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138 l’autoriser à peindre (Vartanian 2010b).P186FP186F

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Après avoir informé Blu que l’œuvre ne peut être conservée, le directeur suggère à l’artiste de terminer la murale afin qu’elle puisse être photographiée en vue de l’inclure dans le catalogue de Art in the Streets.P187FP187F

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En guise de compensation pour son travail, il lui propose également de revenir avant l’ouverture de l’exposition au printemps suivant pour exécuter une nouvelle œuvre au même endroit, qui cette fois-ci « inviterait les gens à entrer au musée »P188FP188F

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(Vartanian 2010b). Sachant ce qui allait inévitablement se produire, Blu décline l’offre et choisit de laisser la murale telle quelle, l’abandonnant à son sort, plutôt que de compléter l’exécution de l’œuvre qu’il sait vouée à disparaître sous les coups de rouleau.P189FP189F

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Diverses raisons peuvent être à l’origine de la décision précipitée du directeur du MOCA. En tête de liste figure la connotation antipatriotique du « champ de cercueils »P190FP190F

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(Deitch 2015) monumental proposé par Blu, dont la présence avait pu sembler inopportune dans le secteur de Little Tokyo. La Geffen Contemporary est en effet située dans un quartier où les questions d’engagement militaire, d’identité américaine et de révérence envers la nation ont une résonance historique bien particulière. Le mur nord du bâtiment fait directement face au Los Angeles Ambulatory Care Center, un centre de soins médicaux pour vétérans situé de l’autre côté de la East Temple Street, artère bordant le stationnement dont est flanqué le pavillon. Ce dernier se trouve également à quelques mètres à peine du monument Go For Broke (fig. 3.7), commémorant l’implication des 33 000 Nippo-Américains qui ont combattu dans l’armée étasunienne lors de la Seconde Guerre mondiale.P191FP191F

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Le pavillon du MOCA est de surcroît voisin du site de l’ancien temple bouddhiste Nishi Hongwanji, l’un des lieux où des milliers d’Américains de descendance japonaise furent rassemblés dès l’hiver 1942 pour être déportés dans des camps d’internement répartis à travers le pays (ce site est aujourd’hui occupé par le Japanese American National Museum).P192FP192F

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Prenant effet à la suite d’un décret présidentiel promulgué en réponse à l’attaque de la base navale de Pearl Harbor à Hawaï quelques mois plus

26 Une partie de l’équipe curatoriale du musée se trouve aussi à la foire de Miami lors de son arrivée.

27 L’œuvre est effectivement reproduite en double page couleur dans la section portant sur Blu dans le catalogue

d’exposition, qui est davantage un ouvrage de référence qu’un catalogue à proprement parler (Deitch 2011 : 272-273). Aucune mention de son blanchiment prématuré n’apparaît.

28 Nous traduisons.

29 Les versions des faits de Blu et de Deitch diffèrent sur ce point. L’artiste affirme avoir catégoriquement refusé

l’offre, tandis que le directeur prétend plutôt qu’ils étaient initialement arrivés à un terrain d’entente et que le muraliste s’est rétracté par la suite (Deitch 2015).

30Nous traduisons (« field of coffins »).

31 Inauguré en 1999, le monument porte le nom de la devise associée à la 442e unité d’infanterie, composée de Nippo-

Américains qui tentaient ainsi de prouver leur loyauté aux États-Unis au moment où eux et leur famille étaient victimes des politiques ségrégationnistes du gouvernement de Franklin D. Roosevelt (l’expression go for broke se traduirait en français par « risquer le tout pour le tout »). [En ligne]

http://www.goforbroke.org/learn/history/military_units/442nd.php. Consulté le 20 août 2017.

