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77 raconte-t-on en ondes.P83FP83F

2.2 Chronique d’une mise à mort médiatisée

Le matin du 17 juin 2015, la stèle monumentale qui trônait depuis vingt-huit ans parmi les façades historisantes du Petit Champlain s’écroule sous les coups des pics de démolition. La sculpture est démantelée, ou plus précisément « pulvérisée »P98FP98F

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, tôt le matin sous le regard de journalistes et de curieux massés sur place. Il faut plus d’une heure aux entrepreneurs engagés par la ville pour venir à bout de la solide structure de béton armé sur laquelle étaient fixées les fines bandes de granite et le carrelage de marbre. Une fois l’opération terminée, de nombreuses images fixes et animées montrant la scène sont immédiatement publiées sur les sites de quotidiens comme Le Journal de Québec (Fortin 2015a), Le Soleil (Cloutier 2015b), et ceux de chaînes d’information comme Radio-Canada (2015b) et TVA (Fortin 2015b), suscitant aussitôt un fort intérêt pour cette affaire. Quelques journalistes publient aussi des photographies de l’œuvre détruite ou en cours de destruction sur Twitter, tandis que Radio-Canada Information diffuse le jour même sur son compte Instagram un montage de quatre photographies documentant les étapes successives de la démolition, le tout magnifié au moyen d’un filtre accentuant les contrastes et accompagné de mots-clics dont la juxtaposition est pour le moins étonnante, comme #art, #sculpture, #demolition et #machinery (fig. 2.7).P99FP99F

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31 Le journal satirique français Charlie Hebdo fait paraître le 8 juillet 2015 un article intitulé « Pulvériser une œuvre,

un acte politique » (Léger 2015 : 12) dans lequel est déplorée la destruction de la sculpture, assimilée à une décision populiste de la part des dirigeants de la Ville de Québec.

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Figure 2.7 Capture d’écran du compte Instagram de Radio-Canada Information, 17 juin 2015.

La sculpture à laquelle on reprochait précisément d’être trop imposante et de rompre de manière trop brutale avec l’esprit du site qu’elle occupe est démolie de manière bien peu discrète. Plutôt que de retirer méthodiquement les dalles de marbre comme il aurait été indiqué de le faire dans le cas d’un démantèlement en vue de la reconstitution future de l’œuvre, la sculpture a été réduite en poussière. Le « Colosse » est finalement exécuté sur la place publique qu’il assiégeait depuis déjà trop longtemps selon ses opposants. De ce point de vue, la destruction de l’œuvre peut être considérée comme une forme de censure, tardive certes, mais correspondant à la définition proposée par Elizabeth C. Childs (1997 : 4), soit un procédé par lequel des œuvres d’art entrées dans l’espace public (en l’occurrence ici, de manière littérale) sont contrôlées, réprimées ou détruites par les représentants du pouvoir temporel, religieux ou bien par une autorité morale. Dans le cas de la sculpture de Raynaud, la création comme la destruction de l’œuvre sont des actes politiquement intéressés : sa réalisation est le fruit d’un échange diplomatique et son retrait est un acte prétendument démocratique, Labeaume sous- entendant qu’il ne fait qu’exécuter la volonté des gens de Québec.

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À l’occasion d’un entretien avec Le Figaro deux semaines après les faits, Raynaud se dit consterné face au sort que l’administration Labeaume a réservé à son œuvre, qu’il n’a pas réussi à protéger comme il l’aurait vouluP100FP100F

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[L]a destruction s’est faite de manière spectaculaire, comme une mise en scène. Contrairement à ce que l’on pratique en matière de restauration patrimoniale, on n’a mis aucune protection pour cacher cette destruction en cours. Au contraire, on en a fait un jeu ludique devant un public. Une sorte de spectacle, de performance de la destruction (Raynaud cité par Duponchelle 2015a).

