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L’exposition Art in the Streets, s’échelonnant entre le 17 avril et le 8 août 2011 au Museum of Contemporary Art, Los Angeles (MOCA), relève d’un projet pour le moins ambitieux : monter la plus grande exposition de street art jamais organisée aux États-Unis tout en proposant un blockbuster assuré de renflouer les coffres de l’institution. L’enjeu est de taille si l’on considère le fait que le musée est à ce moment en proie à d’importants problèmes financiers, ayant notamment frôlé la faillite en 2008. Le MOCA parvient alors à rester en activité grâce à l’appui monétaire du milliardaire philanthrope Eli Broad.P179FP179F

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Il s’agit par ailleurs du premier projet curatorial de Jeffrey Deitch en tant que directeur de l’établissement californien. Arrivé en poste en juin 2010, le marchand d’art était précédemment à la tête de la galerie Deitch Projects, ouverte à SoHo en 1996. Figure clé du milieu de l’art contemporain, il est c0nsidéré comme un acteur de premier plan dans la valorisation du street art sur la scène étasunienne, ayant par exemple exercé une influence importante dans le démarrage de la carrière de Jean-Michel Basquiat (Tomkins 2007). Le MOCA confie à Deitch, qui n’a du reste aucune expérience dans le domaine muséal, la mission de revitaliser un établissement qui souffre d’un taux de fréquentation anémique et d’une forte concurrence de la part du Los Angeles County Art Museum et du Hammer Museum, où sont également tenues des expositions d’art contemporain (Smith 2010a).

Rassemblant une cinquantaine d’artistes et de collectifs parmi les plus influents du milieu du street art international (dont le Britannique Banksy, la Française Miss Van, l’Étasunien Shepard Fairey et les Brésiliens Os Gemeos), l’exposition a pour objectif de tracer les origines du graffiti et des pratiques artistiques urbaines à partir des années 1970. Un accent est également placé sur la culture du skateboard de Los Angeles, déterminante dans le développement du graffiti (MOCA 2011). Présentée comme une exposition charnière, elle a également pour but de marquer la légitimité de l’art urbain dans le cadre institutionnel. Le directeur et co-commissaire, qui décrit cette mouvance artistique comme la plus influente depuis le Pop art dans un essai publié dans le catalogue de l’exposition (Deitch 2011 : 10), souhaite créer un précédent en exposant le travail d’artistes qui sont à son sens injustement mis à l’écart de l’histoire de l’art. Art in the Streets revêt de surcroît un caractère personnel pour Deitch, se targuant de soutenir des artistes hors la loi et de proposer un projet résolument novateur :

19 Président fondateur du musée en poste de 1979 à 1984, Broad fait un don à hauteur de trente millions de dollars par

l’entremise de sa fondation en décembre 2008. [En ligne] http://broadfoundation.org/moca-board-of-trustees-votes- to-accept-broad-foundation-challenge-grant/. Consulté le 20 août 2017. Le mécène ouvre par ailleurs son propre musée en 2016 à Los Angeles, The Broad, situé à un coin de rue du MOCA.

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This show is my life’s work. […] I have a mission. I believe in the artists coming from this circle. They’ve been excluded from museums for thirty- five years. They’re not really let into art history as first-class citizens. It’s one of my missions: to present a case for this work. I’m bringing to Los Angeles one of the most radical shows ever presented in a museum. With outlaws. Every major street artist that I’ve worked with I’ve had to bail out of jail (Deitch cité par Harvey 2011 : 26).

L’exposition se veut en ce sens un prolongement de l’entreprise de valorisation du street art – encore boudé en grande partie des milieux universitaire et muséal au moment de la tenue de Art in the Streets au MOCA – que poursuit Deitch depuis des décennies au sein du marché de l’art. Sur le plan de la fréquentation, on prévoit qu’Art in the Streets attirera une clientèle plus diversifiée qu’à l’habitude au musée de Los Angeles, les communautés afro-américaine et latino- américaine de Los Angeles (une section entière est d’ailleurs dédiée au graffiti choloP180FP180F

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) de même que les jeunes publics étant courtisés (Finkel 2010a). Précisons enfin que les trois commissaires ne proviennent pas du milieu muséal, l’exposition étant pilotée par des outsiders, Roger Gastman, expert de la question du graffiti et du street art et Aaron Rose, réalisateur associé au milieu du skateboard, se joignant à l’ancien marchand d’art new-yorkais. Ce projet risqué témoigne en somme d’une volonté d’injecter du sang neuf dans une institution dont l’avenir est précaire, offrant au passage l’image d’un musée démocratique et ouvert aux nouvelles tendances.

Comme il est souvent de mise pour des expositions de street art, les commissaires invitent plusieurs artistes à créer des œuvres sur place. Parmi eux se trouve un muraliste connu sous le pseudonyme de Blu. Débutant sa carrière à la fin des années 1990 à Bologne, ville considérée comme le berceau du street art italien, il réalise par la suite des œuvres dans une quinzaine de pays, se taillant une place parmi les plus influents représentants de l’art urbain européen dans la seconde moitié des années 2000 (Deitch 2011 : 304). L’artiste se fait notamment remarquer lors de l’exposition inaugurale Street Art, qui a lieu à la Tate Modern en 2008. Il se spécialise dans la création d’œuvres figuratives aux proportions monumentales réalisées au rouleau ou au pinceau (Danysz et Dana 2010 : 364), plusieurs d’entre elles adoptant d’ailleurs un caractère engagé : thématiques anticapitalistes, liées à la solidarité avec les travailleurs ou encore aux inégalités socio-économiques.P181FP181F

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Blu bénéficie par ailleurs d’une importante notoriété en ligne, laquelle est en partie attribuable aux films d’animation en stop motion qu’il a réalisés à partir de ses

20 Style associé aux gangs de rue latino-américains.

21 Sa murale surnommée « Hombre Banano » (« homme banane » en français) (2005), réalisée en collaboration avec

l’artiste italien Ericailcane à Managua, au Nicaragua, illustre par exemple les désastres provoqués par la production bananière dans ce pays, tant en matière d’exploitation humaine qu’en conséquences environnementales.

