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L’écriture du droit à la mémoire : entre textes savants et politiques

6. ANTHROPOLOGIE NARRATIVE

6.1. Les écritures de la restauration

6.1.1. L’écriture du droit à la mémoire : entre textes savants et politiques

Il faut revisiter les contextes politiques de ces articles483 liés à la défense des minorités . Le nouvel engouement pour une population peu explorée favorisait la mobilisation de

480 Expression de Philippe Bouchereau, op. cit. 481

Hovanessian M., 1998, "L'écriture du génocide des Arméniens : un texte à plusieurs voix", Statut de l'écrit et de l'écriture en anthropologie, Journal des Anthropologues, n°75, pp. 63-84.

482 Cette recrudescence d « écrits arméniens » a donné lieu à la création d’une collection « Diasporales » aux Editions Parenthèses en France. Ce phénomène s’est accéléré au moment de l’Année de l’Arménie en France (2007).

483 Nous retiendrons la sollicitation de Madeleine Rébérioux pour une contribution : Hovanessian M., « L'identité arménienne en France : Une mémoire en quête de continuité », Aprés-demain-Journal mensuel de Documentation Politique - n°348, novembre 1992, pp. 36-40, un texte sur la langue -" L 'Arménien, langue rescapée d'un génocide", en collaboration avec S. Andezian, in Vingt-cinq communautés linguistiques de la France, tome 2 in Geneviève Vermès (dir.), L'Harmattan, Paris, 1988, p.

stéréotypes dans le but d’en dresser rapidement les grands traits . Les chercheurs engagés dans les études arméniennes superposaient l’obsession de la restauration avec le travail scientifique. Ils s’inscrivaient dans une idéologie du droit à la mémoire concernant les Arméniens en France484 qui se définissait par un « réveil à l’arménité ». L’usage de stéréotypes répond parfois à une demande sociale de réhabilitation et le chercheur fraîchement débarqué peut céder aux injonctions de réparation induites par le long silence de la recherche sur une population rendue invisible.

Ce dernier aspect mérite que l’on s’attarde sur la figure de « l’intellectuel organique » définie par Gramsci. « Un des traits caractéristiques les plus importants de chaque groupe qui cherche à atteindre le pouvoir est la lutte qu’il mène pour assimiler et conquérir « idéologiquement » les intellectuels traditionnels, assimilation et conquête qui sont d’autant plus rapides et efficaces que ce groupe élabore en même temps, ses intellectuels organiques »485.

Gramsci définit les intellectuels organiques par le rôle qu'ils jouent au sein de la société : « cette fonction est toujours, plus ou moins consciemment une fonction de «direction» technique et politique exercée par un groupe dans le but d’apporter homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique».

Effectivement, quelques intellectuels en France se sont investis de la tâche d’établir des passerelles entre le monde scientifique et la société civile pour diffuser une pensée sur un devenir minoritaire. Les « intellectuels organiques » de telle ou telle migration sont constamment sur le fil du rasoir , confrontés à des paradoxes et des complexités : revenir sur des réalités interdites d’Histoire produit des formes d’engagement du côté du chercheur qui peuvent être manipulées dans le but de le convertir, de l’asservir insidieusement à « la culture » dominante qu’il dénonce.

60-88 et d’autres initiatives portées par l’historien des migrations Emile Temime et qui a joué un rôle très important dans cette aventure.

484

Ter Minassian A., 1983, La Question arménienne, Editions Parenthèses. Ter Minassian A., Les Arméniens en France, Les Temps Modernes, juillet-aout-septembre 1988, pp. 189-234.

485

Il existe des intellectuels qui se sont situés dans le droit chemin d’un processus historique très concret de formation des élites intellectuelles et politiques surtout au XIXe, siècle pour renverser les termes de l’oppression.

Cette tradition des intellectuels organiques se poursuit de nos jours. Le militantisme d’Anahide Ter Minassian en France, historienne et auteur de nombreux ouvrages sur la « question arménienne » mérite d’être signalé. Cette femme de gauche qui a épousé d’autres combats dans le milieu intellectuel français a mené une lutte politique sur le « cas arménien ». Elle a décrit une minorité « extraterritoriale », une « culture politique de l’aliénation », « une attitude de déférence et de sujétion doublée de passivité et d’amertume », « en raison d’aucun apprentissage civique collectif »486 et n’hésitait pas à dénoncer le silence fait autour de la « cause arménienne » à l’époque de l’exaltation des cultures minoritaires dans des cercles de fraternité minoritaire487. Mon parcours a été influencé par l’activisme de cette historienne qui était à un moment de son parcours notoirement connue par son affiliation au Parti Dachnak. Anahide Ter Minassian signalait l’importance, aux côtés des textes savants, de textes de réaction élaborés et soutenus par des amitiés avec « des hommes de gauche » (Pierre Vidal-Naquet, Richard Marienstras et d’autres figures intellectuelles).

Ces alliances se concrétisaient dans une défense des droits minoritaires élargie à d’autres communautés.

Ma sensibilité politique s’accordait avec ce militantisme mais, par la suite, ma trajectoire a bifurqué en raison d’une attirance plus grande sur les questions symboliques qui me rapprochaient des psychanalystes et qui intervenaient sur le deuil interminable en raison des ravages du déni.

En 1993, dans le même temps que mon intégration au CNRS en sociologie des religions, la création de la Revue du Monde Arménien moderne et contemporain à Paris se proposait d’être le miroir du « renouveau des études arméniennes en France ». Nous avons participé à ce moment fondateur qui correspondait à l’émergence d’une « intellectualité » sur fond de réhabilitation qui se « traduit depuis une décennie par

486

Ter Minassian A., La Question arménienne, op. cit., p. 22.

