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Le patriotisme national

4. LA CONSTRUCTION DES CATEGORIES NATIONALES ET LES IDENTITES

4.2. La question nationale et « le nationalisme de diaspora »

4.2.1. Le patriotisme national

Nous devons mentionner l’ouvrage éclairant d’Eric Hobsbawm qui entreprend une histoire du terme de « nation » à partir des critères retenus par tel ou tel auteur, des revendications des groupes, et des changements d’idéologies : on oublie trop souvent dit-il « que dans son sens moderne et fondamentalement politique (la notion d’unité politique et d’indépendance), le concept de nation est historiquement très jeune » 242. Les relectures des travaux scientifiques sur l’apparition d’une question nationale arménienne illustrent les thèses d’Eric Hobsbawm qui a travaillé sur différentes configurations du nationalisme dans un découpage par périodes. Il affirme que

précise et pas une autre (car un génocide est par définition une ethnicisation de la destruction) est dénoncée comme une visée particulariste.

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Nichanian M., « De l’archive. La honte », L’Histoire trouée. Négation et témoignage, op. cit., pp. 103-122. Nichanian nous convie à l’élaboration d’une pensée de la catastrophe qui se proposerait de discerner une pensée du « sans raison » des phénomènes génocidaires. Les causes évoquées dont celle de l’argument nationaliste et irrédentiste est selon lui une honteuse aberration. Nichanian démontre que le recours à l’interprétation nationaliste est un acte malveillant de révisionnisme.

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Philippe Bouchereau, entame des réflexions développées par le philosophe allemand Ernst Nolte. Responsable de la Revue L’Intranquille, il soumet dans un dossier une lecture critique du politique dans ses rapports aux crimes contre l’humanité et distingue les concepts de révisionnisme et de négationnisme. Avec le révisionnisme, la liquidation de la réalité génocidaire se produit sur le plan théorique (historiographique, sociologique, psychologique et philosophique) alors que le négationnisme est d’emblée d’ordre politique et réside dans l’intention.

Bouchereau P., 1999, « Critique du révisionnisme », « Révisionnisme et négationnisme dans le Livre noir du communisme », « L’affaire du négationniste Gilles Veinstein », L’Intranquille, 4-5, pp. 215-282. 242

l’émergence d’une question nationale arménienne a été portée par un parti socialiste, « véhicule principal du mouvement national de leur peuple » 243. Il fait référence au parti Dachnak, affilié à l’Internationale socialiste et fondé à Tiflis en 1890 et constitué par une intelligentsia inspirée des Lumières244 . C’est également la position d’Anahide Ter-Minassian qui montre que « socialisme et nationalisme sont indissociables dans le développement du mouvement d’émancipation arménien » et que « le socialisme, né dans les étapes même du mouvement national lui est organiquement lié »245. On repère aussi ce processus dans l’idéologie sioniste à ces débuts (fin du XIXe siècle) où le sionisme offre au peuple juif sa renaissance nationale à travers une pensée politique moderne et laïque dans l’espoir de remédier à l’antisémitisme contemporain, à la montée du fascisme en Europe et ou la relation entre sionisme et immigration (aliya) prend tout son sens246.

Le mouvement révolutionnaire n’a pas de base ethnique et vise à émanciper les paysans arméniens de l’Asie Mineure, prisonniers du système des millets et à assurer leur sécurité. Le mouvement assurera l’organisation d’une autodéfense en réponse aux massacres hamidiens de 1894_1896. L’émergence d’une « renaissance nationale » portée par les mouvements hintchak et dachnak, nouvelle intelligentsia laïque, représente une avancée en termes d’imaginaire national et d’émancipation par rapport à l’ancien système qui compartimente les communautés dans des frontières ethnico religieuses et les subordonne au millet musulman majoritaire.

Il ne fait aucun doute aussi, qu’à leurs débuts, les partis révolutionnaires mêlèrent la question nationale et la lutte des classes. Mais des basculements géopolitiques en chaîne (fin des Empires et massacres hamidiens, poussée russe, génocide des Arméniens, Révolution d’Octobre) susciteront des débats houleux dans l’intelligentsia, des

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Ibid., p. 160. 244

Le parti dachnak qui a noué des liens précoces avec le Parti socialiste en France, occupe une place de choix et d’influence dans la diaspora. Il siège désormais en Arménie, réhabilité en décembre 1994 alors qu’il avait été interdit à Erevan dès 1923.