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interventions picturales in situ. À titre d’exemple, le plus célèbre d’entre eux, Muto (2008), sous licence Creative Commons, a été visionné à près de douze millions de reprises sur YouTube et quatre millions de fois sur Vimeo, autre plateforme de partage de vidéos très populaire.P182FP182F

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Ce court métrage muet également récompensé dans des festivals de cinéma internationauxP183FP183F

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met en scène des figures humanoïdes et géométriques variées changeant de forme au fil de leur progression dans les villes de Baden (Suisse) et de Buenos Aires, mutant pour ainsi dire sous les multiples coups de pinceau de l’artiste (fig. 3.5). Pour ce faire, les interventions sont effacées systématiquement après chaque prise de vue photographique afin de produire une séquence continue. Seule une longue tracée de peinture blanche à grisâtre subsiste sur les lieux après le passage de Blu. L’espace urbain porte de cette manière les stigmates de la présence du muraliste (en plus de fantômes grisâtres plus visibles à certains endroits qu’à d’autres), mais Muto ne prend véritablement vie qu’une fois qu’il apparaît dans le cyberespace, la vie de l’œuvre se forgeant plutôt dans le web :

Painstakingly painted and photographed in urban space and assembled as film, Muto inhabits public and virtual space. Here, the virtual bodies of animated being do not merely overlay the city as backdrop; rather their movements, generated in the virtual space constituted onscreen, erupt from their encounters with the built environment (Chang 2013 : 216).

Chevauchant les médiums de la peinture et de la vidéo, cette œuvre remet ainsi en question les limites physiques du street art (Waclawek 2011 : 170).

22 Nombre de visionnements datant d’août 2017.

[En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=uuGaqLT-gO4 https://vimeo.com/993998. Consulté le 20 août 2017.

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Figure 3.5 Blu, Muto, 2008, film muet, 7 : 26, (capture d’écran de YouTube).

Voulant mettre à profit la notoriété de Blu et son expertise en matière de format monumental pour promouvoir Art in the Streets, Deitch invite l’artiste à créer une murale sur le mur extérieur nord de la Geffen Contemporary, aile du MOCA située dans le quartier historique de Litte Tokyo. Inauguré en 1983, cet ancien entrepôt de voitures de police, dont la conversion a été assurée par l’architecte Frank Gehry, se trouve à plus d’un kilomètre du bâtiment principal du musée, qui est sur Grand Avenue.P184FP184F

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Selon Deitch (2015), Blu insiste pour se rendre sur place pour réaliser son œuvre au début du mois de décembre 2010 car il n’est pas disponible à un autre moment avant l’ouverture de l’exposition quatre mois plus tard, et ce, malgré le fait que le directeur et commissaire serait alors absent afin d’assister à la foire Art Basel Miami Beach. L’artiste entame la création de ce qui devait être une murale semi-permanente le 2 décembre 2010. Réalisée sur le mur d’une hauteur de trois étages et d’une longueur de soixante-six mètres, l’œuvre représente des rangées de cercueils de bois semblant s’étendre à l’infini. À l’endroit où est habituellement placé un drapeau lorsque des militaires sont tombés au combat se trouvent

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plutôt des billets d’un dollar (fig. 3.6). Le message proposé, à la fois antimilitariste et anticapitaliste, apparaît sans équivoque : la guerre est une entreprise profitable – en l’occurrence pour le complexe militaro-industrielP185FP185F

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– et des milliers de personnes payent cet investissement de leur vie, civils et militaires inclus. Bien que l’artiste demeure avare de commentaires en ce qui concerne la signification de sa murale, il est possible d’y voir une critique percutante de la présidence de George W. Bush, teintée par des opérations hautement controversées (et lucratives pour certaines corporations spécialisées en armement et en services de sécurité) de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak (Lampert 2011). Nicolas Lampert (2011), spécialiste de l’art militant, avance que la murale peut également être interprétée comme un commentaire sur l’exposition elle-même, perçue comme un emblème de la commercialisation des pratiques artistiques urbaines. L’entrée du street art sur le marché (et au musée) signerait-il sa mort ? Il va sans dire que revendiquer ouvertement une telle approche serait passablement contradictoire de la part de Blu. Celui-ci est après tout rémunéré précisément pour créer une œuvre faisant la promotion d’une exposition à grand déploiement sur le street art et de surcroît organisée par un ancien marchand d’art entretenant des liens étroits avec les cercles de collectionneurs et le milieu des ventes aux enchères. Les acteurs impliqués dans cette affaire n’en sont toutefois pas à une contradiction près.

Figure 3.6 Blu, Sans titre, Geffen Contemporary,

Museum of Contemporary Art, Los Angeles, décembre 2010.

Quoi qu’il en soit, l’œuvre, restée sans titre comme la vaste majorité des travaux du muraliste italien, n’atteint jamais la forme finale souhaitée par l’artiste. Le 8 décembre, Deitch, de retour à Los Angeles, informe Blu, qui vient de passer les six jours précédents à peindre accompagné d’un assistant, que le sujet représenté ne convient pas avant même que l’artiste ne puisse achever sa murale. Il avait pourtant reçu carte blanche en ce qui concerne le choix du thème, les responsables de l’exposition ne demandant pas à voir de croquis préliminaires avant de

25 Initié par le président Dwight Eisenhower en 1961, ce terme désigne l’ensemble des réseaux d’alliances

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