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L’écriture de l’étrangéité

2. REVENIR SUR LES ERRANCES

2.1. La trace du texte

2.1.1. L’écriture de l’étrangéité

Les approches plus, tardives vers les écritures de la survivance comme nécessité ontologique, ont suscité le rappel d’une « écriture de l’étrangéité » m’autorisant à exposer d’anciens acquis qui ont étoffé « le savoir exilé ».

L’enseignement à STD (Sciences des Textes et des Documents) à l’Université Paris VII approchait au plus près les frontières de la littérature avec les sciences humaines et sociales, nous faisant entendre le texte écrit comme une pratique sociale à part entière. Tissu de volontés conscientes, d’instances inconscientes, de projections, le texte devenait un espace de restructuration à travers un mouvement d’abandon des places occupées tout en conservant les traces de son élaboration.

Le texte comme tissu de signifiance, comme carrefour de discours se décryptait sous les outils de la linguistique saussurienne, de la psychanalyse et sous l’entreprise sémiologique. La notion d’intertextualité remet en question la totalité close du texte littéraire, point de vue abordé par Sartre qui préfère parler de « praxis de la littérature ». Dans la pratique de l’intertextualité, le texte est une forme toujours inachevée, une combinaison, le lieu d’un échange constant entre des fragments que l’écriture

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« L’exil originaire est celui qui arrache, tout en l’y attachant, le sujet parlant à sa langue maternelle ». Derrida J., Malabou C., La contre-allée, Quinzaine Littéraire/I. Vuitton, 1999, p. 53.

Derrida J., Le monolinguisme de l’autre, Galilée, 1996, pp. 112-113. 61

redistribue en construisant un texte nouveau à partir de textes antérieurs, détruits, niés, repris62. Nous acquiesçons toujours à cette distinction des fonctions de l’écriture entre écrivant/ écrivain proposée par Roland Barthes pour caractériser certains écrits de mémoire, sans objectif précis et simplement traversés pour faire de l’écriture un lieu habité : « écrire étant un verbe intransitif », « un homme qui intègre le pourquoi du monde dans un comment écrire », alors que pour l’écrivant, le langage est réduit au service d’une praxis »63.

L’hétérogénéité du texte comme dynamique entre plusieurs systèmes de signes est intéressante, en ce sens qu’elle définit l’intertextualité comme un tissu entre des codes, des fragments de langage sociaux, des figures du politique. Le texte, pour Roland Barthes, est un dialogue d’écriture, où tout l’espace historique, celui des formes, des structures, des écritures revient avec son temps propre ou, plus exactement, « ses » temps64. Cet auteur construisait une sémiologie de l’intime, déchiffreur de notre mythologie moderne, technicien de la démystification sociale65, chasseur des plis et des surplis du sens66 ouvrant un champ considérable sur l’imaginaire et le pouvoir. Dans son ouvrage, Fragments d’un discours amoureux, nous avions été frappée par cette justesse du sensible liée à l’attente, qui en même temps réfractait des codes sociaux intériorisés, des habitus.

Son discours sur le langage performatif de la photographie67 accompagne les récits de vie compilés ces dernières années dont nous parlerons plus loin. La photographie occupe une fonction singulière, corpus qui se dérobe à la tentative de classement : « toute entière lestée de la contingence dont elle est l’enveloppe souveraine », « reproduisant à l’infini ce qui n’a eu lieu qu’une fois, répétant mécaniquement ce qui

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Kristeva J., 1969, Séméiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil et Kristeva J., 1974, La Révolution du langage poétique, Seuil.

Il existe d’autres théories de cette notion d’intertextualité différentes, voires opposées à celle de Julia Kristeva (Genette).

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Barthes R., 1964, « Ecrivains et écrivants »(1960) », Essais critiques, Paris, Seuil, pp. 147-154. 64 Barthes R., 1964, « Ecrivains et écrivants » (1960), Essais critiques, Paris, Seuil, pp 147-154. 65

Julia Kristeva, adepte de l’aventure sémiologique de Roland Barthes, analyse le souci de démystification de l’écrivain qui consiste à déplier les menus détails formels, conduit à déceler les pièges ennuyeux de l’évidence ou du non-sens, déchiffrant la position de sens jusque et surtout dans la tonalité, Kristeva J., 1997, “ Barthes : la saveur du désenchantement ”, La révolte intime, Fayard, pp. 151-175. 66

Ibid., p. 162. 67

Barthes R., La Chambre claire. Note sur la photographie, 1980, Œuvres complètes, V, Seuil, 2002, pp. 791-890.

ne pourra jamais plus se répéter existentiellement » : « En elle, l’événement ne se dépasse jamais vers autre chose : elle ramène toujours le corpus dont j’ai besoin au corps que je vois »68.

Nous avons eu l’opportunité d’assister à la création de la revue Tel Quel fondée par ces intellectuels « dissidents » qui promouvaient une écriture de la rupture, inassimilable au concept classique de texte écrit. Philippe Sollers clamait le bien-fondé du texte multidimensionnel qui se déforme sans arrêt, produisant des langages de la discontinuité. De cette nouvelle théorie du texte écrit, jaillissaient des interprétations du texte vers l’expérience des limites69.

De ces décodages, tous azimuts à partir du texte, bien des ramifications interdisciplinaires étaient possibles70.