La « performance » ainsi orchestrée apparaît particulièrement choquante aux yeux de l’artiste, dont des œuvres d’art public sont toujours en place dans plusieurs villes d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie. L’œuvre est mise en état d’hypervisibilité au moment de sa destruction : les clôtures et les échafaudages disposés autour de la sculpture n’ont pas pour but de la soustraire aux regards des curieux, mais plutôt d’éviter que des débris ne heurtent des passants lors de la démolition. Certains d’entre eux se sont justement déplacés spécifiquement pour assister à l’événement, en profitant pour prendre quelques clichés de l’étonnante vue qui s’offre à eux (fig. 2.8). La Place de Paris devient ainsi le théâtre d’une scène qui prend des allures de règlement de compte. Raynaud (cité dans Art Press 2015) affirme quelques semaines après les faits être choqué par le voyeurisme autour de la « scénographie de mise à mort de [sa] stèle ». Cette spectacularisation n’est manifestement pas le fruit du hasard. En effet, tout a été mis en œuvre pour que la démolition fasse événement et qu’elle attire un maximum d’attention médiatique. Comme on l’aurait fait à l’occasion d’une inauguration, un communiqué de presse est émis deux jours avant l’opération, puis les médias relaient l’information, en profitant pour questionner passants et internautes au sujet de la sculpture. Enfin, la démolition a lieu en présence de journalistes et de citoyens, comme c’eût été le cas pour le dévoilement d’une œuvre. Certes, l’opération n’aurait sans doute pu être réalisée une fois la nuit tombée étant donné qu’il s’agit d’un secteur résidentiel, le bruit aurait incommodé les habitants du quartier. La « déconstruction », comme la désigne Sylvain Gagné (cité par Morin 2015), porte-parole de la Ville de Québec, aurait cependant pu être faite de façon moins spectaculaire; ceci laissant croire que le maire aurait peut-être offert ce spectacle afin de satisfaire certains citoyens de Québec qui méprisaient l’œuvre depuis longtemps. Il est vrai que les autorités municipales n’ont pas diffusé

33 Un an avant l’inauguration de la sculpture, Raynaud affirme avoir des appréhensions face aux commandes en

raison des dégradations subies par certaines de ses œuvres : « J’ai appris au fil des années, compte tenu de la particularité de mon travail, que je ne peux faire confiance à personne et surtout pas abandonner mes œuvres à l’agressivité du public. […] Je n’aborde donc plus une commande, qu’elle soit publique ou privée, sans l’autoprotéger » (Raynaud cité par Fabre 1986 : 130).

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d’image par voie de communiqué, mais elles ont cependant offert les conditions nécessaires pour que les journalistes accordent une couverture sensationnaliste à l’événement et que des images virales se propagent dans le web.

Figure 2.8 Une passante photographiant la destruction de l’œuvre,

Place de Paris, Québec, 17 juin 2015.

Sans y voir un acte dont les motivations idéologiques seraient comparables à celles des organisations terroristes comme Daesh, groupe armé qui défraie la chronique entre 2014 et 2016 en raison de multiples attaques perpétrées à l’endroit de monuments antiques au Moyen- OrientP101FP101F

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, il est possible de rapprocher ce cas d’une stratégie adoptée par les iconoclastes contemporains animés par des desseins politiques ou religieux. Cette tactique vise « à faire de l’image de la destruction l’un des objectifs principaux (sinon unique) de la destruction elle- même, […] tendance renforcée par le rôle des médias à l’ère électronique » (Gamboni 2015 : 5). Une fois publiées en ligne et abondamment reproduites, les photographies et les vidéos tirés de tels actes violents auraient pour effet de « revictimiser » les œuvres à l’infini. Cette parenté n’a d’ailleurs pas échappé à Garnotte, caricaturiste au Devoir, et à Louis Rémillard, auteur de bande dessinée (fig. 2.9, 2.10 et 2.11). À quoi bon démanteler une sculpture qui avait soulevé tant d’hostilité depuis son inauguration si on ne peut en tirer des images qui feront à coup sûr sensation dans les médias ? L’attitude arrogante du maire, qui ne cache pas son mépris, en conférence de presse, pour l’œuvre et l’artiste qui l’a réaliséeP102FP102F

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, porte à croire que les circonstances entourant le prétendu démantèlement n’étaient pas fortuites. Ainsi, Labeaume

34 Pour un constat des stratégies médiatiques et visuelles du groupe armé État islamique à l’égard du patrimoine,

consulter Harmanşah (2015).

35 Questionné le 6 juillet au sujet des commentaires de Raynaud, le maire, qui n’entend pas fléchir devant la décision

de la Ville de Québec, paraît visiblement exaspéré. Il lance même au sujet de l’artiste « qu’il se soigne » (Labeaume cité par Moalla 2015). Cette réplique peu élégante est citée abondamment dans les médias français par la suite.

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aurait voulu éliminer la sculpture en usant de méthodes jugées à la hauteur du terrorisme esthétique imposé aux citoyens de Québec depuis 1987. Comme c’est le cas dans plusieurs occurrences de vandalisme touchant l’art public, on peut y voir, suivant Gamboni (1983), une manifestation de « contre-violence » qui répond à la violence symbolique d’une œuvre. Toutefois, si l’objectif était de se débarrasser de la sculpture de Raynaud de manière définitive, il semble que l’opération soit un échec. Sur le plan de la notoriété de Dialogue avec l’histoire, c’est plutôt l’inverse qui se produit : alors que relativement peu d’images de la sculpture sont publiées en ligne avant le 15 juin 2015, leur nombre se voit décuplé à la suite de la démolition. Pareillement, l’œuvre, qui ne bénéficiait pas d’une grande notoriété outre-Atlantique, fait soudainement les choux gras des médias français.P103FP103F

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Figure 2.9 Caricature de Garnotte publiée dans Le Devoir le 22 juin 2015.

