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Le langage de la recherche, témoin du délitement

4. LA CONSTRUCTION DES CATEGORIES NATIONALES ET LES IDENTITES

4.3. En Arménie depuis 1990. L’illusion de l’Indépendance : des repères politiques brouillés109

4.3.2. Le langage de la recherche, témoin du délitement

Les chercheurs avec lesquels nous avons travaillé pendant plus d’une dizaine d’années au sein de l’Université d’Etat nous ont offert le grand privilège d’assister et de collaborer à des tentatives de fondation autonome de la sociologie et de recomposition de la discipline ethnologique. Leur objectif était de sortir de l'emprise de la philosophie marxiste et du joug de l'Académie des Sciences et de proposer, en ces temps de crise, une conception des sciences sociales comme outil de compréhension des transformations sociales et politiques.

Le concept de pauvreté (arkadoutioun) a été développé par le Professeur Lyudmilla Harutunian, alors responsable de la chaire de Sociologie, très sensible aux travaux de Pierre Bourdieu et soucieuse d’instituer la discipline comme méthode de dialogue entre les populations et l'Etat. Son projet consistait à multiplier des enquêtes ciblées sur l'évolution de la famille traditionnelle, sur les nouvelles classes sociales, sur la déshérence des intellectuels disqualifiés, sur la difficulté d'émergence d'une élite le plus souvent détruite par la fuite à l'étranger et enfin sur l'extension des extrêmes (riches et pauvres) et l'absence d'une classe moyenne capable de prendre en charge les prémisses d'une organisation démocratique. Disons que se profile dans la sociologie arménienne de nos jours, l’idée d’échafauder une « histoire politique de la pauvreté »300 que le système soviétique évinçait des cursus mais qui, de toute manière, n’avait pas l’ampleur catastrophique d’aujourd’hui.

Il serait tout à fait idéaliste de penser à de la « prétendue liberté retrouvée des scientifiques » dans l’effort de séparation confirmée de l’exigence politique et de la science. La science n’est plus au service de la construction d’un savoir « concret » ou « objectif » encore présent dans les imaginaires des chercheurs (la culture matérielle) mais à la recherche de moyens d’échapper à l’écrasement de la pensée produit par le système mafieux actuel et la louange du marché capitaliste.

Le travail des scientifiques dans la recherche de catégories pertinentes s’accompagne d’une double injonction. Il s’agit de revenir sur les processus d'aliénation de la

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C’est dans cette optique que la sociologue Luydmilla Harutunian avait créé en 2000, le parti politique « le futur digne ». Son activisme et son parcours politiques témoignent d’un monde en recomposition où des choix nationaux se sont imposés. Elle fut membre du Soviet Suprême de l’URSS de 1989 à 1991, collaboratrice de Gorbatchev, Député au Parlement en Arménie, candidate aux élections présidentielles.

discipline à une ancienne idéologie qualifiée de « totalitaire » tout en cherchant des passerelles pour échapper à une nouvelle emprise, celle de l’idéologie d’une économie de marché envahissant toutes les sphères sociales, d’une corruption sans limites et brandie par les acteurs influents (le gouvernement et les chefs religieux qui s’immiscent dans les instances universitaires).

Les chercheurs sont soucieux d’échafauder des traductions des chambardements politiques par et dans la science mais restent prisonniers de contraintes paradoxales. Le changement ne suggère plus un regard critique du passé soviétique mais un nouvel ordre construit sur son amnésie et d’où jaillissent de nouvelles formes aliénantes. Le brouillage des repères en fait partie et rejoint le désordre et le chaos actuel laissant les chercheurs dans un désoeuvrement « catégoriel ».

Du point de vue des catégories du recensement, Alain Blum a montré que l’URSS avait développé avec une grande continuité, la logique de définition "nationale" ou ethnique de ses habitants et avait fait preuve de la plus grande ténacité dans son exploration des diverses voies qui permettent d'établir une telle stratification301. De ce point de vue, la Russie dans son désir d’expansion coloniale se présente comme un vaste laboratoire de l'élaboration du « national » en tant que catégorie descriptive et d'analyse, mais aussi juridique, politique et administrative.

L’auteur a montré les dépendances de ces catégories dans une histoire de l'Etat en rapport à la société et a dénoué les relations entre les scientifiques, l'administration et le politique. C’était également le but recherché dans le numéro que nous avons dirigé (2001) " L'anthropologie dans le monde post-soviétique : quelles orientations? " où le dossier était centré sur le rapport entre le développement d'une discipline et les données de son environnement politique. Il s'inscrivait dans la continuité d'un colloque intitulé "Anthropologie soviétique et sociétés traditionnelles" (Paris, mars 1989) qui, en ce temps de la perestrojka, procédait à un examen de conscience de la discipline302. Le concept d’etnos à géométrie variable, non assimilable à la catégorie d’ethnie et qui a imprégné l’ethnographie soviétique fut discuté dans ce numéro. Elle engageait une

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Blum A., Goussef C., 1996, « Statistiques ethniques et nationales dans l’Empire russe et en URSS », in Rallu J. L & Courbage Y. (dirs), Démographie et ethnicité, Paris, INED.

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Hovanessian M., 2001, « Parcours de l’ethnologie dans le monde post-soviétique », Journal des anthropologues, n°87, pp. 7-13.

réflexion dialectique autour de la catégorie de l’altérité non réductible à une simple étape du développement vers l’homo sovieticus.

Les chercheurs en sciences sociales notent un appauvrissement de la dialectique, un arrêt brutal de ces discussions autour de l’etnos qui, du temps soviétique, témoignait d’une flexibilité strictement « réservée » aux scientifiques impulsant des opérations d’encodage selon des critères administratifs et territoriaux changeant certes, mais qui présentait l’avantage de « penser » la catégorie comme le produit de combinaisons changeantes et opportunistes de l’Etat.

