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3.2 Dispute de cadres de l’action collective : la résistance au nouveau cadre

3.2.2 Dispute de cadres

3.2.2.3 Le cadre universaliste

3.2.2.3.4 Stratégies d'alignement par les opposantes

Découlant logiquement du diagnostic, le pronostic universaliste vise à contrer le discours intersectionnel et à renforcer le cadre universaliste et sa pertinence en menant une activité de contre-cadrage. Il s’agit de retrouver, renouer avec un fort degré de résonnance chez les militantes récemment séduites par le cadre

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intersectionnel, celles qui continuent de tergiverser, celles qui sont toujours attachées à une certaine image du mouvement. En insistant sur les priorités du mouvement qui concernent les femmes de la majorité et le maintien de leurs acquis. Pour ce faire, cinq stratégies qui découlent l’une de l’autre sont déployées : le bon sens des priorités, l’argumentaire réactionnaire, reprendre sa place, créer une brèche à la FFQ et reprendre le pouvoir, créer un contrepoids extérieur à la FFQ.

a) Le bon sens des priorités

La première stratégie se fait de concert avec la stratégie de l’argumentaire réactionnaire et celles de « reprendre sa place ». L’idée est de profiter de la tribune qu’offrent les ÉG pour convaincre les militantes, à partir d’un argumentaire pragmatique, de revenir à un agenda plus « pratique », ou autrement dit, un agenda qui concerne les femmes majoritaires en priorité. On ne peut pas s’éparpiller dans nos luttes. Il faut revenir à notre objectif principal, sinon on se perd.

Les femmes du Québec : ce sont des femmes blanches, hétérosexuelles de classe moyenne. C’est ça les femmes québécoises et la FFQ représente ces femmes. Les autres, représentent une minorité 10-12 % des femmes. La principale préoccupation de la majorité des femmes au Québec, c’est l’enjeu de la laïcité. Danger : oui, on veut s’attaquer à toutes les formes d’injustices. Mais on n’a pas assez de ressources en tant que mouvement pour lutter sur toutes ces questions-là. Notre priorité, c’est l’égalité homme-femme. Si on commence par ça, ça touche une majorité de femmes. Je suis consciente, oui, on a une obligation de réparation envers les autochtones. [l’intersectionnalité] C’est un mot désagréable. Les textes des théoriciennes sont incompréhensibles. [Une théoricienne] va chercher les problématiques qui ne nous appartiennent pas, les femmes noires aux États-Unis, les femmes en Inde. Ce n’est pas notre réalité. Oui, colonialistes envers les femmes autochtones, mais racistes, pas tant que ça. (AGA FFQ, 2013)

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En bref, il faut être solidaire avec les femmes racisées, handicapées, lesbiennes, mais cela ne nous appartient pas de faire la lutte contre les discriminations qui les visent. Il faut revenir aux priorités pour les femmes. Si l’égalité n’est pas atteinte pour ce Nous, on ne devrait pas perdre du temps à lutter pour les autres, de toute façon minoritaires, et qui y gagneront aussi si la majorité y gagne.

b) La mise en péril du mouvement

Comme l’argument précédent, l’argumentaire du bon sens s’accompagne d’une mise en garde alarmiste. Le mouvement féministe est en péril si on adopte l’intersectionnalité comme grille d’analyse et comme alignement de nos actions. Lutter contre plusieurs inégalités en même temps risque de diviser le mouvement. Au lieu de miser sur ce qui nous unit, le fait d’être femmes, on s’attarde trop à ce qui nous divise, à ce qui nous différencie les unes des autres.

Lorsque le backlash sera bien enclenché, une importance accrue sera mise sur ce discours, en particulier les dangers qui menacent le mouvement et parmi ceux-ci, la présence même des féministes musulmanes et des femmes trans.

c) Reprendre sa place

Si l’approche intersectionnelle favorise un changement dans les représentations et les pratiques, les militantes n’adhèrent pas immédiatement aux nouvelles règles qu’implique ce changement de culture politique. Lors des colloques et des ateliers, certaines feront fi des mécanismes antioppressions mis en place, tels que des gardiennes du processus qui veillent à ce que ne s’exprime pas un langage de domination, que personne ne coupe la parole ou n’attaque directement d’autres participantes. L’exemple le plus éloquent que j’ai observé s’est produit en mai 2012

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lors de l’atelier sur les intersections des oppressions73. Dans chaque atelier était mis en place une animation double, où ces personnes avaient pour responsabilité d’être gardiennes du senti. Cela signifie qu’elles devaient réagir lorsque le ton haussait, si une personne ne respectait pas les tours de paroles ou encore tenait des propos irrespectueux. Au chapitre IV, je reviens sur les perspectives de part et d’autre du conflit qui a éclaté lors de cet atelier. Mais il importe de mentionner pour illustrer ce point que des militantes défendant l’importance d’inclure la lutte pour la laïcité dans nos priorités ont à plusieurs reprises pris des deuxièmes tours de paroles sans que l’animatrice ne leur accorde et ont manifesté à haute voix leur insatisfaction durant les interventions d’autres militantes. Selon leur point de vue, s’imposer ainsi dans la discussion ne semble pas être un problème. Or, dans une perspective intersectionnelle, ces règles veulent favoriser la prise de parole de celles qui ont plus de difficulté à s’imposer (Notes de terrain, Colloque des ÉG, mai 2012).

Toutefois, cette stratégie ne passera pas inaperçue. Quelques membres du CO visées directement dans les altercations avec les opposantes vont insister pour que le CO prenne ses responsabilités et dénonce ces agissements74.

d) Créer une brèche et prendre le pouvoir à la FFQ

Rappelons que ces militantes sont minoritaires au sein de l’espace des ÉG, en plus d’être en position d’opposantes. Comme elles n’ont pas réussi à faire passer leurs priorités lors des premiers ateliers de réflexion collective, elles se tournent vers une stratégie plus politique : deux d’entre elles se présentent à des postes du CA de la FFQ en mai 2013, soit le poste de trésorerie et celui des femmes en situation de double discrimination. Les opposantes tentent ainsi de s’immiscer au cœur du pouvoir

73 Voir la section « Déroulement de l’atelier sur les intersections des oppressions » au chapitre IV. 74 Voir la question des exclusions des Tables de travail au chapitre 4 à la section « Des nouvelles

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politique et de s’assurer de pouvoir influencer, voire avoir un levier important pour faire pression sur le CO et, plus largement, sur le déroulement et les orientations des ÉG. Malheureusement pour elles, elles ne seront pas élues. Plusieurs facteurs d’explication sont possibles. Nous y reviendrons75.

e) Créer un contre-discours extérieur à la FFQ

Les deux militantes candidates au CA de la FFQ se voient exclues du processus, plus précisément des Tables de travail, en raison de leurs attitudes au colloque de mai 2012. Elles créent par la suite (novembre 2013) Pour les droits des femmes-Québec (PDF-Q)76, une organisation qui vise à présenter un contre-discours à celui de la FFQ au sein du mouvement des femmes et à travailler afin que les solutions qu’elles préconisent, telles que la laïcité stricte au sein des institutions publiques, soient au centre des préoccupations des féministes.