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tôt, cette mesure de guerre visait tous les individus ayant des origines japonaises se trouvant sur le territoire américain, dès lors qualifiés « d’étrangers ennemis ». Ceux-ci posaient prétendument une menace pour la sécurité nationale, étant suspectés de collaborer, voire même d’espionner pour le compte de l’empire japonais. La majorité des quelque 110 000 Nippo- Américains qui ont été incarcérés pendant des années dans ces camps de « relocalisation » sans accusation ni quelque forme de procès, incluant des femmes, des enfants et des personnes âgées, détenaient la citoyenneté américaine (Wyatt 2012 : 3). Le patriotisme des détenus était mis à l’épreuve quotidiennement, alors que des gardes armés les forçaient à exécuter la cérémonie du lever du drapeau et à réciter le serment d’allégeance. De plus, les hommes en âge d’effectuer leur service militaire étaient soumis à des tests de loyauté qui visaient à éprouver leur obéissance et leur capacité à servir les États-Unis (leur implication est notamment soulignée par le monument Go For Broke, où des vétérans assurent une présence régulière). La petite enclave de Little Tokyo, aujourd’hui réduite à un quadrilatère formé de quelques rues, constitue en somme un lieu de mémoire et un vecteur identitaire de la plus haute importance pour la communauté nippo-américaine (Jenks 2008; Smith 2010b). L’endroit où se trouve la Geffen Contemporary est donc intrinsèquement associé à la répression et aux sacrifices subis par les immigrants japonais et leurs descendants au cours du XXPP

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siècle – se traduisant notamment par des démonstrations de loyauté imposées sous la contrainte – de même qu’à l’engagement des militaires américains de toutes origines. Il va sans dire que l’évocation de thèmes comme celui de l’aveuglement patriotique, mis en valeur dans la murale de Blu, s’avère délicate dans un pareil contexte géographico-historique.

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Figure 3.7 Le monument Go For Broke et la murale de Blu en cours de blanchiment,

Los Angeles, 9 décembre 2010.

Même si la porte-parole du National Go For Broke Education Center affirme que certains vétérans ont effectivement fait entendre qu’ils trouvaient la murale de mauvais goût, aucune plainte formelle n’est cependant déposée envers le musée (Vaillancourt 2010). Deitch assure d’ailleurs que la décision de couvrir la murale est d’ordre purement préventif, disant ainsi faire preuve de considération envers la communauté locale : « This is 100% about my effort to be a good, responsible, respectful neighbor in this historic community. […] Out of respect for someone who is suffering from lung cancer, you don't sit in front of them and start chain smoking » (Deitch cité par Finkel 2010b). La direction du MOCA craignait que l’œuvre puisse raviver des blessures chez les individus qui fréquentent le secteur, qu’il s’agisse de Nippo- Américains ou de vétérans, tous groupes ethniques confondus. Il est en effet probable que les cercueils drapés de billets de banque peints par le muraliste italien aient pu être interprétés comme un monumental pied de nez au drapeau hissé au-dessus du monument Go For Broke. Ce

mémorial rend après tout hommage à des citoyens qui avaient été forcés de prouver leur patriotisme au péril de leur vie. Mais est-ce là un motif valable pour détruire une œuvre de

commande, et ce, sans l’approbation de l’artiste ni même un quelconque processus de médiation avec la communauté locale ? D’autant plus que, comme l’affirme Blu, certains vétérans ont même montré leur appréciation pour l’œuvre : « during my short experience painting that piece I talked to many people, including some war veterans, who understood the piece in a

completely opposite way. With my big surprise they liked the mural, founding [sic] it truthful » (Blu cité par Vartanian 2010b). L’objectif poursuivi par Deitch est, semble-t-il,

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d’éviter à tout prix la controverse, avant même que n’éclate quelque forme de débat public autour de l’œuvre. Une chose est certaine, en n’effectuant pas de consultation publique afin d’établir un dialogue avec la communauté locale, le MOCA faillit à ses obligations en tant que musée (Mintcheva 2016 : 210), lieu qu’il convient à juste titre de considérer comme un espace public, constituant une arène privilégiée pour l’exercice de la démocratie (Barrett 2011 : 9). S’ils sont le théâtre d’échanges constructifs comme de conflits acrimonieux, c’est qu’en tant qu’établissements à vocation publique, les musées offrent la reconnaissance sociale si convoitée par divers acteurs, qu’ils soient marginaux ou déjà bien établis dans un domaine donné. Il est ici question d’artistes et de collectifs cherchant à mettre en valeur leur production et qui, par leurs actions, offrent aussi la visibilité à des minorités ou des segments du monde de l’art traditionnellement mis à l’écart de l’institution. Par son autorité, le musée légitime, il rend visible.P193FP193F