Nous référant à nos notes de terrain, les élections présidentielles en Arménie montrent une nouvelle présence croissante de cette formation politique : de 3% à 10% aujourd’hui. Ce parti qui a été un fervent opposant de la soviétisation sera tour à tour qualifié en diaspora et en Arménie de parti nationaliste, nationalitaire, marxiste, nationaliste autoritaire etc. Et jusqu’à présent, l’enjeu de sa qualification mêle des référents culturels à une idéologie du retour, des forces de défense d’une cause nationale intriquées à des politiques d’alliances opportunistes suivant les contextes nationaux de son implantation.

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Ter Minassian A., Histoires croisées, op. cit., notamment le chapitre « Socialistes et marxistes arméniens et la question nationale », pp. 115-144.

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obligations chez les dirigeants politiques de ce peuple « carrefour » de repenser les contenus de la catégorie nationale.

L’extrait traduit de l’arménien par Anahide Ter Minassian du discours de Stepan Chahoumian247 « de l’autonomie nationale culturelle » en 1906 dans cette période de transition de « l’heure des choix : lutte des classes ou lutte nationale (1903-1907) »248 est éloquent. L’historienne analyse les tensions qui s’intensifient entre les tenants du droit des nations à disposer d’elles-mêmes et les internationalistes rigides. Le texte de Chahoumian est remarquable pour mesurer les contradictions et les jeux d’opposition au sein du marxisme, dont le support sera les enjeux autour de la langue nationale (arménienne) à maintenir ou non. Chahoumian à cause de ses vues « dogmatiques » subit la désapprobation de Lénine. Il semblerait qu’il ait confondu le pouvoir symbolique de la langue à sa connotation de classe étant donné qu’elle demeure alors le monopole des écoles arméniennes ecclésiastiques. La rhétorique de Chahoumian sur le problème linguistique à partir duquel il articule la problématique nationale et religieuse, introduit la notion de « particularisme national » et le substantif de « spécifistes ». Ces dénominations pourraient bien s’apparenter dans la terminologie sociologique actuelle à celle de « culturalistes » patriotes. Elle sont d’un intérêt majeur pour comprendre des enjeux encore actifs de nos jours en Arménie et en diaspora où le corps de la langue représente la métaphore de la terre-nation.

Cette question de la langue est tout à fait primordiale et résonne de façon émotionnelle chez les dirigeants même chez les marxistes les plus radicaux, étant donné que la menace de la disparition des éléments culturels de la nation a déjà été éprouvée avec les massacres de 1894 (Ter Minassian, 1997).

Au fil de nos lectures successives, le concept de nation devient coextensif à celui de a« patrie » dans le sens « d’une catégorie et une référence majeure d’un langage

247 Chahoumian (1878-1918) fut le plus brillant des bolcheviks arméniens, fondateur de l’éphémère Union des sociaux-démocrates arméniens (1902). « Dès cette époque » mentionne A. Ter Minassian, « Lénine le remarque pour sa façon correcte de poser la question nationale ». Il deviendra fondateur du Conseil des commissaires du Peuple à Bakou (avril 1918) et sera exécuté avec les 25 autres commissaires en 1918. Il publie « De l’autonomie nationale culturelle » à Tiflis en 1914 sous forme de brochure. Lénine sera impitoyable, l’accusant alors de n’avoir rien compris à la question nationale. Ter Minassian A., « Stépan Chahoumian et l’autonomie nationale culturelle », Histoires croisées, op. cit., pp. 227-237.

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oriental »249 dont toute la littérature nationale témoigne à travers l’association « terre-corps-patrie-langue ».

La symbolisation corporelle du référent Mayr Hayastan (Mère-Patrie) est une récurrence du discours politique et littéraire. Les discours nationaux les plus avant-gardistes au moment de la soviétisation, ont été également traversés par ce mythe patriotique symbolisé en Arménie soviétique par la construction de la statue « Mayr Haïrenik » (Mère-Arménie) qui avait remplacé celle de Staline. Et il se peut bien que ce mythe résulte d’une dialectique historique de la différenciation cumulative.