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Les stratégies de reconnaissance

4. LA CONSTRUCTION DES CATEGORIES NATIONALES ET LES IDENTITES

5.5. Les temps de l’imaginaire national

5.5.1. Temps de l’événement et temps de la mémoire longue

5.5.1.1. Les stratégies de reconnaissance

En France, les usages publics de l’histoire449 par les élites de la communauté, par les représentants d’associations et de la presse interne visent à l’intégration d’un « nous collectif ». Sans compter, les écrits de mémoire en constante inflation en France depuis les années 1970 et que nous considérons être des pratiques sociales à part entière (Hovanessian, 1998). Quelle que soit la qualité de ces contenus de mémoire, ils ont inauguré un nouveau cycle d’exil marqué par une parole autorisée et un droit à la mémoire (Hovanessian, 1998) où une minorité clame l’existence d’une « communauté de sens » dans le présent, impose de nouvelles reconfigurations symboliques et politique auparavant dissociées450, ose produire des « créateurs de l’identité »451 aux paroles subversives.

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Ainsi le séisme de 1988 en Arménie a provoqué en France d’immenses rassemblements de solidarité. Les interviews menés à l’époque, montrent à quel point cette catastrophe naturelle a réactivé chez les sujets un sentiment d’imminence catastrophique dont les racines étaient bien plus profondes que le présent spectaculaire de l’événement.

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Arendt H., 1972, La crise de la culture, Idées/Gallimard, p. 24. 449

« A l’usage public de l’histoire appartiennent non seulement les moyens de communication de masse mais aussi les arts et la littérature ; des lieux comme l’école, les musées d’histoire, les monuments et les espaces urbains et enfin les institutions formelles ou non qui avec des objectifs plus ou moins clairement partisans, s’attachent à promouvoir une lecture plus ou moins polémique du passé en comparant le sens commun historique ou historiographique à partir de la mémoire de leurs groupes respectifs », Galerano N., 1994, « Histoire et usage public de l’histoire », Diogène, n°168, pp. 85-106.

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Hovanessian M., "La diaspora arménienne : de l'exil commémoré à l'appartenance active ", Cahiers d'études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n°30, juin-décembre 2000, pp. 83-109. Hovanessian M., « Le religieux et la reconnaissance. Formes symboliques et politiques au sein de la diaspora arménienne », Les Annales de la recherche urbaine, n°96, octobre 2004, pp. 125-134.

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Ainsi s’est tenu en Août 2007 à Cerisy un colloque auquel nous avons participé sur le thème « De l’abîme aux constructions de l’identité ». Les organisateurs se proposaient d’analyser la thématique

Dans le champ du « savoir communautaire , il est d’une haute importance de souligner une grande mobilité de la circulation de savoirs polymorphes qui font s’entrecroiser les productions des figures savantes, les productions des figures médiatisées et journalistiques, les productions des figures religieuses, des figures politiques, des figures de l’art. Ce mélange des genres conduit à démultiplier des récepteurs potentiels. Il crée un effet d’illusion, celui d’une communauté qui n’en finit plus d’étendre son réseau et de ce fait se promet « de continuer d’exister » projetant cet imaginaire à l’extérieur dont les tonalités naïves n’ont pas manqué de nous surprendre d’innombrables fois.

La singularité de ce langage consiste à produire des passerelles entre la mémoire longue et l’histoire en train de se faire. Les exemples ne manquent pas de cette œuvre de réconciliation, prégnante aussi en Arménie chez les hommes politiques dans l’espoir d’un raccordement du monde oriental avec le monde occidental, dans le travail des élites historiennes et politiques pour transformer une diaspora de la catastrophe en une diaspora institutionnalisée.

Grâce au travail de terrain, nous avons cerné l’aspect emphatique de cette parole de l’événement, remettant en perspective l’héritage et qui rebondit toujours en arrière, sur des incompris de l’histoire, sur des fantômes ou sur des réalisations patrimoniales uniques et grandiloquentes qui hantent le lien à un passé qu’il ne faut pas trahir.

Car à chaque nouvelle initiative, le temps de l’événement représenté par des chiffres (1878, 1894-1896, 1908, 1909 ,1915, 1918, 1921, 1965, 1975, 1988, 1991, 1994)452 ordonnent des séquences chronologiques qui ouvrent l’accès à un temps immémorial à partir duquel les générations nées en France cherchent ou trouvent leur propre place.453

contemporaine du métissage culturel et du retour au religieux qui recompose un territoire inédit, plus global, d’où émerge un nouveau paradigme arménien : universalité du génocide, définitions nouvelles de l'être au monde.

