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Esquisse de définitions du pouvoir et de la domination : un continuum

2.1 Prémisses théoriques et philosophiques

2.1.1 Esquisse de définitions du pouvoir et de la domination : un continuum

Il est important de bien définir et distinguer le pouvoir et la domination, car les rapports de pouvoir et de domination entre certaines femmes et factions dans le cadre des États généraux de l’action et de l’analyse féministes (ÉG) sont au cœur de mon analyse. Lors de cette recherche, je me suis interrogée à savoir si des femmes peuvent exercer seules ou avec d’autres un pouvoir de domination sur d’autres femmes. Dans les pages suivantes, je cherche à définir et à préciser la relation entre ces concepts dans un continuum, ce qui me permettra dans l’analyse de concevoir le pouvoir et la résistance exercés par les actrices d’une manière complexifiée.

Amedeo Bertolo (1984) s’interroge sur la difficulté conceptuelle du mot « pouvoir » et son rapport aux termes « autorité » et « domination » (Bertolo, 1984 : 9). Il constate que pouvoir, domination et autorité sont parfois utilisés comme synonymes négatifs dans la pensée politique (Bertolo, 1984 : 12; De Sève, 1995). Il peut être utile, selon lui, de les conceptualiser dans un spectre qui va d’un pôle positif à négatif, en référence à des valeurs de liberté et d’égalité :

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Le terme autorité se place le plus souvent en position médiane de neutralité, le terme domination se place principalement vers le pôle négatif et le terme pouvoir couvre tout le spectre, grâce à sa multiplicité de sens particuliers, qui en fait varier l’emploi entre le « pouvoir faire » et le « pouvoir de faire faire » (Bertolo, 1984 : 11)

Si la domination est synonyme du « pouvoir de faire faire » à autrui, elle est composée de « relations entre inégaux – inégaux en termes de pouvoir, c’est-à-dire de liberté », de situations de subordination et de systèmes d’asymétrie permanente entre groupes sociaux (Bertolo, 1984 : 17).

Les théories de la domination mettent l’accent sur les rapports mettent l’accent sur les rapports qu’induit la domination en tant que structure sociale inégalitaire. Elle peut se concrétiser de plusieurs façons, ce qui soulève le débat. Par exemple, chez Karl Marx et Friedrich Engels, la domination est la possession privilégiée du pouvoir, elle est appropriation privée des moyens de production et exploitation économique (extorsion de plus-value) (Marx et Engels, 1848). Tandis que chez des anarchistes comme Bertolo, la domination est davantage une privation de la liberté (Bertolo, 1984 : 18). Chez des féministes matérialistes, comme Christine Delphy et Colette Guillaumin, elle est appropriation individuelle et collective des femmes par les hommes en tant que classe. Cette appropriation n’a pas seulement lieu dans la sphère productive et salariale au sens marxiste, mais également dans la sphère domestique ou privée (Delphy, 1998; Guillaumin, 1978). On constate donc que le pouvoir est conçu comme la capacité de propriété et de s’approprier.

En ce qui concerne le pouvoir, certaines théories se concentrent davantage sur sa dynamique ou son caractère d’ubiquité, notamment chez Michel Foucault (Chazel, 1983 : 370; Foucault, 1976; Butler, 1990). Dans cette lignée, Bertolo définit le pouvoir (tout en prenant soin de ne pas le dissocier de la domination) comme la

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production et l’application de normes et de sanctions qui définissent la fonction de régulation sociale. Il appréhende donc le pouvoir comme une fonction régulatrice, a priori « neutre », essentielle au fonctionnement de la société dans son ensemble, mais également à l’exercice de la liberté en tant que choix que les individus peuvent poser entre certaines possibilités déterminées (Bertolo, 1984 : 16)26.

Sur ce point, Tomas Ibanez, auteur anarchiste, renchérit. Le pouvoir se conçoit comme un continuum allant d’un pôle négatif à positif en passant par une position neutre. Selon lui, il existe trois façons de penser le pouvoir. Si le pouvoir peut être conçu comme une « capacité de », il peut également faire référence à un certain type de relation asymétrique entre agents sociaux tel le concept de rapport social dans la pensée marxiste et matérialiste. Il peut aussi être associé aux structures et mécanismes macrosociaux de régulation et de contrôle social dits dispositifs ou appareils (Ibanez, 1984 : 103). Dans le cas des ÉG, cette conception du pouvoir nous permet d’appréhender l’apparente contradiction entre l’exercice du pouvoir et la positionnalité des militantes. Notamment, lorsqu’une femme marginalisée se trouve dans une position favorable pour exercer du pouvoir ou lorsqu’une femme ayant une positionnalité dominante (blanche, aisée, hétérosexuelle) exerce un « pouvoir avec » plutôt qu’un « pouvoir sur ».

