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2.1 Prémisses théoriques et philosophiques

2.1.2 Sortir le substantialisme du pouvoir

Dans Trouble dans le genre, Butler (1990) définit le concept de performativité. La politique de la performativité permettrait une sorte de retournement positif du sujet. Dans la préface de ce livre traduit en français, Éric Fassin (2005) décrit avec beaucoup de précision ce retournement dans les termes qui suivent :

C’est le paradoxe du pouvoir, que Judith Butler reprend et développe à partir de Michel Foucault : nous sommes assujettis, c’est-à-dire aussi constitués en tant que sujets par le pouvoir. C’est une chose de savoir que nous subissons la domination. C’en est une autre de découvrir que notre existence en tant que sujets découle de cette même domination. Nous nous opposons au pouvoir;

mais dans un même temps, nous en dépendons. Bref, penser les normes qui

nous définissent amène à reformuler la question de la domination, pour la poser en termes de pouvoir. Le pouvoir ne réprime pas seulement; il fait exister. Il

produit autant qu’il interdit. L’assignation que nous endossons et reprenons à notre compte est la condition paradoxale de notre capacité, voire de notre puissance d’agir (Fassin, préface de Butler, 2005 : 15, je souligne).

Selon Butler, la capacité d’agir en politique ne peut être isolée de la dynamique du pouvoir et le caractère itératif de la performativité se trouve au cœur « d’une théorie de la capacité d’agir où le pouvoir est immanquablement une de ses conditions de possibilité » (Butler, 2005 : 47). Elle soutient que « si le genre est culturellement construit, il n’en perd pas pour autant sa capacité d’agir, qu’on a l’habitude de se représenter comme une aptitude à l’action réfléchie, qui reste inaltérée malgré son ancrage culturel. Dans ce modèle, la "culture" et le "discours" situent le sujet, mais ne le constituent pas » (Butler, 2005 : 268). En ce sens, il est faux, selon elle, de croire à l’idée d’un sujet préexistant et à sa capacité d’agir comme étant déterminées de facto par cette culture et ce discours. Il est faux également de supposer « qu’être constitué-e par le discours revient à être déterminé-e par lui, une détermination qui forclôt toute capacité d’agir » (Butler, 2005 : 268). Butler y voit la possibilité de subversion de ce

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qui constitue en réalité, non pas des actes déterminés, mais des actes performatifs où la capacité d’agir devient la possibilité d’une variation sur cette répétition qu’est le genre. (Butler, 2005 : 271).

Pour mieux comprendre cette capacité d’agir, il convient de revenir à Foucault. Pour Foucault, le pouvoir se conçoit, non pas comme une substance, mais en termes de relation et a comme principale particularité le caractère d’ubiquité. Ainsi, il définit le pouvoir comme :

la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation; le jeu qui par voie de luttes et d’affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former une chaine ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales (Foucault, 1976 : 121-122).

Il ne faut pas chercher le noyau du pouvoir pour comprendre son exercice et être en mesure d’utiliser ses mécanismes comme grille d’intelligibilité pour appréhender le champ social. Le pouvoir, dans cette optique, est un « socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables » (Foucault, 1976 : 122). Le pouvoir est omniprésent. Il n’englobe pas tout cependant, mais se produit et se reproduit à tout instant d’un bout à l’autre de toute relation sociale (Foucault, 1976 : 122).

Afin de donner certaines pistes de méthode pour mieux comprendre ces dispositifs de savoir et de pouvoir sur le sexe, il présente cinq propositions qui résument cette analytique. Tout d’abord, il importe de rappeler que le pouvoir n’est pas un objet

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qu’on peut posséder ou acquérir. Le pouvoir s’exerce à partir de multiples lieux, c’est-à-dire qu’il ne s’exerce pas qu’à travers les fonctions de l’État, par exemple, ou de toute autre position de domination (Foucault, 1976 : 123). Ensuite, le pouvoir est immanent et intrinsèque à tout type de rapport (Foucault, 1976 : 123-124). Comme je l’ai mentionné plus tôt, le pouvoir peut se concevoir tel un continuum allant d’un pôle positif à négatif. Immanent à toute forme de relation sociale, les relations de pouvoir jouent un rôle producteur et matériel. Elles ne se limitent pas à une position de superstructure au sens marxiste du terme. Dans la même logique, Foucault précise que le pouvoir peut venir « d’en bas » (Foucault, 1976 : 124). Il ne s’agit pas d’une relation binaire et unidirectionnelle entre dominant et dominé contrairement à la conception de la domination chez Marx et Engels. Pour Foucault, rappelons-le, « [l]es grandes dominations sont les effets hégémoniques que soutient continument l’intensité de tous ces affrontements », produits des relations de pouvoir. Aussi, les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non-subjectives (Foucault, 1976 : 124-125). C’est-à-dire que la rationalité du pouvoir réside dans des tactiques formant des dispositifs d’ensemble et non pas dans le choix d’un individu. Finalement, là où il

y a du pouvoir, se trouve inévitablement de la résistance (Foucault, 1976 : 125-126).

La résistance n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir. L’un ne va pas sans l’autre, ce qui sous-tend le caractère strictement relationnel des rapports de pouvoir. Ceux-ci ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance et ils sont présents partout dans le réseau de pouvoir :

Il n’y a pas par rapport au pouvoir un lieu du grand Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire. Mais des résistances qui sont des cas d’espèces : possibles, nécessaires, improbables, spontanées, sauvages, solitaires, concertées, rampantes, violentes, irréconciliables, promptes à la transaction, intéressées, ou sacrificielles; par définition, elles ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir. Mais cela ne veut pas dire qu’elles n’en sont que le contrecoup, la marque en creux, formant par rapport à l’essentielle domination un envers finalement toujours passif, voué à l’indéfinie défaites. Les résistances ne relèvent pas de quelques principes

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hétérogènes; mais elles ne sont pas pour autant leurre ou promesse nécessairement déçue. Elles sont l’autre terme, dans les relations de pouvoir; elles s’y inscrivent comme l’irréductible vis-à-vis (Foucault, 1976 : 126-127).

Les éléments qui précèdent me permettront dans les chapitres suivants de soutenir l’analyse du backlash dans le cadre des ÉG. La mise en relation des éléments théoriques sur le pouvoir et la domination chez Foucault, chez Butler et chez les auteurs anarchistes permettra de distinguer dans mon étude différentes dynamiques des rapports de pouvoir entre les militantes. À partir de la notion de capacité d’agir, il sera pertinent d’observer la manière dont les actrices des ÉG en position de dominées au sein des rapports sociaux exercent leur capacité d’agir afin de contrer les effets de cette domination (racisme, classisme, etc.). En effet, j’ai remarqué comment, dans certaines situations propres aux ÉG, elles réussissent à exercer du pouvoir à l’avantage des femmes les plus marginalisées, notamment dans la prise en considération d’enjeux qui les touchent particulièrement au même titre que la majorité des femmes. Par ailleurs, il ne faudra pas considérer, si l’on suit Foucault, qu’aucune femme ne possédait ou n’avait acquis du pouvoir, mais plutôt que le pouvoir existait dans les relations conflictuelles entre ces femmes.

Dans la section qui suit, je présente les politiques de subjectivation telles que définies par Jacques Rancière. Comme nous le verrons dans l’analyse, la question du sujet de la lutte féministe a selon moi été le principal point d’achoppement dans le cadre des ÉG, d’où la pertinence de me tourner vers cet auteur.