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Voir en fin de volume la signification de ces dates. 453

Récemment une femme d’une soixantaine d’années expliquait les raisons de son engagement et la mission de réparation dont elle s’est sentie investie face au tremblement de terre de 1988 en Arménie. Celui-ci avait résonné en elle sur fond d’ancienne catastrophe racontée par les parents mais avec cette nuance supplémentaire d’une catastrophe qui, cette fois, ajoutait-elle « appartenait à sa génération ». On voit bien ici le travail de la transmission où l’événement ressuscite une mémoire plus longue tout en inaugurant une nouvelle place générationnelle dans l’histoire contemporaine de la dispersion.

La notion de stratégie identitaire454 introduite à propos des immigrés émet l’idée d’un instant présent et opportun, combinant des appartenances et des ressources et dessinant les figures d’un passé composé et recomposé, médiatisé permettant aux anciens de consolider des positions sociales et aux nouveaux venus de bricoler leur entrée dans la société d’accueil.

Ces temps de la stratégie identitaire sont de l’ordre de l’interaction sociale et existent ; nous l’avons vérifié dès lors qu’il s’agit pour les représentants de négocier « un espace communautaire » local. Les arguments avancés par ces « entrepreneurs » n’hésitent pas à décliner la fidélité à une mémoire singulière d’égale importance à l’appartenance citoyenne, à appuyer leur appartenance à la localité sur la base de relations établies du lien au lieu dont témoignent les « marqueurs ethniques » comme si la mémoire du groupe s’était condensée en un site.

Cette notion de stratégie convient également pour désigner certaines pratiques conjuguant des références à une identité socioprofessionnelle et ethnique de manière à multiplier les réseaux relationnels. La stratégie identitaire se rapproche d’une perspective interactionniste de la mémoire : « la mémoire en effet est un cadre plus qu’un contenu, un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins parce qu’il est que parce qu’on en fait »455.

Mais la « stratégie identitaire » qui s’exerce sur des lieux investis collectivement n’est plus un instrument conceptuel suffisant lorsqu’il s’agit de travailler sur les récits de vie où le temps de l’événement et celui de la mémoire longue ne concernent plus l’injonction de reconnaissance mais des temps de la dissociation identitaire.

5.5.2. La « cause »

Nous avons multiplié nos liens avec les défenseurs d’un droit à la mémoire car nos enquêtes de terrain conduites dans différents foyers du regroupement et divers contextes nationaux ont montré combien le déni de l’histoire officielle sur le génocide de 1915 était à l’origine d’une identité « ruminante »456 et produisait des hantises historiques qui ont donné lieu à de nombreux débats houleux dans le monde académique ces dix

454 Camilleri C., Kastersztein J., Lipiansky E-M., Malewska-Peyre H., Taboada-Leonetti I., Vasquez A., 1997, Stratégies identitaires, Paris, PUF.

455

Nora P., 1997, Entre mémoire et histoire Les lieux de mémoire. La République, Gallimard, Paris, p. 8. 456

Cette expression a été employée par un professeur de philosophie politique rencontré à Beyrouth en 2005 et qui s’interrogeait sur les « moments identitaires » des Arméniens du Liban.

dernières années en France , en mobilisant les historiens et les militants de la « cause ».457

La construction intellectuelle de la nation nous exhorte à concevoir des mémoires militantes retenues dans un imaginaire actif entretenu par des cadres sociaux qui affirment leur filiation avec d’anciennes élites comme le Dachnaksoutioun qui a oeuvré pour le retour au territoire national, élargi aux frontières du Traité de Sèvres. Le Traité de Sèvres (10 août 1920) demeure jusqu’à nos jours une date importante de l’imaginaire national et symbolise un nouveau déni des Etats . Impulsé par le Président Wilson, il représente un acte international reconnaissant un Etat arménien étendu aux vilayets (provinces) d’Anatolie orientale et qui ne sera pas ratifié par la majorité des sénateurs américains . Les militants dachnak ont dénoncé et dénoncent encore l’injustice et ce traité constitue le document de référence de la cause arménienne jusqu’à aujourd’hui. Mais les accents « nationaux » sont désormais décontextualisés, sorte de rêve militant poursuivant une cause mal enterrée, donnant lieu à des ressassements que les nouvelles générations nées en France déploreront.