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Figures 2.10 et 2.11 Louis Rémillard, L’art de détruire l’art,

dessins publiés en ligne en juillet 2015.

La précipitation avec laquelle l’œuvre a été éliminée apparaît d’autant plus discutable si l’on considère que l’opération de démantèlement est réalisée à peine deux semaines avant la tenue de la seconde édition des Passages Insolites, un événement culturel mis sur pied par l’organisme EXMURO arts publics et commandé pour Le Quartier Création.P104FP104F

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Un parcours formé de douze installations temporaires créées par des artistes en arts visuels et par des collectifs d’architectes, spécifiquement commandées pour leur caractère ludique, est ainsi accessible de juillet à novembre aux touristes et aux passants en tout genre (fig. 2.12). Souvent colorées et fantaisistes, parfois interactives, les œuvres choisies sont assurées de faire consensus. Plus aisément tolérées en raison de leur nature éphémère, ces installations bénéficient d’une excellente réception, tant du côté des visiteurs que des élus municipaux. L’événement est décrit comme une réussite et, à preuve, les Passages Insolites sont de retour pour une quatrième édition à l’été 2017. Il faut dire que ce type de programmation relève d’une recette éprouvée. En effet, un tournant événementiel et spectaculaire de l’art public, plus populaire et rentable que la sculpture pérenne, est observé depuis cela quelques décennies. Relevant du « triomphe de l’esthétisation générale de l’expérience sur l’expérience de l’art » tel que décrit par le philosophe Yves Michaud (2003 : 182), ce phénomène va de pair avec les multiples tentatives de réenchantement (Garnier 2008) de l’espace public auxquelles on assiste à l’heure actuelle.P105FP105F

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Une telle logique pousse d’ailleurs un grand nombre de villes occidentales à dynamiser leur offre touristique en garnissant leurs

37 Label donné en 2014 au croissant formé par le Vieux-Port, le Petit Champlain et Place-Royale. Cette bannière est le

fruit d’une collaboration entre l’Association des Gens d’affaires de Place-Royale/Vieux-Port et la Coopérative du Quartier Petit Champlain (Magazine Prestige 2014).

38 Cette tendance s’incarne de manière exemplaire dans le Quartier des Spectacles à Montréal, comme l’a montré

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places publiques d’œuvres photogéniques, faciles à consommer et aptes à procurer une expérience artistique instantanée (Paquet 2013). Il suffit de considérer le fait que Vincent Roy (2015), directeur artistique d’EXMURO, mesure le succès des Passages Insolites en fonction de la quantité d’images photographiques des installations circulant sur les sites internationaux de design et de tourisme pour comprendre l’ampleur de ce phénomène. Rappelons aussi qu’une partie des créations commandées pour l’événement sont présentées dans le secteur de Place Royale, lui-même un exemple patent de muséification urbaine. L’œuvre de Raynaud, quant à elle, n’attirait pas ce genre d’attention… du moins jusqu’à sa démolition.

Figure 2.12 Fontaine/Fortin/Labelle, Petite vie,

rue du Porche, Québec, juillet 2015.

Les Passages Insolites peuvent également être envisagés au regard de la disneylandisation croissante des villes envers laquelle met en garde le sociologue Jean-Pierre Garnier (2008). Les tentatives de réanimation ponctuelle des espaces urbains obéissant à des logiques financièresP106FP106F

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– événements profitant à des partenariats commerciaux ou à des promoteurs immobiliers notamment – ne constitueraient pas des avancées en matière d’aménagement selon le théoricien. Il faudrait plutôt y voir une restriction des usages que les citoyens et les touristes peuvent faire de la ville, le tout sous le couvert d’intentions festives bienveillantes : « [c]e qu’il s’agit de simuler, à des dates et en des lieux fixés en haut lieu à l’avance, c’est la “réappropriation” ludique et conviviale des espaces publics » (Garnier 2008 : 69). Voient alors le jour des manifestations artistiques essentiellement cosmétiques, qui ont pour mot d’ordre

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d’égayer et de divertir le « public ». Les œuvres y font office d’appât, leur présence contribuant à la scénographie urbaine. Les Passages Insolites ont après tout pour objectif de : « déployer d’intrigantes installations éphémères qui animent le quartier avec ludisme, tout en questionnant notre rapport au monde et à l’espace urbain » et de « propose[r] aux visiteurs une expérience artistique unique à travers d’étonnantes propositions visuelles » (EXMURO arts publics 2016). Les installations disposées annuellement dans le Quartier de la Création depuis 2014 créent ainsi des espaces publics attrayants sans même perturber la trame urbaine existante, ce qui a de quoi plaire aux élus municipaux ayant financé le projet, de même qu’aux commerçants de ce secteur très touristique. Les passants sont à cette occasion invités à (re)découvrir la ville par l’entremise d’« espaces de jeu » (Houde 2014) insolites, dont la présence est au demeurant plus souhaitable qu’un Colosse insolent et coûteux à entretenir.

