiliers ne ménagent pas leurs efforts pour faire disparaître les interventions de street artists du paysage urbain, certains spécialistes comme le commissaire français Jérôme Catz proposent de leur côté de promouvoir leur mise en valeur, considérant qu’elles font partie intégrante du patrimoine (Poiret 2014). La naissance d’organismes dédiés à la conservation et à la restauration d’œuvres de street art témoigne d’ailleurs du processus de patrimonialisation qui se développe à travers le monde.P173FP173F

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Alors que la protection physique des œuvres de street art est envisagée, leur pérennisation passe avant tout par leurs médiations. Très tôt la photographie a joué un rôle pivot dans la diffusion de ces pratiques artistiques, devenant essentielle à la diffusion d’un art de l’éphémère, méprisé par les forces de l’ordre et inexorablement soumis à la dégradation urbaine (Diedrichsen 2011 : 285- 286). Le glissement de régime de visibilité qui s’opère permet en quelque sorte aux œuvres de s’émanciper de leur support matériel, leur procurant par le fait même une durée de vie beaucoup plus longue. S’il était initialement le fait d’une contre-culture évoluant à l’échelle locale, le mouvement du street art prend des proportions inégalées avec la popularisation d’Internet. La

13 On peut penser à Street art conservators (St.a.co), équipe de spécialistes basée à Athènes (Chatzidakis 2016), ou à

l’organisme Mural Conservancy of Los Angeles. [En ligne] http://www.muralconservancy.org/. Consulté le 20 août 2017.

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prolifération du street art en ligne est en effet observée dès le milieu des années 2000 (Young 2014 : 159) et cette tendance s’est exacerbée avec les avancées du web participatif. La réputation des artistes s’établirait désormais dans le web (Bengtsen 2014 : 72; Glaser 2015), les images faites à partir de leurs créations pouvant circuler instantanément dans les blogues et dans les médias sociaux comme Tumblr, Facebook et Instagram. Il s’agirait ainsi de l’art « viral » (Rushmore 2013) par excellence, sa promotion et sa consommation s’effectuant principalement par l’entremise de blogues, de réseaux socionumériques et de plateformes de partage d’images comme Flickr. Le théoricien Martin Irvine souligne à juste titre le caractère décisif de la migration (ou plus précisément de l’extension) du street art dans le web, transformant durablement la perception générale de ces pratiques jadis méprisées, en faisant un phénomène incontournable de la culture visuelle d’aujourd’hui : « It’s a form at once local and global, post-photographic, post-Internet and post-medium, intentionally ephemeral but now documented almost obsessively with digital photography for the Web […] » (Irvine 2012 : 235). Le portail de street art du Google Art Project, lancé en 2014, peut par exemple être considéré comme une avancée majeure en ce qui concerne l’accessibilité au street art en ligne. Il s’agit d’une archive où sont répertoriées des dizaines de milliers d’œuvres (pour la majorité des murales) réalisées à travers le globe.P174FP174F

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Des visites guidées accompagnées de commentaires audio sont également mises à la disposition des internautes. Ce projet permet en somme de documenter des œuvres susceptibles de disparaître de l’espace public sans préavis tout en valorisant les pratiques artistiques urbaines, participant de ce fait au processus de patrimonialisation du street art.

Le travail de Banksy, artiste originaire de Bristol dont la notoriété n’a d’égal que la volonté d’anonymat, exemplifie à lui seul les enjeux relatifs à la protection et à la médiation du street art, tout en mettant en relief les excès auxquels peut mener sa réappropriation. La place des œuvres urbaines est-elle dans la rue, dans le web, ou encore dans les galeries ? C’est à cette question que semble vouloir répondre la « résidence » – judicieusement intitulée Better Out Than In – que Banksy réalise dans les rues de New York au cours du mois d’octobre 2013, et ce, sans la moindre autorisation de la ville. La stratégie adoptée par l’artiste est simple, mais d’une efficacité redoutable : Banksy (ou la firme de communication qu’il emploie, cela reste à déterminer) dévoile chaque jour du mois une nouvelle œuvre sur Instagram, ne mentionnant

14 Le site comporte aujourd’hui plus de dix mille images accessibles en haute résolution. En 2015, cent cinquante

murales montréalaises ont été mises en ligne. [En ligne] https://streetart.withgoogle.com/en/. Consulté le 20 août 2017.

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