Les identifications à une « cause » nationale 458 qui affichent une visibilité de plus en plus importante dans l’espace public (Hovanessian, 2004) en France appartiennent au registre des stratégies de reconnaissance et revivifié par un patrimoine politique qui s’appuie sur une éthique du souvenir459. À ce niveau, nous parlerons plutôt d’une éthique de la reconnaissance, d’une politisation des exigences morales460.

457 Nous nous reportons à « l’affaire Bernard Lewis » (1993 à 1995) et de sa thèse qualifiée de « révisionniste » en raison de son propos banalisant « la catastrophe arménienne » comme une guerre mutuelle « entre Turcs et Arméniens » mettant en péril l’existence de l’Etat turc. Les commentaires sur « cette affaire » par l’historien Yves Ternon réputé pour la dimension comparative qu’il introduit sur les phénomènes génocidaires sont incontournables. Voir le chapitre « Turbulences au Collège de France » dans son essai : Ternon Y., 1999, Du négationnisme. Mémoire et tabou, Desclée de Brouwer, pp. 69-103. Consulter également Hovannisian G, R., « L’hydre à quatre têtes du négationnisme. Négation, rationalisation, relativisation, banalisation », L’actualité du génocide des Arméniens, Comité de Défense de la Cause Arménienne, Edipol, 1999, p. 150.

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Dans cet ordre d’idée, nous revenons aux mémoires de DEA de nos étudiants à Paris 7 et qui montrent comment les identifications à la culture palestinienne se nouent autour d’une « cause », d’une violence de la terre spoliée et de l’impossibilité de former un Etat de droit.

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Voir en ce sens la publication d’Ara Krikorian, Président du Comité de Défense de la Cause Arménienne, affiliée à la FRA Dachnaktsoutioun qui explore le lexique militant. Ara Krikorian, 2002, Dictionnaire de la cause arménienne, Edipol.

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Honneth A., 2000, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Editions du Cerf. Renault E., 2000, Mépris social. Ethique et politique de la reconnaissance, Editions du Passant. Payet J-P., Battegay A., (éds), 2008, La reconnaissance à l’épreuve. Explorations socio-anthropologiques, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Le regard sociologique ».

Nous approuvons l’idée d’une recréation du lien collectif où l’on sécurise des identités « en inventant » une continuité fictive avec un passé, « lester d’un passé repérable, un avenir certain »461. Mais il n’en reste pas moins, que les formes de reconnaissance mises en place donnent à voir « au regard extérieur » une identité constituée dans les creux, les défaillances, les manquements de la décision politique. L’éthique du souvenir consiste à réactualiser les impuissances politiques de la minorité face à une histoire contemporaine qui a violé son « destin », produit de l’irréparable. L’obsession d’une visibilité « communautaire », d’un point à l’autre du regroupement est une constante dans l’histoire de l’immigration arménienne. Le cas argentin par exemple montre l’importance du tissu associatif à Buenos-Aires dans la fabrication de centralités informelles, de plus en plus structurées autour d’un projet éducatif, religieux et politique. Le numéro que nous avons coordonné « Diaspora arménienne et territorialités » (2007), sans prétendre à l’exhaustivité entame toutefois un travail de hiérarchisation sélective et de repérage dans l’agencement des normes communautaires. L’utilisation du critère linguistique comme vecteur d’appartenance à la communauté est fortement marquée dans le contexte canadien ; les communautés orientales font s’intriquer l’aspect religieux et linguistique, phénomène repérable en Grèce et en Bulgarie (mission ancienne). En Argentine, on remarque une assise religieuse plus accentuée, alors qu’en Europe et en France tout particulièrement, l’émergence d’un sentiment national s’est bâtie sur la cause politique. À Moscou (mission de terrain en 2006), les critères de rassemblement entrent dans une nouvelle phase de revendication et s’articulent autour de luttes sur les discriminations des minorités nationales en provenance du Caucase. Enfin, précisons que le contexte américain fabrique aisément des fragmentations à travers les cloisonnements urbains de sous-groupes.

