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Arménie/Diaspora : coupures ou retrouvailles ?

4. LA CONSTRUCTION DES CATEGORIES NATIONALES ET LES IDENTITES

4.4. Le travail des identifications nationales depuis l’Indépendance

4.4.1. Arménie/Diaspora : coupures ou retrouvailles ?

Les conférences Arménie-diaspora (1999, 2004 , 2006) entretenues et financées par les investisseurs de la diaspora qui se sont tenues ces dernières années à Erevan, relèvent d’une idéologie « panarménienne » douteuse. On y développait trois entités à la « nation » dans une relation triangulaire : la République d’Arménie, la diaspora308 et le Haut-Karabakh. Ce jeu triangulaire ainsi que le précise Bertrand Badie, cet ordre détriplé est aussi une invention de la mondialisation qui combine des éléments issus simultanément des rationalités stato-nationales, transnationales et identitaires défiant ainsi la souveraineté de l’Etat, produisant une situation d’appartenance démultipliée, « jeu à trois » reprend Bertrand Badie revitalisé par les entrepreneurs identitaires « qui est source d’instabilités et de contradictions »309. Nous partageons avec le sociologue l’idée que « cette logique interactive n’est pas innocente » et qu’elle impose une

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Ainsi aux dernières élections présidentielles de 2008 a été créé un Ministère chargé des relations avec la Diaspora.

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Badie B., 1997, « Le jeu triangulaire », Sociologie des nationalismes, sous la direction de Pierre Birnbaum, PUF, pp. 447-462.

exaltation d’un réseau transnational primordialiste « opposant plus que jamais sa propre utopie communautaire à celle de l’Etat »310.

L’on se demande si l’Indépendance assortie de la guerre ne relève pas d’un simulacre national édifiée sur la base d’un ethnique irrédentiste où l’« imaginaire » national incarne une vision de l’Un fantasmatique qui relève d’une stratégie du contournement gommant du discours politique les divisions sociales et les inégalités de classe qui s’accentuent et fonctionnent sur un mode féodal ou celui d’un « néo-médiévisme » (Badie, 1997). Les médiateurs identitaires de la diaspora jouent un rôle important dans cette dérive : non pas les militants politiques mais toute la classe de la « jet society » qui contribue à financer « au coup par coup » de grands projets maintenant le pays dans l’assistanat.

Ce discours apologétique fonctionne de nos jours comme un frein à la consolidation d’une réelle démocratisation, engendrant non plus des cadres du Parti, mais des héros, des combattants, toute une génération de sacrifiés, enterrés à Erevan aux côtés du Monument Tsitsernakaberd dédié aux victimes du génocide, construit de 1965 à 1967 sur une colline, à l’époque où l’Arménie était une république soviétique. Aux côtés de ces héros morts pour la patrie qui se sont dévoués dans cette guerre afin de reconquérir un fragment du territoire « ancestral », siègent les oligarques qui contrôlent de manière quasi-féodale le tissu social.

La projection d’un lien national « Arménie-Diaspora » dissimule les corruptions du système actuel et la pauvreté. Le rapport au religieux qui exerce son pouvoir « d’opium du peuple » pour dissiper les velléités de fuite est plus complexe à appréhender dans l’analyse des représentations. Il engage une épaisseur d’histoire autour du lien « nation et religion », lien pérenne engageant des récits de fidélité de l’ordre du conte ou de la fable comme s’il ne fallait pas « trahir » les pierres des édifices religieux éparpillés de façon foisonnante sur la totalité du sol en Arménie.

Le néologisme d'utilisation soviétique ardasarhman (littéralement hors des frontières) et qui distinguait les Arméniens en deux catégories, ceux qui vivent à l'intérieur de l’ancien bloc soviétique et ceux qui vivent en occident est toujours d’extrême actualité. Il subsiste toujours une métaphore de la coupure, malgré les tentatives des entrepreneurs de la diaspora, nouveaux investisseurs depuis l’Indépendance, nouveaux ambassadeurs,

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de « tirer » la réalité socio-économique et politique du pays vers des modèles de démocratie occidentale.

« Un autre monde », nous l’avons dit, voilà bien ce que représente l’ancien monde soviétique. Nos enquêtes de ces dernières années ont montré que les déclinaisons des identités nationales s’inscrivaient dans un processus de transition politique prolongé obligeant à des départs massifs traduisant d’une certaine manière la fin d’une ère des illusions.

Par contre, dans les foyers du regroupement en France et dans d’autres contextes nationaux, on peut parler plutôt d’un espace politique interne qui continue un travail d’affiliation à une identité nationale à travers des leaders politiques, religieux et économiques qui entretiennent des liens avec les dirigeants d’Arménie. Depuis l’Indépendance, la diaspora marque sa présence de façon croissante dans divers secteurs, organise de nouvelles mobilités de va-et-vient à la fois individuelles et collectives, développant de nouvelles « idéologies nationales » dont celle du repeuplement en Arménie. Cette idéologie est portée par des leaders associatifs qui soutiennent la réinsertion dans la norme communautaire311 et qui organisent dans une logistique rigoureuse le rapatriement à la nation-mère des « sans-papiers » et des clandestins échoués en France.

