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Déplacement des centralités et division des univers ethnolinguistiques

4. LA CONSTRUCTION DES CATEGORIES NATIONALES ET LES IDENTITES

4.2. La question nationale et « le nationalisme de diaspora »

4.2.2. Les relations centre-périphérie

4.2.2.2. Déplacement des centralités et division des univers ethnolinguistiques

Il se dégage de ce rapport centre et périphérie des rythmes et des oscillations de centralité entre « des centres qui se marginalisent et des périphéries qui reprennent l’initiative »261.

national ». J’ajoutais que cette institutionnalisation n’était pas sémantiquement opposée à l’idée de « réveil national » et que bien au contraire ces deux « sens » coexistaient.

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Notre cadre conceptuel est redevable aux théories de l’ethnicité développées par Jocelyne Streiff-Fenard et Philippe Poutignat sur la production de frontières ethniques. Streiff-Streiff-Fenard J., Poutignat P., 1995, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF.

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Richmond A-H,. « Le nationalisme ethnique et les paradigmes des sciences sociales », Revue internationale des sciences sociales, N°111, février 1987, pp. 3-19.

260 « L’appartenance ethnique ne peut se déterminer que par rapport à une ligne de démarcation entre les membres et les non-membres ». « Pour que la notion de groupe ethnique ait un sens, il faut que les acteurs puissent rendre compte des frontières qui marquent le système social auquel ils estiment appartenir et au-delà desquelles ils identifient d’autres acteurs impliqués dans un autre système social » Fredrik Barth, Ethnic Groups and Boundaris. The Social Organization of Culture Difference, Oslo, Universitetsforlaget. Introduction. Traduction : « Les groupes ethniques et leurs frontières », in Streiff-Fenard J., Poutignat P., op. cit.

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Ainsi le cas de Beyrouth est exemplaire. « Ancienne capitale de la diaspora »262 au sens de pôle phare notamment en matière d’un solide réseau d’enseignement de la langue (écoles primaires et secondaires) d’une représentation communautaire au Parlement et au Gouvernement, on constate un affaiblissement démographique de cet ancien centre consécutif à la guerre civile de 1975 et à l’Indépendance de l’Arménie. Pourtant notre mission de terrain en 2005263 corrobore toujours l’idée de capacités « communautaires » fortes de ses infrastructures notamment en matière d’enseignement, fief des partis politiques dont chacun occupe un quartier264, de sa capacité éditoriale d’écrits en langue arménienne (littérature, dictionnaires), d’imprimeries, d’Universités privées.

Mais les fragmentations semblent plus aiguës. À Beyrouth, où le contrôle de la vie communautaire est incarné par l’existence d’une « carte territoriale des Arméniens », les tensions entre les registres de l’ethnique, du religieux et du politique entraînent des luttes sans merci entre l’Eglise et les partis265 mais aussi des tensions entre les Eglises et l’Etat266.

Nos répondants insistaient sur le fait que l’Etat libanais reproduisait le système communautaire avec des combinaisons entre facteurs internes et externes où des logiques d’Etat pouvaient se convertir en logiques communautaires. Il est indispensable de passer par l’Etat pour la constitution d’une société civile alors que l’Etat au Liban obéit aux pressions des groupes ethnoculturels, à des logiques qui renforcent l’espace privé et les tensions intercommunautaires.

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Voir les contributions d’Aïda Boudjikanian sur les Arméniens du Moyen-Orient notamment

Boudjikanian K A., 1988, « Les Arméniens du Moyen-Orient », Les Temps Modernes, numéro spécial. 263

Au cours de cette mission en 2005 nous avons accompagné deux cinéastes qui ont créé l’association « Utopiana » à Genève et qui possède une antenne à Erevan en Arménie. Ils souhaitaient réaliser un documentaire sur la communauté arménienne de Beyrouth. De ce fait, les commentaires sur Beyrouth sont issus de nos notes de terrain. Nous avons rencontré différents acteurs et institutions (représentants religieux, artistes, universitaires, maire, directeur d’institutions universitaires (L’Université privée Haïgazian liée à L’Eglise évangélique arménienne et faisant partie des de l’Union des Eglises évangéliques arméniennes du Proche-Orient), représentants des partis politiques.

