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1.3 Revue de la littérature : Le « Nous » et l’entre « Nous » femmes

1.3.2 Les critiques du Nous femmes

En général, les critiques du Nous femmes soulignent ses limites en ce qui a trait à l’examen des autres systèmes d’oppression que le patriarcat dans la vie des femmes. Sans rejeter complètement cette conception politique, ses critiques tendent davantage à « [...] éviter, à travers son utilisation, la reproduction de certaines formes de domination » (Baril, 2009 : 66). Le débat ne date pas d’hier. Parmi ces critiques du

Nous femmes, plusieurs auteures partent du point de vue situé de femmes

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de souligner ses lacunes. Pour ce faire, il s’agit d’opérer un décentrement du sujet à l’aide d’outils théoriques tels que l’intersectionnalité. Notamment, Line Chamberland (2009) souligne l’importance de penser « la multiplicité des régimes de domination » et leurs articulations. Faut-il rejeter le Nous femmes ? En tant que lieu de ralliement politique, il est à conserver. Or, il faut sortir d’un Nous femmes qui se réfère à une biologie commune ou à des traits soi-disant communs (Chamberland, 2009 : 103). Andrea Martinez, « propose de décentrer ce "nous" piégé par des représentations binaires et statiques » (Martinez, 2009 : 12) et de l’articuler davantage en mettant la différence en son centre, c’est-à-dire en prenant soin de concevoir les intersections des divers systèmes d’oppression (Martinez, 2009 : 19).

Selon Farida Osmani, il s’agit de démontrer l’invisibilité de la problématique concernant l’immigration dans le milieu féministe et la reproduction d’un rapport entre majoritaires et minoritaires qu’elle illustre par l’exemple des plans d’action « généraux » concernant les femmes et d’un plan d’action « spécifique » concernant les « spécificités » des autres, c’est-à-dire racisées, immigrantes, etc. (Osmani, 2002 : 147).

Dominique Masson fait le même constat. Le sujet femme dont présume la vaste majorité des travaux féministes est implicitement un sujet able-bodied, c’est-à-dire jouissant d’un corps dont les formes et les fonctionnalités sont conformes aux critères sociaux de « normalité » (Masson, 2013 : 111).

En déconstruisant l’idée d’une femme universelle, Alexandre Baril reprend les grands questionnements issus de Gender Trouble (Butler, 1990) et réfléchit avec Judith Butler sur comment

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mener une lutte politique au nom des femmes si le terme est devenu objet de controverses, mais surtout lieu de reconduction de certaines formes de domination? Quel sens donner au féminisme, en termes de mouvement théorique et politique, si le Nous femmes, plate-forme politique d’un tel mouvement, n’est qu’une construction fantasmatique exclusive pour reprendre une expression butlérienne ? (Baril, 2009 : 65-66).

Il conclut sur une interrogation de Butler

à savoir comment à certaines périodes de l’histoire du mouvement féministe, ce

Nous femmes universel, dans sa définition de ce que sont les femmes et la

manière dont elles sont opprimées, a fonctionné, dans des termes foucaldiens, comme un savoir/pouvoir désignant certaines femmes comme sujets du féminisme tout en en excluant d’autres (Baril, 2009 : 87).

De façon concomitante à Butler, Micheline de Sève (1995) problématise l’acception du pouvoir dans la littérature féministe. Elle remarque que le pouvoir est abordé sous l’angle de la domination dans la littérature féministe en tant que pouvoir négatif ou « pouvoir-sur ». Ceci étant dit, ce texte ne pose pas la question spécifique des rapports de pouvoir entre femmes ou encore la question du sujet de la lutte féministe. De Sève pose tout de même la question : « Comment nous rassembler pour l’action sans pour autant nous prescrire à nouveau la conformité à un code identitaire commun, fut-il féministe? » (De Sève, 1995 : 69). Elle craint un sujet-femmes collectif qui fabrique un nouveau mythe, celui de « la » féministe après celui de « la » femme. Elle s’appuie sur Françoise Collin (1992) et Colette Saint-Hilaire (1994) qui toutes deux récusent la prétention de formuler un projet féministe universel en s’appuyant sur un sujet politique global. Donc, à partir d’une réflexion théorique sur la définition du pouvoir, De Sève souligne l’importance de penser un projet politique qui ne s’appuie pas sur un sujet homogénéisant : « Le dilemme, c’est d’échapper à la normativité d’un discours global unitaire, sans renoncer à l’ambition de rassembler nos forces

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entre femmes pour faire valoir nos points et peser sur les décisions les plus capitales » (De Sève, 1995 : 71).