Les références constantes à la psychanalyse nous permettaient de comprendre les textes de Freud, d’opérer à travers lui la rencontre de l’esthétique et de la littérature, de traiter de l’inégalité de reconnaissance des écrits de femmes célèbres dans une perspective féministe, de l’écriture de Proust à travers la figure maternelle omniprésente, de l’exil, du deuil et de la mélancolie.

Julia Kristeva nous donnait à lire la condition exilique de tout écrivain, nous invitait à sonder le discours mélancolique que l’on retrouve dans de très nombreux essais. Outre les références littéraires sur l’exil, la pratique analytique de Julia Kristeva avait élargi notre horizon. L’apport de la sémiologie littéraire concerne une ouverture du texte à la recherche de la trace, une sorte « d’inconscient du texte » distinct de celui de l’auteur comme de celui du lecteur71 : « il s’agit d’ouvrir, dans et par la scène des représentations linguistiques, des modalités d’inscriptions psychiques pré ou

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Ibid, pp. 792-793. 69

Sollers P., 1968, L’écriture et l’expérience des limites, Seuil. 70

Je garde en mémoire un exposé au séminaire de Julia Kristeva sur « phénomènes de possession et hystérie » où je tentais de dresser des passerelles analogiques entre les modes de catégorisation d’une science totalement occidentale (la psychanalyse) avec des expériences de la transe, décrites par les ethnologues en « milieu exotique » et obéissant à un dispositif collectif de remémoration d’une mythologie collective.

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Cette perspective n’a pas toujours fait l’unanimité parmi les cliniciens qui n’ont jamais rencontré « cet inconscient là ».

langagières qu’on pourra appeler sémiotiques, en retrouvant le sens étymologique du grec semeion- trace, marque, distinctivité72.

L’écriture « exilique » fut abordée de manière transversale en référence à l’étrange malaise du sentiment d’étrangeté décrit par Freud (Unheimliche. « étrange familier ») tout aussi fascinante qu’inquiétante, reliée à l’angoisse psychique et à celle de l’angoisse existentielle. Lacan s’appuyant sur l’Unheimliche montre que l’angoisse surgit quand le sujet est confronté au « manque du manque », dans le sens d’une inquiétante étrangeté où la réalité se détache du sujet dans une altérité toute et envahissante73.

Je projetais de mener une thèse sous la direction de Julia Kristeva. Mes hésitations étaient grandes et j’avais soumis un sujet sur un poète mystique arménien du Moyen Age, Grégoire de Narek et sur son œuvre magistrale « Narek »74 dont un fragment « Le Livre des Prières »75 était traduit en langue française.

Mais face à mon isolement linguistique , me rendant différente des supposés miens76 , dans l’incapacité de faire face à la version originale du manuscrit écrite dans une langue arménienne ancienne (le grabar)77, j’ai renoncé à ce projet ambitieux pour me diriger dans une voie qui poursuivait l’écriture de l’altérité mais dans la rencontre avec les « ombres tutélaires de mon enfance » pour reprendre la jolie expression de Pérec et les acteurs sociaux. L’hésitation linguistique, l’impossibilité d’appartenir pleinement à tel ou tel corps de langue a produit une étrangeté intériorisée où les « autres » apparaissaient comme des différents inaccessibles.

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Kristeva J., 1997, Au commencement était l’amour, le livre de poche, Hachette, p. 16. 73

Roudinesco E., Plon M., 1997, Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, p. 499. 74

« L’appellation « Narek » aurait été donnée par le peuple. Il s’agit d’une œuvre écrite en 1001-1002 composée de 95 chapitres, la plus répandue dans la littérature arménienne classique (Le Livre des Lamentations, Le Livre des Messes, Le Livre des Heures etc). Selon certaines sources, des chapitres entiers et des fragments du « Narek » sont entrés dans les livres ecclésiastiques mais aussi dans les croyances populaires en matière de guérison (se débarrasser des mauvais esprits, des crises fiévreuses etc) ».

Article traduit de l’arménien par Nigoghossian K., Encyclopédie Soviétique Arménienne, Volume 8, Erevan, 1982, p. 203.

75 De Narek G., 1961, Le Livre de Prières, Les Editions du Cerf. 76

Dans son récit autobiographique Ellis Island, Georges Perec exprime cette aliénation du Même : Quelque part je suis étranger par rapport à quelque chose de moi-même ; quelque part je suis "différent" mais non pas différent des autres.

Robin R., Le deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Kimé, 2003, p. 44. 77

« Cette petite différence » dont parle Jean-Loup Amselle qui n’est pas seulement narcissique78 devenait l’objet à saisir et à comprendre.

À l’inverse de la démarche de Leiris que nous développerons, mais sans doute séduite par son itinéraire, je me dirigeais vers une mesure de l’altérité sur fond de sentiment d’étrangeté entre moi-même et moi-même, moi-même et d’autres « semblables ». Entreprise non pas strictement autobiographique, ni calquée sur le retrait de l’observateur dans l’enquête ethnologique, ni bâtie dans une saisie du texte littéraire hors de la trajectoire du commentateur mais qui retenait de l’œuvre de Leiris, une confection savamment dosée de fragments d’existence faisant converger la vision ethnographique avec une littérature qui prodiguait le non-évanouissement de l’interprète.

Ce passage bien marqué dans le temps par un changement de cursus universitaire et d’institution de Julia Kristeva, Paris VII à Althabe à l’EHESS sera l’occasion de revenir sans cesse du référent texte à l’enquête de terrain et de les « penser » indissociables, tel le recto-verso d’une même feuille.