264 Un entretien avec le représentant des Arméniens catholiques nous a confirmé que le parti dachnak occupait le quartier de Bourdj Hammoud (secteur Est de Beyrouth), le parti hintchak le quartier de Badaour Hachrafié, le parti ramkavar, le secteur Ouest de Beyrouth.

265 Le représentant des Arméniens catholiques expliquait que les partis arméniens organisaient leurs réunions durant la messe du dimanche matin.

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Ainsi pour l’inscription du mariage, où il est tout à fait indispensable de passer par l’Eglise qui doit remettre un certificat pour le déposer ensuite auprès des organisations d’Etat. Il existe en effet, un Tribunal ecclésiastique.

Mais si l’encadrement par l’appareil religieux est propre à certaines configurations communautaires, s’octroyant y compris la gestion du patrimoine, dans d’autres contextes nationaux, il est assuré par les partis politiques.

Les moments identitaires de cette communauté ayant subi une forte émigration entre 1975 et 1990267 se mesurent moins dans les reformulations d’une vie en diaspora que dans les réinterprétations du sort communautaire : « Qu’est-ce qu’une communauté religieuse ou confessionnelle au Liban ? », précisait un interviewé, pour qui les chrétiens étaient devenus des otages et qui distinguait trois niveaux du sentiment d’appartenance : « Arménien au Liban pendant la guerre, Arménien ou Libanais après la guerre, Libanais et Arménien désormais. La constitution multiconfessionnelle de Beyrouth édifie des lignes frontières ethnico religieuses sur le modèle du système des millets268.

Si l’on s’attache à dégager des logiques de mobilités au Proche-Orient, l’on retrouve toujours une actualité du statut de minoritaire où la « fuite » migratoire succède à la peur, où la guerre exacerbe de nouvelles frontières entre les groupes. Ainsi beaucoup affluèrent de Palestine après la guerre israélo-arabe de 1948. Et il reste évident, que cette zone orientale invite à reconsidérer le statut des chrétientés orientales269 habitées d’un sentiment d’insécurité permanent.

Si la diaspora donne lieu de nos jours à des forces de lobbyings stimulant la représentation d’un ensemble, il n’en demeure pas moins que l’émergence du concept de diaspora depuis les années 1927 ou 1923270 témoigne d’un désastre qui a été aussi une division des univers occidentaux et orientaux engendrant des dichotomies dans la langue, que nous avions traitées dans notre premier article (Andezian, Hovanessian, 1988).

267 Selon certaines sources orales, d’une communauté de 250 000 membres avant la guerre civile, la communauté oscillerait entre 120 000 à 50 000 Arméniens au Liban de nos jours.

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Melhem Chaoul, Professeur de Sociologie à l’Université libanaise de Beyrouth nous a confirmé ce principe lors de sa conférence sur les chrétiens au Liban à l’Université Paris Diderot en 2007.

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Nous avions été invité à participer en 2000 à un colloque intéressant de ce point de vue. Communication au Colloque international "Chrétiens orientaux en Europe occidentale. Le poids du passé, les défis du présent", Instituut voor Oosters Christendom (Université catholique Nimègue) et la Faculté de Théologie de Lille, jeudi5-samedi 7 octobre 2000, Nimègue, Pays-Bas.

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Selon Krikor Beledian le terme de diaspora en langue arménienne (spiurk) est antérieur à la revue Sion du patriarcat de Jérusalem. Il apparaîtrait dans un texte poétique en 1923.

Ce partage suscite encore des débats virulents à travers les usages de ses variantes diverses traçant des pôles géographiques (Proche-Orient, Turquie, mais aussi à Los Angeles, Paris)271. Des intellectuels « organiques » déploreront « la misère intellectuelle de la culture arménienne occidentale272.