Diane Lamoureux se pose la question à ce sujet :

Est-il utile, au nom de la rentabilité politique immédiate, de se laisser couler dans une politique d’intérêt ? Dans un autre registre, doit-on abandonner toute possibilité d’action collective sous prétexte qu’il existe des différences entre les femmes et, par conséquent, se complaire dans le culte de l’individualisme et gloser sur la disparition des mouvements sociaux ? (Lamoureux, 1998 : 88).

Elle en conclut qu’il est possible de formuler un projet féministe critique qui repose à la fois sur une politique postidentitaire, sur le refus de l’institutionnalisation et sur l’insolence (Lamoureux, 1998 : 105). Proposition qui rejoint en partie l’idée des politiques de coalition et fait le pont entre la nécessité politique du Nous pour la lutte collective et les propositions postmodernes et queer sur la déconstruction des identités pour contrer la binarité du genre. La contribution théorique de Stéphanie Mayer nous propose également de sortir des termes traditionnels du débat. Elle insiste à l’instar de Lamoureux sur la politique postidentitaire. Elle défend, dans son mémoire de maitrise, la thèse que

les critiques à l’endroit de la catégorie « femmes » formulées par les féministes postmodernes et poststructuralistes incitent à emprunter le passage du « Nous femmes » vers le « Nous féministes ». Ce nouveau « Nous », lieu de ralliement « postidentitaire », représente les contours mouvants et inclusifs d’une non- mixité organisationnelle entre féministes, celle-ci orientée vers un projet politique de société féministe et démocratique (Mayer, 2012 : 1).

D’autres auteures s’inspirent de la pensée de Iris Marion Young (1994). De Sève cite le texte d’Iris Marion Young sur la sérialité du groupe des femmes : « Une invitation à la pluralité : l’universel n’est pas ici posé en termes de contenu fixe, mais projeté

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dans une égalité de condition, de situation, qui permet de se comprendre entre personnes humaines sans pour autant nous ramener à une unité de position » (De Sève, 1995 : 72). Cette dernière position n’est pas totalement étrangère à celle de Descarries et Juteau. Lamoureux souligne « [qu’a]u lieu de considérer l’affirmation politique de la différence uniquement sous l’angle des « politiques identitaires » et de les percevoir comme un indice de la fragmentation politique et de la disparition du sens de l’intérêt public, Young nous propose de voir la richesse qui est contenue dans cette différenciation » (Lamoureux, 2007 : 50).

En effet, Young rappelle que les relations qui s’instaurent entre les différents groupes sociaux ne sont pas égalitaires, mais sont le plus souvent des relations de domination et d’oppression; qu’on ne peut gommer les différences sociales derrière un projet émancipateur universel et que pour combattre les injustices liées à la différenciation sociale, il faut d’abord reconnaître positivement cette différence sociale et les traiter différemment et qu’il ne faut pas confondre la reconnaissance positive de la différence avec l’enfermement dans cette « différence » telle qu’elle a été constituée par les rapports de domination et d’oppression (Lamoureux, 2007 : 49).

Devant les menaces de la fragmentation du mouvement, Chantale Maillé est d’avis à l’instar de plusieurs auteur-e-s, telles que Descarries, que de s’organiser en coalition demeure la solution la plus indiquée. Tout comme Young, elle suggère de penser l’action politique afin qu’elle puisse permettre l’expression des différences. Les politiques de coalition permettent en ce sens de ne pas s’unir sur la base d’une identité commune, mais sur la base d’un objectif politique commun et elle donne l’exemple de coalitions féministes qui réfléchiraient à l’avenir politique du Québec incorporant les diverses visions de ce que recherchent les femmes comme société (Maillé, 1999 : 156). Maillé propose également de penser le politique à partir de la position du sujet. Elle rappelle le propos de Butler pour qui il est possible de

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déconstruire le sujet femmes tout en participant à l’élaboration d’une conscience politique commune (Maillé, 1999 : 159).

Ces textes rendent visible le débat autour de la notion du sujet du féminisme. Cependant, que se passe-t-il lorsque les féministes accusées d’exercer des rapports de pouvoir réagissent négativement aux critiques et aux changements qui en découlent ?