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173 la célèbre théorie de la fenêtre cassée.P235FP235F

3.4 Effets collatéraux de la controverse

Au-delà des attaques diverses dont le musée et le quartier de Little Tokyo font l’objet, la controverse au sujet de Art in the Streets entraîne des conséquences plus durables. Par exemple, une fois son épisode californien terminé, l’exposition devait être présentée au Brooklyn Museum entre mars et juillet 2012. Or, on annonce en juin 2011 que sa venue est annulée en raison de difficultés financières. Cette décision est rendue publique dans la foulée de pressions exercées par Peter Vallone, conseiller municipal du Queens connu pour son intransigeance sur la question des graffitis (Taylor 2011). L’élu menace notamment de faire couper le budget annuel de neuf millions de dollars accordé au musée par la ville si l’exposition a lieu tel que prévu. Il semble bien que la direction du Brooklyn Museum, qui a connu elle-même son lot de controverses – le vaste débat public entourant l’exposition Sensation : Young British Artists from the Saatchi Collection (1999-2000) pour n’en citer qu’une – , n’a pas voulu se retrouver à nouveau au centre d’une polémique. D’autant plus que le financement de l’institution avait effectivement déjà été retenu par la ville de New York pour des motifs comparables auparavant.P238FP238F

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Il faut également considérer que le musée vient tout juste d’annoncer qu’il ajoute

78 Entré en croisade contre le musée en raison d’une œuvre présentée dans Sensation qu’il qualifie de blasphématoire,

à savoir The Holy Virgin Mary (1996) de Chris Ofili, Rodolph Giuliani, alors maire de New York, parvient à bloquer temporairement le financement municipal octroyé à l’institution (Feuer 2000). Voir aussi Rothfield (2001).

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Hide/Seek : Difference and Desire in American Portraiture à sa programmation, une exposition elle aussi « risquée ».P239FP239F

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Au moment où le street art fait couler beaucoup d’encre à travers le pays, l’équipe du MOCA se trouve dans la tourmente. Les luttes intestines qui se dessinent au sein du personnel du musée dès l’arrivée de Deitch en 2010 culminent à l’été 2012 lorsque le respecté conservateur en chef Paul Schimmel est démis de ses fonctions – ou plus précisément pressé de quitter son poste – après avoir occupé cet emploi pendant plus de vingt ans, décision émanant du mécène Eli Broad et de deux membres du conseil d’administration. Plusieurs acteurs gravitant autour du MOCA accueillent avec réticence ce qu’ils considèrent être le début d’un tournant populiste au musée, déplorant par la même occasion la mainmise des mécènes sur le contenu curatorial. John Baldessari est le premier artiste à quitter le C.A. en signe de protestation, car il s’oppose notamment à un projet d’exposition portant sur l’influence de la culture disco sur les arts visuels et la performance (Vankin 2013). Barbara Kruger, d’ailleurs étrangement silencieuse lors de la controverse autour de la murale de Blu, Catherine Opie et Ed Ruscha en font de même peu après.P240FP240F

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Deitch quitte finalement le MOCA en juillet 2013, à l’issue de trois ans de dissension interne, laissant le musée dans une situation financière toujours préoccupante – le budget est alors à son plus bas depuis les années 1990 (Bohem 2013).P241FP241F

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Alors que ces dénouements étaient prévisibles, les épisodes iconoclastes qui marquent le travail de Blu dans les années qui suivent la controverse du MOCA pouvaient quant à eux être difficilement anticipés. Certes, l’artiste italien avait toujours fait preuve d’une attitude méfiante à l’égard des institutions artistiques et du marché de l’art. Son expérience à Los Angeles signe cependant un point tournant dans sa carrière. En effet, il s’est depuis complètement éloigné du street art mainstream, s’alliant plutôt à des initiatives sociales et à des regroupements de gauche pour réaliser des œuvres dans l’espace public (Brighenti 2017 : 124). C’est dans ce même esprit qu’il entreprend de faire disparaître deux de ses murales les plus célèbres en 2014. Très populaire auprès des touristes, elles ont été réalisées entre 2007 et 2008 sur des édifices voisins situés dans le quartier berlinois de Kreuzberg. Haut lieu du street art, ce secteur est également considéré comme l’épicentre de la contre-culture et de la scène artistique alternative allemandes (Mandel 2008 : 141). L’œuvre peinte par Blu sur le bâtiment à l’est représente le torse d’un homme ajustant sa cravate, les mains liées par ses montres dorées – typique de l’imagerie