Par ailleurs, la décision du maire Labeaume coïncide avec l’annonce, dix jours plus tôt, de la démolition d’Agora (1983), une œuvre d’art formant place publique conçue par Charles Daudelin et occupant l’îlot ouest du Square Viger à Montréal (Ville de Montréal 2015). L’œuvre, qui suscite la polémique dès sa construction, devait être rasée pour faire place à un « square jardin pour tous, sécuritaire et convivial » tout juste à temps pour le 375PP

e PP anniversaire de la fondation de la métropole, célébré en 2017.P107FP107F 40 PP

Cette décision est également motivée par un vaste projet de rénovation urbaine dans le secteur (chantier du Centre hospitalier universitaire de Montréal, rénovation de la Gare Viger et développement du Faubourg Québec). Composée d’une fontaine cinétique (Mastodo), d’une scène jouxtée d’un mur d’eau et de vingt édicules de béton dont certains sont ajourés, l’œuvre n’atteint jamais son plein potentiel en raison d’un manque de volonté de la part des autorités municipales. Conformément au vœu de l’artiste, les structures architecturales allaient servir à accueillir des kiosques de vente, tandis que des activités d’animation devaient être organisées sur le site, instructions qui ne seront jamais respectées par la ville, sans compter que l’entretien de l’œuvre est largement déficient. À titre d’exemple, la fontaine n’a été en fonction que pendant quelques semaines à peine (Fiset 2009). La forte opposition à laquelle sont confrontés les membres du conseil de ville à l’été 2015P108FP108F

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fait en sorte que l’administration de Denis Coderre décide de rectifier le tir en septembre de la même année. Les instances municipales parviennent en effet à un consensus avec la succession de Daudelin

40 On apprend cependant en novembre 2016 que les travaux vont être retardés d’au moins un an (Corriveau 2016). 41 Plusieurs individus et organisations se sont élevés contre cette décision, dont le Comité de sauvegarde de l’Agora, le

Regroupement des artistes en arts visuels du Québec, Héritage Montréal ainsi que des directeurs de musées montréalais (Bédard 2015; Corriveau 2015). Une journée de performances est également organisée en août 2015 sur le site. Intitulé « Actes de disparition », l’événement rassemble une dizaine d’artistes de la relève, incluant Nadège Grebmeier Forget, Steve Giasson et Steven Girard, souhaitant montrer leur opposition à la démolition de l’œuvre de Daudelin.

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en ce qui concerne la forme définitive que revêtira l’ensemble architectural : l’aménagement global sera modifié afin de rendre la place plus « accessible » (éloignant ce faisant les itinérants qui sont nombreux à y établir des campements de fortune), une partie des pergolas sera ainsi conservée et Mastodo sera remise en état (Corriveau 2015). Même si Agora ne connaît pas le même destin que Dialogue avec l’histoire, ces deux épisodes témoignent d’une volonté de faire disparaître un certain type d’art au profit de politiques urbaines visant à créer des espaces publics qui sont attractifs, consensuels et surtout inoffensifs.

Pendant que certains acteurs luttent pour que soient préservées des œuvres mal-aimées à Montréal et à Québec, d’autres ne cachent pas leur soulagement face à la démolition de la sculpture de Raynaud. La destruction de l’œuvre serait d’ailleurs plus mémorableP109FP109F

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, plus marquante, que l’œuvre elle-même, aux dires de certains journalistes (Bourque 2015; Durocher 2015) et citoyens. Interviewée lors du démantèlement, une résidente du Petit Champlain affirme : « On assiste à un moment historique, à la disparition de notre cube mal aimé. On va être très heureux de le voir disparaître du paysage en espérant qu’il ne va pas revenir sous une autre forme » (Radi0-Canada 2015b). Bien qu’elle n’ait pu anticiper le type de réapparition que l’œuvre allait connaître par la suite, ses craintes s’avèrent fondées : le Colosse revient hanter son lieu d’origine, et ce, encore plus tôt que ses adversaires n’auraient pu l’imaginer.