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3.2 Dispute de cadres de l’action collective : la résistance au nouveau cadre

3.2.2 Dispute de cadres

3.2.2.2 Le cadre intersectionnel

3.2.2.2.4 Stratégie d’alignement par les forces politiques

La stratégie d’alignement des forces politiques en place au sein des États généraux (le CO, appuyé par l’équipe de la FFQ) repose sur trois principes : les valeurs de la MMF (qu’on peut considérer comme un autre champ, mondialisé celui-ci, à proximité de la FFQ et qui exerce en ce sens une influence indirecte sur le champ des ÉG), la cohérence et l’urgence. Les valeurs sont les mêmes que celles portées par les tenantes de la perspective universaliste, mais le sens et ce qu’implique pour chacune ces valeurs diffèrent. Quant à la cohérence, je me réfère à la recherche d’adéquation entre

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les valeurs défendues et les actions concrètes posées par les actrices (Baril, 2013). Dans le chapitre IV, j’examine la manière dont le CO cherche à trouver cette cohérence en réagissant face aux rapports de pouvoir et comportements irrespectueux de militantes envers d’autres. Enfin, l’urgence concerne simplement le besoin de mettre en place, ici et maintenant, les solutions identifiées dans le pronostic. Les moyens pour y parvenir sont multiples, mais reposent a priori sur le discours et la résonnance de ce dernier. Dans un premier temps, cela se concrétise à travers des ateliers de sensibilisation et de formation sur l’intersectionnalité (Lancement mai 2011, Colloque mai 2012, AGA FFQ mai 2013, Forum final novembre 2014), des textes soutenus par une analyse intersectionnelle publiés au sein du mouvement et dans l’espace public (Bulletins mensuels des ÉG, Synthèse de la consultation, préparation des contenus d’ateliers, Cahier spécial publié dans Le Devoir).

Après de multiples débats, les membres du CO concluent qu’il était plus judicieux d’utiliser le terme « intersection des oppressions » plutôt qu’« intersectionnalité ». Ainsi, elles passent d’un atelier intitulé « Discriminations et intersectionnalité » en mai 2011 à l’intitulé « Intersections des oppressions et alliances » en mai 2012. Délice Mugabo soutient :

But I wouldn’t conclude that we were successful in making the movement take an intersectional turn, because we didn’t address the power. We had to be creative; we reframed it as intersection of oppressions because intersectionality is still seen as foreign to Québec, or as not applicable here but more relevant in the rest of Canada or the US. A lot of work was put into demonstrating that Québec cannot claim innocence when it comes to the continued history of colonialism and racism. (Mugabo dans Jahangeer, 2014 : 32-33)

Les forces politiques en place (une frange des membres du CO et alliées de l’équipe de la FFQ) misent alors dans ce discours sur les valeurs portées par les militantes pour les toucher et créer un pont (bridging). Dans un deuxième temps, et ce, de

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manière moins évidente une fois le pont établi, il s’agit de transformer leur perspective sur la nature de la lutte féministe.

Il faut nuancer toutefois. Comme mentionné antérieurement, ce discours de mobilisation vise deux publics différents : les militantes déjà engagées au sein du mouvement des femmes et les militantes féministes qui ne sont pas mobilisées au sein du mouvement des femmes parce qu’elles ne s’y reconnaissent pas (pour des raisons identitaires, sécuritaires et/ou idéologiques), mais qui le sont ailleurs, dans des groupes affinitaires ou autres. Les stratégies d’alignement sont donc différentes pour ces deux groupes.

Pour le premier groupe, on cherche à créer un pont et ensuite à transformer leur cadre d’action collective, les amener à adopter le cadre intersectionnel. Pour le deuxième groupe, il s’agit de faire en sorte que le cadre d’action collective intersectionnelle paraisse à l’intérieur des ÉG et de l’extérieur comme étant fort et bien ancré : les militantes qu’on cherche à attirer au sein des États généraux sont réticentes pour plusieurs raisons, notamment parce qu’elles voient leurs expériences, leurs savoirs, leurs revendications secondarisés, marginalisés. Ainsi, le degré de résonnance chez le premier groupe de militantes déjà engagées est une variable ayant de l’influence si le second groupe suit : pas de transformation ni de remise en question, pas d’élargissement de la mobilisation. Ce point est fondamental. Or, cette stratégie de mobilisation échoue. Devant la faible résonnance et le manque de cohérence persistant, certaines déjà engagées dans le mouvement, les forces politiques en place, le quitteront après la clôture des ÉG.

Tout dépend également de la personne portant le discours. Dans le contexte des ÉG, l’impact de la parole de la présidente de la FFQ n’était absolument pas le même que celui de n’importe quelle autre actrice. Quand Conradi parle, peu importe où, sa

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grande crédibilité et la pertinence de ses interventions, le tout conjugué à un discours émotif ancré dans son expérience personnelle, touche et saisit l’audience féministe. Le même phénomène se constate au cœur du CO : bien que quelques militantes n’aient pas été d’accord avec ses interventions ou ses analyses de la situation, elles se laissaient toutefois convaincre par la force de sa rhétorique et son statut.

La deuxième stratégie vise à mettre en place de nouvelles façons de faire : changer les modes de représentation, le format des ateliers de réflexions collectives, les règles qui balisent le champ et la mise en place de mécanismes antioppression. Dans le chapitre IV, les changements dans les modes d’organisation et leur impact seront analysés plus attentivement.

Ultimement, la 3e stratégie sera, de concert avec les deux stratégies précédentes, de favoriser une prise de conscience collective et partagée sur la question des rapports de pouvoir et la réflexivité, puis de favoriser une transformation profonde et sincère (chez les militantes déjà mobilisées au sein du mouvement des femmes) de la définition collective du sujet de la lutte au cœur du mouvement des femmes afin de créer un décentrement et conséquemment, une solidarité « autrement », c’est-à-dire, qui sort du maternalisme de type « Sauvons nos sœurs opprimées » (Razack, 1998 : 5-6). Chacun des points tout juste évoqués sera développé au chapitre suivant.

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