Les représentants de la diaspora des Etats-Unis promeuvent des conceptions de l'unité nationale fondée sur des intentions de faire coïncider un espace du pouvoir politique et un espace identitaire fondé sur un critère de droit du « sang », le critère de l’origine (ancestry). Le projet de la binationalité à travers la loi arménienne du 10 octobre 1995 relative à la nationalité, où s'affrontent deux projets politiques, l'un associant la diaspora arménienne au destin de la nouvelle République d'Arménie, et le second les en dissociant312, rend compte d’un processus complexe qui ravive la force d’un lobbying américain, la pénétration de ce lobbying dans cette République du Caucase sud actuellement sous perfusion des ONG américaines. Cette délicate affaire de la double

311 On ne peut s’empêcher de revenir sur les stratégies matrimoniales entre orphelins dans les années 1930 en France organisés par les représentants officiels et officieux afin d’assurer « la réinsertion » dans la communauté.

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Mavian M., 2000, "La loi arménienne du 10 octobre 1995 relative à la nationalité" in Cahiers d'Etudes , Centre d'Orientation Pour Etudiants Arméniens (COPEA), pp. 6-25.

citoyenneté a été impulsée par la minorité installée à Los Angeles313 qui souhaiterait participer aux élections en Arménie.

Ce projet politique est toujours en discussion au sein d'une commission en Arménie car le gouvernement doit prendre des décrets d’application, chargés de réexaminer le droit de la nationalité et la loi constitutionnelle qui exclut la double citoyenneté. En 2007, cette loi sur la citoyenneté, qui a été l’un des premiers engagements de l’ancien Président, a été débattue au Parlement avec de multiples amendements. Avec cette loi sur la double nationalité, la diaspora est promise à jouer un rôle bien plus important sur la scène politique intérieure. Pour l’heure, les Arméniens de la diaspora ne peuvent pas voter sans abandonner leur autre citoyenneté et « sous certaines conditions », quelques-uns (les mécènes et donateurs) peuvent acquérir la double nationalité.

La théorie de Gellner sur le nationalisme de diaspora314 pourrait s’appliquer à la période actuelle qui indique de nouvelles conceptions de la loyauté nationale et qui clame l’insuffisance d’un mode « privé » culturel, religieux. Cette loyauté ne se contente plus de la seule constitution de lieux de mémoire ; elle prend une tournure plus politique à l’intérieur d’un projet animé d’un « désir d’unification », d’instances représentatives et démocratiques prônées par le parti dachnakstoutioun qui possède des bases solides à l’extérieur de l’Arménie.

L’idéologie qui diffusait « un patriotisme national » incarné par le mouvement de retour de 1947 et le HOK « Hayastani Oknoutioun Komité » (Comité d’aide à l’Arménie)315, s’est inversé. Car, avec la déception du Nerkaght, la diaspora réalise qu ’elle va durer.

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Le comté de Los Angeles serait aux Etats-Unis le plus important (sont comptabilisées comme arméniennes les personnes qui se sont autodéclarées arméniennes dans la case libre de l’origine). Selon le recensement américain, les Arméniens constituent une minorité puisqu’ils n’appartiennent pas au groupe majoritaire « anglo ». À partir d’enquêtes de terrain rigoureuses Sarah Mekdjian note une hétérogénéité identitaire liée à une hétérogénéité territoriale. Il existe un cloisonnement des appartenances par l’établissement de « frontières invisibles » en fonction du pays de provenance et du degré d’ancienneté de l’immigration. Le groupe le plus « pauvre » serait surreprésenté par la catégorie venue récemment d’Arménie. Voir le mémoire de Master 2 de Mekdjian S., 2006, Identité et territoire, le cas des Arméniens à Los Angeles, GECKO, Ecole doctorale Milieux, cultures et sociétés du passé et du présent, Université ParisX.-Nanterre sous la direction de Sonia Lehman-Frisch et Philippe Gervais-Lambony. 314

Selon Ernest Gellner, avec la diaspora, il y a déterritorialisation de la nationalité. « Le nationalisme se définit dans la tension pour établir une congruence entre la culture et la société politique dans l’effort pour que la culture soit dotée d’un toit politique », Gellner E., 1989, Nations et nationalismes, Paris, Payot, p. 69

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On assiste en France à une défense de la soviétisation de l’Arménie exercée par une mouvance communiste importée d’Arménie et reconnue par le Parti communiste français. Le HOK (1921-1939)

On décèle parfois un fantasme de toute puissance identitaire dont les accents « nationalistes »316 méritent d’être examinés à la lumière des illégitimités nationales que ce groupe a cumulé dans son histoire, où les aspirations nationales furent ravalées à un ethnocentrisme que le génocide a entériné.

Et il faut entendre les accents ardents de ce Général en chef des armées dans le Karabakh qui, lors d’une mission en 2007, se glorifiait d’avoir repoussé la population azérie (qu’il désignait par population turque), détruit et rasé leurs villages et leurs maisons avec l’aide des combattants, me conduisant sur des routes minées, me montrant du doigt les frontières conquises. Il s’étonnait et était presque fâché de ma froideur face à cette revanche qu’il prenait « sur une histoire des ruines », se demandait si j’étais animée d’un « sentiment national » pour être autant affectée par ce paysage de la désolation, qui pour lui, symbolisait la victoire et la vengeance.