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D’un point de vue plus pragmatique, l’empressement avec lequel la murale est blanchie peut aussi être motivé par la tenue le 10 décembre d’un événement médiatique à la Geffen Contemporary. Il s’agit de l’avant-première de l’exposition Supersensorial : Experiments in Light, Color, and Space (Vaillancourt 2010). La présence de la murale au message contestataire aurait sans doute attiré l’attention des journalistes et des photographes à ce moment – son objectif premier n’était-il pas de faire la promotion du musée et de sa future exposition vedette ? Une telle visibilité médiatique aurait, suivant la logique de Deitch, augmenté les chances qu’une controverse éclate. Par ailleurs, le fait que ces événements surviennent à peine une semaine après le retrait de A Fire in My Belly (1986-1987) de David Wojnarowicz de la National Portrait Gallery (NPG) de Washington, D.C. n’est pas à ignorer. La direction du Smithsonian se trouve alors dans une situation délicate, menacée de coupures de financement par des politiciens républicains et pointée du doigt par des groupes d’intérêts religieux, tandis que la gronde du milieu de l’art commence à se faire sentir. Même si Deitch nie toute correspondance entre les deux affaires, mentionnant que la décision d’inclure ou non une œuvre dans l’exposition relève de sa prérogative en tant que commissaire (Finkel 2010b), l’onde de choc suscitée par la polémique retentissante entourant l’œuvre de Wojnarowicz semble vraisemblablement s’être fait sentir jusque sur la côte ouest américaine. Le caractère antipatriotique de la murale pouvait

33 La démocratisation des musées est un processus qui s’est accompli sur une très longue période, mais ce n’est

véritablement qu’à partir des dernières décennies du XXe siècle que les institutions s’ouvrent de manière plus

concrète à la collectivité. Cette transformation est rendue possible notamment grâce aux revendications de certaines minorités qui y étaient jusque-là peu représentées. L’établissement de type « temple », aux visées hégémoniques et élitistes, est graduellement remplacé par une autre formule; le modèle du « musée-forum », où l’échange est favorisé, s’impose comme l’alternative privilégiée (Cameron 1971). Les dissensions et les débats au sujet du contenu exposé deviennent dès lors inévitables. Au sujet des controverses muséales, voir Luke (2002) et Dubin (2000).

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certainement rendre le musée vulnérable à des attaques provenant de figures politiques ou encore de groupes de vétérans. Rappelons aussi que le MOCA, pourtant une institution privée contrairement à la NPG, émerge tout juste d’une importante crise financière, le succès commercial des prochaines expositions présentées étant de ce fait garant du destin du musée à moyen terme. Redoutant une controverse qui pourrait compromettre le financement futur du MOCA, sauvé de la fermeture par le mécène Eli Broad deux ans auparavant, le directeur affirme agir ainsi pour protéger Art in the Streets. Un mouvement d’opposition à la murale aurait selon lui provoqué le retrait de commanditaires majeurs comme Nike et Levi Strauss & Co., mettant en péril la tenue même de l’exposition (Deitch 2015). La question du financement apparaît donc plus déterminante encore que la simple volonté de ne pas vexer la communauté locale. Le directeur rejette toutefois les accusations de censure en présentant le blanchiment de la murale comme un compromis nécessaire, comme une manière de protéger l’exposition et, de manière plus générale, de favoriser une réception positive du street art dans le monde de l’art contemporain. Cet argument de « censure bénéfique » rappelle les propos tenus par Christina Orr-Cahall, directrice de la Corcoran Gallery of Art, qui prend la décision d’annuler l’exposition Robert Mapplethorpe : The Perfect Moment en juin 1989 au moment où le débat sur le financement public des arts faisait rage au Congrès américain, lançant ainsi l’un des chapitres les plus marquants des culture wars (Kastor 1989).P194FP194F

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La directrice affirme éviter de cette manière que le travail de l’artiste ne soit instrumentalisé, bien qu’il soit évident qu’elle craigne plutôt que la Corcoran ne devienne la cible d’attaques provenant de la droite religieuse. La destruction d’une œuvre in situ est cependant à distinguer de l’annulation d’une exposition, aussi lourd de sens ce choix puisse-t-il être : l’une met fin à l’existence matérielle de l’œuvre, tandis que l’autre empêche sa mise en visibilité.

