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Les rapports de pouvoir et conflits au sein des mouvements féministes

1.3 Revue de la littérature : Le « Nous » et l’entre « Nous » femmes

1.3.3 Les rapports de pouvoir et conflits au sein des mouvements féministes

Au sein de la littérature sur les mouvements sociaux, plusieurs auteurs et auteures s’attardent à la question des rapports de pouvoir entre militantes et militants (Dunezat, 1998; Galerand, 2006; Quirion, 2008; Blais 2008; Gaudreau 2013; Ancelovici et Roy-Allard, 2014; Dunezat et Galerand, 2013).

Toutefois, je me suis tournée spécifiquement vers une littérature concernant le mouvement féministe. J’ai identifié des textes qui rendent visibles les rapports de pouvoir entre femmes dans les mouvements féministes, nommément le racisme et l’homophobie, et qui décrivent les réactions de celles qui sont visées par la critique. Comment analyse-t-on la résistance au changement ? Comment se fait cette résistance ailleurs ?

Rappelons en introduction la description des évènements autour de « l’Affaire Payette » et du forum Pour un Québec féminin pluriel en 1992. À ces deux occasions, les critiques des femmes racisées et immigrantes se sont fait entendre, mais les réactions des personnes visées ont été jugé décevantes par les énonciatrices, d’où la démission du Collectif des femmes immigrantes, membre de la coordination du

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congrès Femmes en tête. Même son de cloche lors du forum Pour un Québec féminin pluriel où plus de deux cents femmes racisées et immigrantes ont participé au forum. Délice Mugabo rappelle que les critiques face à la faible présence des enjeux liés au racisme et au colonialisme ont très peu été prises en compte (Mugabo, 2014 : 30). Aux États-Unis, j’ai identifié deux moments semblables à ceux-ci.

Chela Sandoval, à titre de secrétaire de la National Third World Women’s Alliance, revient sur les contradictions de la 3e conférence annuelle de la National Women’s

Studies Association (NWSA) en juin 1981. Le thème de cette conférence était

« Women Respond to Racism ». Qui sont les femmes représentées dans ce titre? se demande d’emblée l’auteure. Contrairement aux attentes des femmes de couleur ayant afflués à la conférence, les structures mises en place n’ont pas permis de réellement avancer collectivement sur la question du racisme dans les études sur les femmes. Notamment, la division des ateliers de prise de conscience entre « "Third World" women only » réunissant les 300 participantes de couleur tandis qu’une pluralité de thèmes d’ateliers était offerte au reste des participantes blanches (Sandoval, 1990 : 60). En conclusion de la conférence, les militantes réunies ont rédigé une résolution :

This has been a racist conference in its structure, organization, and individual interaction despite its theme. Be it resolve that… next year’s conference be organized around the same theme, with the leadership of Third World women, in cooperation with NWSA organizers, and that the location of the next conference be changed from another rural area, Humboldt, California, to a place accessible the Third World women, such as Los Angeles (Sandoval, 1990 : 69).

Cette résolution fut reçue avec une grande irritation par la majorité des représentantes blanches à l’Assemblée qui clôturait la conférence (Sandoval, 1990 : 69). Considérant le temps et l’énergie accordés à la question du racisme, ces déléguées blanches, prêtes à passer à des questions plus urgentes, ont qualifié les déléguées du « Tiers-monde »

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d’« idiosyncratiques », « égoïstes », et « divisant inutilement le mouvement » (Sandoval, 1990 : 69). En somme, la résolution ne fut pas adoptée pour l’année suivante. Comment comprendre cette réaction de la part des déléguées blanches ?