79 Nous y revenons au chapitre 4.

80 Baldessari, Kruger et Opie reviennent à leur poste en 2014 (Scott 2014).

81 Il retourne ensuite à New York, où il reprend ses activités curatoriales. Malgré son expérience californienne teintée

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anticapitaliste adoptée par Blu. La murale ouest donne à voir deux personnages qui tentent de se démasquer l’un l’autre afin de révéler leur véritable identité, en référence à l’ancien point de contrôle séparant Berlin Est et Berlin Ouest qui se trouvait jadis à proximité. Le message politique de ces murales devient plus éloquent encore lorsque l’on tient compte de la nature du site où elles prennent place. Elles surplombent en effet l’îlot Cuvrystraße, lotissement laissé à l’abandon pendant vingt ans et qui prend des airs de bidonville lorsque des abris de fortune y sont érigés au début des années 2010 par une communauté de squatteurs (Hockenos 2017 : 106- 107) (fig. 3.38).P242FP242F

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Le contraste avec le reste du quartier, en proie à l’embourgeoisement depuis les dernières décennies, est frappant. L’annonce de la construction imminente d’un complexe immobilier sur le site en 2014, situation perçue comme un affront inacceptable par Blu, de même que par des citoyens et des militants de gauche, vient d’ailleurs exacerber le conflit entourant Cuvrystraße. Les deux œuvres iconiques prennent un sens nouveau dans ce contexte : elles deviennent dès lors le symbole des tensions qui divisent à nouveau les Berlinois, se rapportant cette fois à la revitalisation urbaine.P243FP243F

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Figure 3.38 Blu, Sans titre, 2007-2008, Cuvrystraße, Berlin, 2014.

Dans un geste qui en surprend plus d’un, Blu fait repeindre en noir les deux murales le soir du 11 décembre 2014. Détruire ses œuvres devient pour lui la manière la plus pertinente de se réapproprier son travail au moment où elles s’apprêtent possiblement à être instrumentalisées à des fins commerciales (ou encore à être simplement effacées). Si l’intervention, qui n’est pas

82 Voir aussi Van Duppen (2010).

83 Une pétition publiée en ligne à l’automne 2014, signée par plus de sept mille internautes, vise à faire accorder aux

murales une protection patrimoniale de sorte à ce qu’elles ne puissent pas être blanchies par le propriétaire du site. [En ligne] https://www.change.org/p/landeskonservator-prof-dr-j%C3%B6rg-haspel-protect-streetart-in-berlin-it- %CC%81s-not-for-sale. Consulté le 20 août 2017.

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annoncée à l’avance, peut sembler à première vue comme l’œuvre d’un promoteur immobilier impatient, les motifs de cet acte se clarifient au fil de l’avancement de l’opération. Délibérément théâtrale, cette « cérémonie funéraire symbolique » (Sural 2015) met en œuvre une chorégraphie très étudiée : la main de l’une des figures est laissée exempte de peinture jusqu’à la toute fin afin de donner l’effet d’un doigt d’honneur, tandis que la phrase « Reclaim your city », qui était inscrite sur le mur ouest est en partie masquée, écourtée à « your city » (fig. 3.39 et 3.40), rappelant la mainmise des intérêts privés dans le secteur. Des images de cet événement spectaculaire sont rapidement diffusées en ligne (l’artiste publie même un gif animé qui montre les étapes successives sur son site web peu après l’intervention).P244FP244F

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Là ne s’arrêtent pas les réappropriations de ces murs, des inscriptions contestataires, dont un majeur gigantesque, étant ajoutées sur la surface peinte en noir en juin 2015 (fig. 3.41). Cuvrystraße apparaît ainsi comme un site hautement contesté qui porte les traces successives des luttes urbaines qui s’y sont livrées ces dernières années.