La démarche de Blu et la signification de l’œuvre sont des aspects qui ont complètement été écartés par Deitch au moment de justifier sa décision, affirmant seulement que l’artiste ignorait les particularités historiques du secteur. Qu’en est-il des intentions réelles de Blu en ce qui a trait à la création de la murale ? Même si la concordance entre le thème de l’œuvre et le monument militaire qui se trouve juste à côté – bien en vue lorsqu’il exécute la murale – soit présentée comme le fruit d’un malheureux hasard, il serait fort étonnant que cette parenté soit fortuite. Sans compter que Blu a l’habitude de rappeler dans ses œuvres les spécificités des lieux qu’il investit, qu’elles soient d’ordre architectural ou politico-historique. Le potentiel subversif

34 Orr-Cahall affirme : « We decided to err on the side of the artist who had the right to have his work presented in a

non-sensationalized, nonpolitical environment, and who deserves not to be the hostage for larger issues of relevance to us all. If you think about this for a long time, as we did, this is not censorship; in fact, this is the full artistic freedom which we all support » (Kastor 1989), position qui a été fortement critiquée par la communauté artistique.

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de son travail se situe ainsi dans sa capacité à mettre au jour des points de vue qui ne sont normalement pas rendus visibles dans l’espace public, comme l’explique Vanessa Chang (2013 : 219) :

Blu’s aesthetic engagement with the built environment underwrites his transgressive conception of urban place, as he incarnates surprising ways to interact with these spaces. Blu’s travels have taken him to a variety of international urban contexts; his work has appeared in such diverse locales as Serbia, Mexico, Brazil, Spain and the West Bank, among others. Through his art practice, Blu constitutes these sites as conversational spaces, in which prevailing discourses of place can be contested. On several occasions, his art has taken up the political histories of these places in ways that undercut the neat homogeneity of sanctioned histories.

À titre d’exemple, il peint à Sao Paulo une représentation de la célèbre statue du Christ Rédempteur émergeant d’un amoncellement d’armes à feu (Sans titre, 2007). Invité à exécuter une murale à Mexico en 2015, il réalise une autre œuvre empreinte d’un message politique intitulée Estado Asesino (« État assassin »). Elle représente un drapeau mexicain dont les bandes de couleurs sont formées par une liasse de billets verts américains, des lignes de cocaïne d’un blanc immaculé et une mare de sang rouge vif. Les bordures sont gardées par des soldats férocement armés, évoquant de cette manière la frontière séparant les deux pays nord- américains.

La surprise de Deitch face à l’œuvre exécutée à la Geffen Contemporary s’explique difficilement si l’on considère que l’imagerie militaire, les cercueils, l’iconographie liée à la mort et à l’argent sont des éléments récurrents du répertoire pictural de Blu. L’œuvre n’a donc en elle-même rien d’étonnant pour ceux qui sont familiers avec sa production. Cette méprise quant à la nature du travail de l’artiste surprend, d’autant plus que le directeur connaît personnellement Blu, qui logeait chez lui lors de son passage à Los Angeles (Deitch 2015). Par ailleurs, le muraliste avait déjà réalisé une commande pour l’ancien marchand d’art à peine un an plus tôt aux Deitch Studios, satellite de Deitch Projects à Long Island City. La murale, sa première aux États-Unis, mettait en scène une machine aux rouages complexes de laquelle émergent des billets de banque (fig. 3.8), commentaire sur la crise économique qui sévit alors (Deitch 2015). Une rumeur circule aussi à l’effet que ce soit un clin d’œil au commanditaire lui-même, personnage dont le goût pour le luxe et les excentricités sont bien connus dans le milieu de l’art (Brooklyn Street Art 2010). Qui plus est, une murale au thème antimilitariste signée par l’artiste italien voit le jour à

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