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2.2 Cadre théorique

2.2.2 Champs d’action stratégique

Dans l’objectif de comprendre les dynamiques d’action-réaction dans les différents espaces des ÉG, j’ai recours au concept de champs d’action stratégique (Strategic

action fields, que j’appellerai à partir de maintenant « champ » tout court), élaboré

par Fligstein et McAdam et inspiré de Bourdieu. Concevoir les différents espaces organisationnels comme des champs nous permet d’éviter l’écueil de l’essentialisme sociologique en termes de classe dominée versus classe dominante, c’est-à-dire d’appréhender comme un champ tout espaces où des personnes peuvent être en position de force. Ce concept nous permet aussi de souligner les différentes formes de résistances aux changements ou aux transformations (chez les dominants ou chez les dominés).

Fligstein et McAdam (2011) définissent les champs de la façon suivante :

[They are] fundamental units of collective action in society – meso-level social order – where actors (who can be individual or collective) interact with knowledge of one another under a set of common understandings about the

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purposes of the field, the relationships in the field (including who has power and why) and the fields rules (Fligstein et McAdam, 2011 : 3).

Concevoir les mouvements sociaux en termes de champs permet de situer les acteurs au cœur des rapports de pouvoir et surtout de concevoir comment ces rapports évoluent en fonction des espaces dans lesquelles ils se trouvent (groupes de travail, assemblées, espace public, par exemple). Selon Fligstein et McAdam :

The reactions of more or less powerful actors to the actions of others in the fields thus reflect their social position in the field and their interpretation will reflect how someone in their position who perceives the actions of others as directed at “people like them” will react. Their reactions to those actions will be drawn from the repertoire of behaviors that they can mobilize under the rules in reaction to others given their position in the field (Fligstein and McAdam 2011 : 4).

Il importe de se situer dans le contexte afin de percevoir la situation des individus au sein du champ et de définir ses enjeux. Si une seule variable change, les objectifs du champ, les individus ou leurs intérêts en fonction d’un enjeu, le rapport de force peut être transformé. Si l’on retrouve des rapports de pouvoir au sein de chaque champ, ils s’y opposent dans une dialectique entre les personnes en position dominante ou les forces politiques en place (trad. incumbents) et des opposants (ce qui ne correspond pas nécessairement à la positionnalité des individus dans les rapports sociaux). Le cadre de référence du champ reflète la vision de ceux, les dominants, qui défendent traditionnellement le statu quo à leur avantage (Fligstein et McAdam, 2011: 6). Les opposant-e-s (trad. challengers) correspondent aux acteurs-actrices dominé-e-s au

sein du champ et soutenant une perspective opposée à celle des dominant-e-s ou

forces politiques en place. Ce sont donc les personnes qui cherchent à transformer les règles du champ.

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L’objectif stratégique est de faire valoir sa perspective d’un point de vue situé. Cependant, il importe de ne pas présumer des actions et des valeurs d’une personne en fonction de sa positionnalité dans les rapports sociaux. On peut appartenir au groupe dominant, mais défendre des objectifs qui dépassent les intérêts du groupe auquel on appartient. Par exemple, moi en tant que femme cis blanche hétérosexuelle de classe moyenne, je peux décider de défendre les intérêts et préférences de ma catégorie sociale dans l’objectif également de conserver mes privilèges. Je peux aussi décider, malgré les intérêts de ma catégorie, de défendre les intérêts d’un groupe dominé. Évidemment, cela peut me procurer aussi des avantages, tout comme les hommes proféministes qui luttent avec les féministes contre la classe des hommes, mais qui à titre individuel peuvent en tirer des avantages (et même des privilèges symboliques et matériels face aux féministes)28.

Comme je l’ai souligné dans l’introduction, la FFQ a mis en place des mesures afin de favoriser la présence de femmes marginalisées au sein d’instances comme le CO. Et pourtant, elles ne sont pas en position de force dans d’autres espaces, comme l’espace public, et continuent de subir quotidiennement l’effet conjugué de différents systèmes d’oppression.