Ces « formes » collectives ont été de grande portée dans le maintien d’une capacité d’agir à marquer une cause mal enterrée et dont se sont emparées les élites politiques et qui restent à évaluer comme moyens de contestation, de formes de « contre-pouvoir » et de valorisation.

Ces « saintes icônes » écrit finement Michèle Bouix « qui s’imposent par leur possible naturalisation, parce qu’elles sont faciles à manipuler (langue, religion, histoire, territoire, traits culturels préexistant) ou plus difficilement (constitution, institutions

461

Bourdieu P., 1980, « Quand le mort saisit le vif, », Actes de la recherche en sciences sociales, 33, pp. 3-14

politiques) participent à des formes de reconnaissance sur la place publique, d’une différence culturelle qui articule tout à la fois mythes et gesta, tranches historiques de la différenciation cumulative, récits écrits et réécrits, langage d’un ailleurs toujours présent »462.

Dans la stratégie de « reconnaissance », temps de l’événement, impliquant des alliances et des solidarités, on décèle la volonté de ne pas céder à la banalisation , de consolider un « agir » du présent .

Dans ces revendications, la justice sociale463 et l’injustice interminable occupent une place de choix, dessine aussi des îlots de résistance, des bastions territoriaux « de la cause » où les figures du politique sont relayées par des bastions culturels irréductible qui se fixe sur un lieu identifié comme un lieu de ténacités.

Cet îlot de résistance dérivant vers une essentialisation, nous l’avons, de façon stupéfiante, visionnée dans le village d’Andjar au Liban, non loin de Beyrouth lors d’une mission de terrain en novembre 2005. Il s’agit d’un îlot « ethniquement » homogène, auto administré par un parti politique arménien qui élit son maire et reposant sur une loi de résidence qui décrète une double filiation : politique et généalogique464 avec des infrastructures propres. Cet îlot semble unique par les frontières imperméables qu’il a édifiées avec l’entourage pluriethnique et multiconfessionnel du Liban et lors de nos entretiens avec les cadres, nous avons été surpris par le degré d’utopie et d’héroïsation des discours nationaux. Mais il existe de multiples autres îlots, à Thessalonique par exemple, où les archives de la communauté sont soigneusement conservées dans la bibliothèque de l’Eglise, dans l’île Saint-Lazare aussi près de Venise, fief d’un patrimoine savant accumulé depuis des siècles par la congrégation des Catholiques arméniens, les pères mekhitaristes465. Autant d’îlots qui constituent des lieux de pèlerinage, des lieux de sédimentation mythico nationale qui constituent des lieux du rebondissement pour l’histoire nationale « en train de se faire ». .

462 Bouix M., 2004, « De la différence à la constitution d’un groupe minoritaire », Minorités et construction nationale, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, p. 16.

463

Honneth A., op cit.

464 Il faut faire preuve d’être un descendant direct du Musa Dagh (la Montagne de Moïse), lieu de résistance héroïque contre l’anéantissement génocidaire.

465

La Congrégation des Pères Mekhitaristes à Venise d’obédience catholique illustre un lieu savant (immense bibliothèque de manuscrits anciens). Cette Congrégation organise de nos jours des séminaires et une Université d’été.

La nation en tant que « communauté politique imaginaire et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine » selon Benedict Anderson466 puise sa raison d’être dans ce qu’Hobsbawm signifie : « Elle naît du besoin de combler le vide affectif laissé par la disparition, la désintégration ou encore par l’indisponibilité des communautés humaines et des réseaux réels467 » .

Les aspects culturels traduisent une ancienne existence et la référence à la tradition confère au passé une sorte d’autorité transcendante 468. Dans ce registre, nous sommes convaincus de l’existence d’un « présent historique » ainsi que l’a décrit Alban Bensa. Il n’enlève en rien la dimension stratégique du présent469 mais favorise des mécanismes d’appropriation de nouvelles places faisant éclater les cohérences et les effets d’homogénéité où le « passé devient un présent d’autrefois » c’est à dire un système de contextes qui ne cessent de jouer les uns par rapport aux autres470.

Ce processus peut concerner d’autres groupements minoritaires. On pense à « la construction nationale palestinienne entre vie diasporique et formation de l’Etat 471 » qui appuie la thèse d’une phénoménologie des imaginaires nationaux, la mise en scène des interruptions, des blancs de l’histoire, des dénis de la violence des Etats. On y construit, invente d’autres possibilités d’identification à la continuité.