487 Mentionnons le cercle Gaston Crémieux. À la demande de Richard Marienstras, j’avais rédigé un court texte relatif à la proposition de loi de mai 1998 par l'Assemblée nationale, analysant les conséquences de la reconnaissance publique par la France du génocide de 1915. Hovanessian M.,"La réparation symbolique et la reconnaissance du génocide arménien" Diasporiques, Les Cahiers du Cercle Gaston-Crémieux, juillet 1998.

l’accroissement du nombre d’universitaires et de chercheurs qui s’y consacrent et l’élargissement de l’éventail des champs disciplinaires relevant de leur compétence »488. La perspective interdisciplinaire de la revue (sociologie, anthropologie, linguistique, musicologie, psychanalyse, etc.) propose de situer ces productions « au-delà de l’histoire, de la philologie et de l’orientalisme qui ont donné leurs lettres de noblesse aux études arméniennes en France au début du siècle » et de considérer enfin comme légitime les études sur les périodes postérieures au XIXe siècle489.

Il faut saisir l’importance de cette initiative qui considérait enfin la réalité de la dispersion contemporaine comme l’une des composantes d’un corps social et national, alors que pendant longtemps les études sur l’identité en diaspora étaient synonymes d’abandon des luttes nationales et de manquement à la tradition d’une « arménophilie savante » en France.

Ces nouveaux supports redessinaient une nouvelle cartographie de l’appartenance, modifiaient le rapport à la tradition orientaliste des récits de voyage attestant d’une civilisation arménienne immuable.

D’un point de vue institutionnel, ces écritures du droit à la mémoire n’ont pas suscité des stratégies de collecte à la hauteur de l’Institut Zoryan à Boston puis à Cambridge (1982), qui représente la plus ancienne initiative de ce genre, amorcée dans les années 1970, grâce aux efforts de certains intellectuels qui ont noué des liens avec les Universités et les institutions académiques490.

En France, quelques organisations associatives et centres patrimoniaux ont nouvellement entrepris un tel travail mais qui n’a pas cette envergure. Contrairement aux Etats-Unis, le terrain du répertoire culturel a peut-être moins profité des effets émergents des groupes politiques minoritaires puissants nouant des liens avec les élites de la majorité et qui sont distingués des actions des minorités faibles, déviantes et

488

Revue du Monde Arménien moderne et contemporain, tome 1, 1994, Société des Etudes Arméniennes, Paris, p. 7.

489

Ibid, p. 7. Cette revue se propose de compléter la seule revue scientifique en langue française à Paris qui a été fondée par E. Benveniste et qui traite uniquement des périodes antérieures au XIXe.

490 L’Institut Zoryan recense quelques 700 histoires orales des survivants collectées aux Etats-Unis, Canada, Liban et Arménie, organise des conférences, des séminaires, possède une collection éditoriale et réunit un fonds d’archives important (archives des missionnaires, des gouvernements des diplomates, de la correspondance militaire, etc.). L’Institut soutient la revue Diaspora, A Journal of Transnational Studies dirigée par Khatchig Tololyan qui a vu le jour en 1991.

illégitimes491. En France, les catégories minoritaires étaient moins rigides et la force du lobbying moins puissant malgré des stratégies électorales évidentes dans les lieux du regroupement.

Notre proximité anthropologique avec le groupe étudié a suscité des efforts constants pour échapper à la dérive et à l’idéalisation vers laquelle tout « écrivain d’une minorité » peut aboutir. Nous approuvons le point de vue de Froja Péjoska492 : « Il faut bien reconnaître que toutes les littératures de minorités sont menacées par le danger latent du pathétique et de la grandiloquence » surtout lorsqu’il s’agit de traduire du déni « car l’auteur doit prouver qu’il n’a pas trahi et qu’il ne trahit pas, qu’il ne participe pas à la négation. Ecrire c’est donc avant tout, écrire contre la négation. L’écriture sur l’impensé est l’écriture de l’authentification ».

La référence au couperet de 1915 suscitera des espaces d’écriture qui croisent une historiographie nationale et une historiographie de la survivance. Il nous apparaît d’une grande importance de poursuivre l’étude des continuités et des discontinuités d’une littérature nationale sur un temps long afin de repérer comment les figures historiques mythiques, les symboles collectifs sont ré-actualisés aussi bien en diaspora, qu’en Arménie, car « ces symboles permettent non seulement d’affermir la continuité de l’histoire nationale mais d’en influencer le cours »493.

Rester vigilant sur l’idéalisation ne signifie pas faire l’impasse sur la subjectivation. C’est l’enjeu de traduction qui est ici souligné, où guette la célébration du groupe pour transformer l’écrit en rituel, en testament, comme unique moyen de le faire remarquer, conduite entretenue par l’idée de cumul où plus il y a d’écrits de ce type, plus l’on « se rend visible ».

491

Voir en ce sens Hall S., 2007, Identités et cultures, Politiques des cultural studies, Paris, Editions Amsterdam, p. 127.

492

Péjoska F., « L’écriture comme cénotaphe. À propos de Danilo Kis », l’Histoire trouée, sous la dir de Catherine Coquio, op. cit., pp. 509-534.

493

Espagne M., 1994, « Qu’est-ce qu’une littérature nationale », Philologiques III, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, p. 62.