Les « âges et usages » de la langue arménienne provoque en diaspora des polémiques autour de l’enseignement de l’arménien oriental ou occidental, du recul de la langue écrite et du manque de co-locuteurs. Anaïd Donabédian, linguiste à l’Inalco273, distingue plusieurs critères dans les compétences des locuteurs : la distance avec le pays d’origine, des compétences passives (celui qui comprend plus qu’il ne parle) et actives, des locuteurs natifs ou non de la langue274. Elle met bien en évidence, les connexions qui existent entre un sentiment d’appartenance et le rapport à la langue « dont le contenu communicatif » « est secondaire » par rapport à l’intention identitaire qui se superpose au contenu communicatif275.

D’autres linguistes comme Sylvia Kasparian276, font intervenir une géographie socio-culturelle de la diaspora, avec toujours Beyrouth, « grand foyer de la culture arménienne occidentale » et détruite par la guerre civile de 1975_1990, mais dont l’arménien demeure encore la langue « du quotidien, de l’Université , de l’éducation », utilisée encore par les fonctionnaires et les commerçants de l’enclave de Bourdj Hammoud.

La géopolitique et l’instabilité des régions moyen-orientales qui ont produit depuis les années 70 d’importants flux migratoires vers la diaspora occidentale, l’évocation d’une

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Dans la deuxième moitié du XIXe

siècle deux nouvelles langues littéraires apparaissent qui supplantent la langue littéraire classique. L’une, l’arménien oriental (arewélahayérên) usité sur le territoire d’Arménie et en Perse, l’autre, l’arménien oriental (arewmetahayérên) par les Arméniens de Turquie et tous les réfugiés qui ont essaimé dans les pays étrangers après le génocide de 1915. Feydit F., 1986, La langue, Histoire des Arméniens, sous la direction de Gérard Dédeyan, Privat, p. 44.

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Kurdjian H., « La langue que j’ai écrite n’aura plus de lecteur » traduit de l’arménien occidental dans Nichanian M., Ed, 1989, Âges et usages de la langue arménienne , Paris, Editions Entente, pp. 417-420. Voir aussi La langue arménienne, défis et enjeux, Actes du colloque tenu les 3, 4, et 5 juin à l’Université de Montréal, Edition Cercle culturel arménien, Centre de langues patrimoniales de l’Université de Montréal, Montréal, 1995.

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Anaïd Donabedian-Demopoulos est Professeur d'arménien. Directrice du Master Langues, cultures et sociétés du monde, directrice du Cercle de linguistique de l'Inalco.

274 Donabédian A., 1997, « L’arménien occidental en France, pratiques et symboles », in Dumtragut, J., Die Armenisch Sprache in der Europäischen Diaspora, Graz, pp. 85-106.

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Donabédian A., op. cit., p. 89. 276

Kasparian S., « Langues et identités des Arméniens de la diaspora », Hommes et Migrations, n°1265, janvier-février 2007, pp. 176-189.

« américanisation » de cette diaspora soumet de nouveau l’arménien occidental (celui issu des territoires turcs) à des directions différentes des pratiques. Ces pratiques viennent réactualiser le thème d’une errance de la langue « livrée à elle-même », en raison d’un sort collectif ancien, celui d’une dispersion perpétuelle, toujours en mouvement, provoquée par des déterritorialisations successives.

Enfin, le thème sensible de la division des univers ethnolinguistiques a été relancé par la politique linguistique de la République d’Arménie. D’après Anaïd Donabédian277, cette politique met l’accent sur une langue nationale « standart ». Le texte de 1995 qui a acquis, selon l’auteur, une force constitutionnelle prend en compte une diaspora ne subissant plus la division interne et externe puisque ce texte évoque une « réunification des orthographes » qui traduit de nouveaux liens à nouer avec la diaspora occidentale. Pourtant la diaspora occidentale fonctionne avec l’orthographe classique qu’elle revendique comme un trait identitaire. Il y est mentionné : « La République d’Arménie assure le développement de la langue arménienne dans les « populations arméniennes » vivant hors de la République d’Arménie »278.

4.3. En Arménie depuis 1990. L’illusion de l’Indépendance : des repères politiques