Afin d’aller plus loin dans l’analyse des dynamiques intrachamps, McAdam et Fligstein identifient différents éléments centraux à la théorie que sont l’environnement du champ, les épisodes de contentieux et les crises. Je les présente brièvement.

Concernant l’environnement du champ, on retrouve trois types de catégorisation qui influence la teneur des rapports de force. Le premier fait référence à la proximité à

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l’intérieur du champ (et sa dimension) par rapport aux actions des acteurs-actrices.

Au sein du CO, par exemple, nous retrouvons des femmes travaillant proches les unes des autres, la proximité est donc grande entre les protagonistes et les conflits peuvent être beaucoup plus forts et explicites si les membres ne partagent pas les mêmes intérêts. La deuxième catégorisation vise la verticalité et l’horizontalité du champ ou son caractère fortement hiérarchique ou non. Nous verrons que les ÉG se voulant le plus horizontaux possible étaient au final assez verticaux. Finalement, la dernière catégorisation vise le lien du champ avec les institutions étatiques. Est-ce que ce champ contient des leviers gouvernementaux? Cette dernière caractéristique s’ancre davantage dans la théorie de la structure des opportunités politiques qui sera abordée au chapitre IV, lorsque qu’un conflit débordera du champ des ÉG dans l’espace publique dans le cadre du débat sur la Charte des valeurs.

Les épisodes de contentieux représentent des « […] periods of emergent, sustained contentious interaction between […][field] actors utilizing new and innovative forms of action vis-à-vis one another (McAdam, 2007 : 253) » (Fligstein and McAdam, 2011 : 9). En ce sens, un épisode de contentieux peut se transformer en crise au sein du champ concernant les règles et les rapports de pouvoir qui le gouvernent, ce qui implique inévitablement une mobilisation des forces dominantes et des opposant-e-s (Fligstein and McAdam, 2011 : 9). Bien que les champs soient utiles pour réfléchir à l’espace et ses transformations, ils sont limités pour comprendre la nature des crises.

Afin de mieux cerner un type de crise en particulier, la théorie du backlash nous offre des outils pour approfondir l’analyse des dynamiques d’action et de réaction au sein des champs. Ainsi, selon McAdam et Fligstein, le champ en question peut se trouver dans trois différents états : 1) désorganisé ou émergent; 2) organisé et stable, mais en changement; 3) organisé et instable, donc ouvert à la transformation. En ce sens, on

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identifie une crise lorsque survient un choc au sein du champ. Ce choc peut prendre différentes formes, par exemple, l’intrusion d’un groupe qui vient bouleverser les dynamiques intrachamp (Fligstein et McAdam, 2011 : 16). Dans le cadre des ÉG, nous verrons qu’une crise à l’intérieur du champ ÉG et celui du CO sera occasionnée par un backlash. À la suite d’une prise de position politique publique du CO concernant les rapports de pouvoir au sein des activités des ÉG, des militantes réagiront fortement afin de manifester leur désaccord, ce qui déclenchera une crise de champ.

Dans le contexte de cette étude, la théorie des champs offre plusieurs outils d’analyse. Par ailleurs, il faut mentionner que les recherches sur l’intersectionnalité semblent s’être très peu attardées au niveau meso-organisationnel. C’est l’occasion ici d’étudier comment, au niveau meso, la dynamique du pouvoir, au sens foucaldien, varie en fonction des espaces, et ce, à partir d’une conception intersectionnelle des différents rapports de domination. Le concept de champ, plus précisément, offre la possibilité de comprendre comment une personne, dépendamment du contexte où elle se trouve, des personnes qui se trouvent devant elle et des enjeux, peut dans un champ x avoir du « pouvoir avec » certaines personnes et/ou dans un champ y avoir du « pouvoir sur » sur les mêmes personnes.