La dimension critique de ces débats a désormais disparu. « La prétendue liberté retrouvée des scientifiques » à l’ère des Indépendances n’est qu’une illusion supplémentaire.

Les ethnologues ou anthropologues avec qui nous avons eu de longs entretiens303 (2006 et 2007) insistent avec regret sur le travail de description ethnographique qui poursuivait la tradition des longues expéditions en vigueur du temps soviétique et devenu problématique, faute de moyens matériels. Devant la pénurie financière des Instituts ethnographiques depuis l’Indépendance, ils doivent « travailler dans d’autres directions ». Il s’agit de développer des branches d’anthropologie urbaine qui empruntent de manière artificielle, les outils théoriques du modèle occidental. On voudrait fonder une « ethnographie contemporaine » bien que l’on regrette de ne plus pouvoir faire œuvre de collecte d’anciens rituels dans les zones rurales en voie de dépeuplement afin de continuer la fabrication traditionnelle des atlas « ethniques »304.

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Il s’agit de Levon Abrahamian et de Hranouch Kharatyan.

Ces deux ethnologues formés du temps soviétique expliquaient que la revue ethnographique arménienne Azgagrakan Handes (Revue ethnographique) avait compté vingt-six numéros. Le premier numéro fut élaboré du temps des massacres hamidiens dans l’Empire ottoman pour se clore en 1916. Il avait été conçu dans « l’obsession de la durée nationale ». Voir Mouradian C. « La revue ethnographique arménienne Azgagrakan Handes Chouchi-Tiflis, 1895-1916 », Cahiers du Monde russe et soviétique, XXXI (2-3) avril-septembre 1990, pp. 295-314.

Nous avons invité ces deux ethnologues en juin 2008 à l’Inalco pour une journée d’études portant sur la comparaison des orientations de l’anthropologie sociale en France et en Arménie. Hovanessian M., « Regards croisés sur les enjeux épistémologiques de la discipline. La question ethnique ». Communication orale. Texte encore non publié. Juin 2008.

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Personne n’est sans ignorer la monumentale folkloristique soviétique. Du temps de la perestrojka, on questionne les rapports de subordination de l'ethnographie à l'histoire, son caractère descriptif volontairement conservé, l'empêchant de jouer le rôle d'une science heuristique « pour conduire la raison vers la connaissance » Voir Chichlo B., 1990, « L’anthropologie soviétique à l’heure de la Perestrojka », Cahiers du Monde russe et soviétique, XXXI (2-3), p. 227.

Les réflexions épistémologiques sur le passage de l’ethnographie vers l’ethnologie puis l’anthropologie a subi désormais un coup d’arrêt brutal où les sciences sont emportées dans le tourbillon d’une globalisation déboussolante.

Nous connaissons les responsabilités des sciences sociales dans l’étiquetage, l’obligation que nous avons en tant que chercheur, d’alterner entre des niveaux apparemment disjoints, entre la catégorisation juridique et politique qui ordonne vision et division de la réalité sociale et celle des acteurs pris dans « les mailles du filet » du découpage. Des contributions ont évalué « le rôle des institutions dans les processus d’altérisation négative »305 et discriminants, l’importance de se pencher sur les modes de réception de ces prescriptions émanant du discours dominant chez les populations altérisées306.

Dans le système actuel en Arménie, l’intellectuel idéologue ou chercheur est dans l’impasse et cela n’est pas uniquement propre à l’héritage du pouvoir communiste ainsi que l’énonce Lefort.307

Cette analyse de la domination du temps soviétique est utile mais elle néglige un aspect que notre terrain a confirmé à savoir l’existence de dispositifs collectifs égalitaires, surtout celui de l’éducation, de l’enseignement et de la formation universitaire permettant l’accès au savoir. Ce savoir a toujours été valorisé et le sérieux de la tradition académique d’alors a engendré une génération excellemment formée. Nous avons été étonnés par les connaissances étendues de ces universitaires dont beaucoup ont obtenu leurs diplômes à Moscou, polyglottes pour la plupart, éminents savants. Actuellement le phénomène de brouillage est beaucoup plus pernicieux. La corruption dessine un nouveau régime totalitaire structurellement déstructuré, sans point d’achoppement, où la société politique se dissout dans des initiatives transgressant continuellement le contrat social. C’est ainsi que notre posture d’anthropologue a été constamment happée par les discours des officiels et dirigeants (remplaçant les anciens

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Tripier M., 2004, « Préface » in Faire figure d’étranger. Regards croisés sur la production de l’altérité, Claire Cossée, Emmanuelle Lada, Isabelle Rigoni (dir), Armand Colin, pp. 13-17.

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Tripier M., op. cit. 307

Selon l’auteur, le pouvoir du temps soviétique « s’ancre dans un organe collectif dont dépendent toutes les institutions, tous les liens qui se tissent entre les groupes et entre les individus » dessinant « un mode nouveau de domination dans lequel est brouillé l’opposition entre dominants et dominés, ou plus généralement celle du haut et du bas, et dans lequel simultanément s’efface le principe d’une séparation entre les lieux où l’action, la connaissance, l’imagination s’exercent à l’épreuve de la limite. Lefort C., 1999, La complication. Retour sur le communisme, Fayard, p. 186.

cadres du Parti), nous orientant constamment vers des stratégies de contournement consistant à nous désillusionner de la possibilité d’accéder à un réel empiriquement observable, à « brouiller » la perspective compréhensive de l’ethnologue et du sociologue.