Les identités nationales constamment en mouvement se ressaisissent d’anciennes conditions historiques pour accentuer leurs particularismes et sont influencées en même temps par des forces centrifuges. Les ensembles nationaux sont travaillés par des mouvements qui les dépassent (la mondialisation économique et la diffusion hégémonique d’une culture standard américanisée), par des modèles de la distinction nationale, de la démocratie égalitaire, forme idéale de la vie en société, par

466

Anderson B., 1996, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Ed. La Découverte, Paris, p. 19.

467 Hobsbawm E., 1992, Nations et nationalismes, Ed. Gallimard, Paris, p. 63. 468

Candau J., 1998, Mémoire et identité, PUF, sociologie d’aujourd’hui, Paris, p . 117. 469

Bensa A ., 1996, « De la histoire vers une anthropologie critique », Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Hautes Etudes, Gallimard, Le Seuil, pp. 37-70.

470

Ibid., p 49. 471

Intervention au colloque de l’ISMM (Institut sur l’Islam et le Monde Musulman) dans le cadre du Programme « La construction nationale palestinienne entre vie diasporique et formation de l’Etat », 26-27 janvier 2007.

l’universalisation de certains principes (droits de l’homme), de la souveraineté et de la légitimité politique472.

L’intérêt du cas sur lequel nous nous sommes penchée, consiste en un extraordinaire chassé-croisé de temporalités historiques. L’identité nationale fabrique des rhétoriques singulières, mêlant encore dans l’histoire contemporaine des références à la communauté ethnique, à la communauté religieuse, à la minorité nationale plus ou moins représentée selon les politiques des Etats récepteurs, à la notion de peuple (Joghovourt), à l’expérience d’une éphémère et ancienne souveraineté nationale , à la soviétisation et à la fin de la soviétisation et à la dispersion dans le monde oriental et occidental.

Nous sommes confrontés à une histoire nationale chaotique nécessitant d'explorer le contenu sémantique d'une terminologie relative au lien collectif variant au fil des des ruptures. En supposant que le cataclysme de 1915 ait été le point de départ d’un délitement des références communes, l'historiographie à la veille de la Catastrophe, nous offre elle aussi, une vision écartelée de ces références où s'entrechoquent les concepts d'Etat, de nation, de minorité religieuse, de territoire historique, etc. A tel point que l'on se demande si cette écriture de l’histoire qui raconte des dominations étrangères et des invasions incessantes, des persécutions religieuses, économiques ou sociales, des migrations constantes dès le XIe siècle, ne s’édifie pas comme un fantasme des élites où s’unifieraient différentes étapes « nationales » bien étudiées par Eric Hobsbawm473 entre « principe des nationalités » du XIXe , « protonationalisme populaire » connotant un sentiment populaire de patriotisme national et « nationalisme politique » .

La notion de « nation » arménienne (azk) répandue dans le discours des leaders et dans la littérature est difficile à définir avec précision. Avant l’Indépendance de 1991, elle ne coïncidait du reste jamais avec la désignation des frontières politiques, puisque « la complexité de la question arménienne réside dans vingt-cinq siècles d'histoires où l'Arménie n'a jamais connu de forme étatique stable »474 . La représentation d’une nation morcelée, séparée reste très prégnante et s’appuie sur une histoire politique liée aux tutelles d’Empires.

472

Ces réflexions ont été développées dans l’ouvrage suivant : Dieckhoff A., 2000, La nation dans tous ses Etats. Les identités nationales en mouvement, Flammarion.

473

Eric Hobsbawm, 1997, Nations et nationalismes, Gallimard, pp. 62-63. 474

Tout comme la diaspora juive, il n’est pas possible de déduire des logiques inductives dans le passage d’une étape à l’autre de la conscience nationale et du projet politique qui pourrait s’en dégager. Nous pouvons tout au plus rendre compte des variations turbulentes d’un sentiment national.

Les rhétoriques nationales ont envahi d’innombrables supports écrits chez les intellectuels et les littérateurs que nous avons complétés par des fragments récupérés dans les discours des élites historiennes et chez les acteurs de toutes sortes en Arménie, chez les militants de la diaspora dont l’engagement est structurellement lié à la résurgence du « collectif »475.

Ce sentiment d’injustice habite l’art des créateurs d’identités celui aussi des