François Chazel (1983), examine les liens entre le pouvoir, dans son acception relationnelle27 et la domination, en tant que concept structurel. Il décrit, lui aussi, la dualité fonctionnelle du pouvoir (capacité versus relation) (Chazel 1983 : 369). Que ce soit à partir du système ou à partir des acteurs et actrices, Chazel souhaite dépasser

26 Il nuance ensuite en précisant que les modes et fonctions régulatrices ne sont pas nécessairement

neutres par rapport à la liberté. Plus un individu a un grand accès au pouvoir, plus il est libre ou vice versa. En ce sens, on comprend qu’« [u]n égal accès de tous les membres d’une société au pouvoir est donc la première condition impossible à éluder d’une égale liberté pour tous. » (Bertolo, 1984 : 16)

27 Avec la précision que les relations prises en compte concernent tout autant les groupes que les

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cette dichotomie souvent opérée en associant le concept relationnel de pouvoir à la notion structurelle de la domination. Dans la même logique, le pouvoir peut aussi être oppressif pour tous et toutes de façon égale. Pour Chazel,

[l]’étude du pouvoir doit être en effet, compte tenu de la dualité de la structure, menée à la fois en termes de conduite stratégique et d’un point de vue institutionnel; elle n’implique nullement un choix entre une approche d’inspiration weberienne, mettant l’accent sur la capacité des acteurs, et un autre type d’approche envisageant, à la manière de Parsons ou, dans un tout autre style, des structuralo-marxistes, le pouvoir comme une propriété de la collectivité, mais elle a nécessairement à tenir compte de l’une et de l’autre (Chazel, 1983 : 387).

Pour Chazel, il importe de faire une différence entre le pouvoir sur et le pouvoir de. Le pont entre domination et pouvoir peut se résumer en sept propositions. (Chazel, 1983 : 390). J’insiste sur les points 4 à 7 qui, selon moi, sont fondamentaux pour l’analyse dans ce mémoire :

1 — le pouvoir doit être analysé en tant que relation entre les acteurs;

2 — le pouvoir est une capacité dans l’interaction et non une possession;

3 — la domination est une propriété structurelle. Elle est liée à la distribution des ressources, et ce, de manière inégale;

4 — la relation du pouvoir et de la domination est incontournable pour comprendre

les multi facettes du pouvoir;

5 — cette relation doit être conçue en termes de complémentarité, la domination et le

pouvoir dépendent mutuellement l’une de l’autre;

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7 — il y a donc une nuance entre permanence du pouvoir et destinée des structures

de domination vers leur destruction ou transformation (Chazel, 1983 : 392-393, je

souligne).

En somme, le pouvoir et la domination ne peuvent pas se comprendre de façon séparée. Ils sont intimement liés. Je défends l’idée, à l’instar d’autres auteur-e-s, que

ce n’est pas le pouvoir en soi qui pose problème, mais son effet, la domination, et les relations hiérarchiques qu’elle induit. Cependant, Chazel nous met en garde de ne

pas opérer une double réduction de la domination et du pouvoir, la première considérant la domination comme une cause du pouvoir et la ramenant seulement à sa structure et, la seconde, considérant le pouvoir comme un simple effet de la domination dont la propriété principale serait d’être omnipotente. Donc, il serait naïf, selon cet auteur, mais surtout illusoire, de croire qu’un lien de causalité élémentaire relie les deux notions (Chazel, 1983 : 370).

Dans le cadre de mon étude, cette compréhension du pouvoir et de la domination me permettra de mettre en lumière et de nuancer la manière dont le pouvoir et la domination peuvent interagir dans les rapports entre militantes.

En gardant en tête les sept points sur le pouvoir et la domination énoncés par Chazel, on peut tenter de construire un lien entre une approche féministe matérialiste et une conception foucaldienne du pouvoir. À mon sens, ces deux perspectives sur le pouvoir ne sont pas mutuellement exclusives et peuvent coexister. Afin d’argumenter ce point, j’ai recours aux textes de Michel Foucault et de Judith Butler.

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