Figures 3.39 et 3.40 Noircissement des murales de Blu à Berlin, 11 décembre 2014.

Figure 3.41 Îlot de Cuvrystraße, Berlin, juin 2015.

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Blu revient à la charge en 2016, cette fois à Bologne, ville qui a vu naître sa carrière. Plus radicale encore, son initiative iconoclaste entend cette fois dénoncer l’hostilité des élus locaux à l’endroit de l’art urbain, de même que la tenue prochaine de l’exposition Street Art – Banksy & Co. L’arte allo stato urbanoP245FP245F

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, organisée par une fondation privée au Palazzo Pepoli – Museo della Storia di Bologna, qui selon lui constitue une aberration considérant l’attitude des autorités locales. L’insulte est d’autant plus grande à ses yeux, compte tenu du fait que des œuvres sont retirées de l’espace urbain bolognais sans le consentement de leur auteur en vue d’être exposées à cette occasion. Le 11 mars 2016, une équipe de volontaires accompagne Blu dans sa mission d’envergure : faire disparaître toutes les murales de l’artiste qui se trouvent dans la ville. Non seulement sont-elles masquées sous une couche de peinture grise, mais certaines sont littéralement détruites, la surface des murs sur lesquels elles figurent étant vigoureusement raclée à la truelle (fig. 3.42) (Berardi et Magagnoli 2016). On peut lire peu après, sur le blogue de l’artiste, le message suivant :

After having denounced and criminalized graffiti as vandalism, after having oppressed the youth culture that created them, after having evacuated the places which functioned as laboratories for those artists, now Bologna’s powers-that-be pose as the saviors of street art.P246FP246F

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Dans le cas de Berlin comme dans celui de Bologne, les actions de Blu prennent origine dans le rapport conflictuel entretenu entre le street art et les instances de pouvoir, institutions artistiques comprises. Il s’agit pour le muraliste d’une manière, certes peu commune, de se réapproprier ses œuvres, une rare occurrence « d’auto-iconoclasme » (Henke 2015) qui ne s’inscrit pas dans la démarche créative de l’artisteP247FP247F

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, mais plutôt dans un objectif purement militant. Il semble que la collaboration désastreuse de Blu avec le MOCA quelques années plus tôt ait joué un rôle décisif dans cette affirmation d’autonomie.

85 Titre que l’on peut traduire par « L’art à l’état urbain ».

86 [En ligne] http://blublu.org/sito/blog/?paged=3. Consulté le 20 août 2017. 87 À l’exemple de Maison (1970-1993) de Raynaud.

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Figure 3.42 Murale de Blu en cours de destruction, Bologne, mars 2016.

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La controverse provoquée par le blanchiment de la murale du MOCA se révèle être un moment charnière dans l’histoire du street art, faisant ainsi ombrage à l’héritage de l’exposition Art in the Streets elle-même. Afin d’éviter d’éventuelles frictions avec les communautés locales, dont la sensibilité face à l’art public a été démontrée lors du processus entourant Untitled (Pledge) en 1989, Deitch rompt en partie le lien de confiance qu’il entretenait avec les acteurs du milieu du street art en faisant blanchir l’œuvre de Blu. La murale est ensuite évoquée à répétition dans le secteur de Little Tokyo et du Arts District dans les mois suivant sa censure par des publics oppositionnels et ce, par l’entremise de médiums variés : wheatpastes, projections, performances, photographies, peinture. Tous les moyens semblent bons pour faire réapparaître l’œuvre. Chapeautées par L.A. Raw, les actions menées à cette fin procèdent d’une réappropriation de l’espace public urbain. Collectives, éphémères et contestataires, elles incarnent à cet égard parfaitement l’esprit du street art militant si ardemment défendu par Blu. La nature des lieux où prennent place ces interventions se révèle par ailleurs très importante. Des sites tels que l’extérieur de la Geffen Contemporary, la façade du restaurant Zip Fusion