Un autre cas similaire, voire plus intense, concerne un discours de Betty Friedan à New York, en 1969, lors d’une rencontre de la National Organization of Women (NOW). Plusieurs féministes américaines, dont Rita Mae Brown, Susan Brownmiller et Karla Jay reviennent sur cet épisode où Friedan met en garde les féministes présentes de la « menace lavande » en référence aux lesbiennes dans leurs rangs qui menaçaient la réputation de l’organisation (Jay, 2000 : 137; Brownmiller, 1999 : 82; Brown, 1995 : 41). Rita Mae Brown, s’étant ouvertement déclarée lesbienne lors d’une des premières rencontres de la NOW, s’est rapidement fait montrer la porte (Brown, 1995 : 41). Dans un article de la revue Ms., elle revient sur ses impressions de la NOW :

I wrote that NOW presented itself as being a champion for women yet practiced inequality within its rank. Lesbians were not welcome. The few women of color within the ranks were put by the front door so everyone could glory in just how nonracist the NOW ladies were. As for working-class women, I never saw any (Brown, 1995 : 41).

Que ces femmes de classe moyenne élevée parlent pour elles-mêmes ne constituait pas le problème selon Brown. Le problème résidait dans leur tendance à se présenter comme les sauveuses de toutes les femmes (Brown, 1995 : 41). Les principaux arguments évoqués, afin de rejeter la question de l’orientation sexuelle passaient de la non-importance du sujet et son caractère trop dangereux à celui de la fragmentation du mouvement des femmes (Jay, 2000 : 138).

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Brown raconte, lors du Congrès Unite Women, un évènement similaire aux ÉG, commandité par la NOW et dont l’objectif était d’élaborer un agenda partant de la base : « When the second Women’s Congress to Unite Women was being planned, we got word that all were welcome, except out lesbians » (Brown, 1995 : 45). C’est à ce moment précis que le groupe Lavender menace prit forme afin de poser une action directe lors de ce congrès et réagir devant la lesbophobie (Jay, 2000; Brownmiller, 1999 :98; Brown, 1995 :45-46).

Au terme de cette revue de littérature, la section sur les débats féministes me permet de situer ma recherche au sein de la littérature sur cette question de la prise en compte des différences entre femmes au sein du MFQ. Le débat sur le Nous femmes divise le MFQ depuis longtemps et les ÉG s’inscrivent dans la continuité de ce débat. Derrière la confrontation de cadres de l’action collective qui sera analysée au chapitre III se trouve ce débat du Nous femmes.

La section sur la notion de backlash m’a quant à elle permis de faire le portrait de ce qui a déjà été écrit sur les réactions négatives face à des remises en question de l’identité femmes majoritaire. Ce portrait me permettra de situer les réactions négatives analysées dans le cadre des ÉG dans le chapitre IV. Par contre, comme on peut le constater, la littérature féministe est très pauvre à cet égard, si on compare au débat sur le Nous femmes. Par une étude de cas et le recours à la théorisation ancrée, mon mémoire se propose donc de contribuer à combler ce déficit de connaissance dans la littérature féministe.

Dans le chapitre qui suit sera présenté le cadre théorique constitué pour analyser la structure de pouvoir qui s’est mise en place pendant les ÉG et les résistances au changement d’identité collective du mouvement.

CHAPITRE II

CADRE THÉORIQUE

Dans ce chapitre, je présente un cadre théorique construit pour mon terrain de recherche. Pour ce faire, je me suis inspirée de la théorie ancrée. Comme il a été vu dans le chapitre précédent, la méthodologie inductive nous invite à faire émerger les catégories d’analyse des données de terrain brutes. J’ai entrepris un terrain de recherche avec une grille d’analyse très minimale contenant quelques indicateurs sur les rapports de pouvoir (les savoirs, savoir-faire et savoir-être, voir chapitre I). Au cours de l’observation, j’ai identifié des éléments conceptuels et des théories de l’action collective qui me permettront, dans les chapitres III et IV, d’analyser la succession des évènements qui se sont produits entre 2011 et 2014. Ce cadre théorique, que j’ai nommé le backlash intramouvement, vise à repousser les frontières de la théorie du backlash de Susan Faludi (1993), reprise par Jane Mansbridge et Shauna L. James (2012) afin de comprendre les dynamiques de résistance aux changements à l’intérieur même des mouvements sociaux.

Toutefois, la théorisation ancrée n’est pas uniquement le produit d’un travail ethnographique. La subjectivité de l’ethnographe n’est jamais complètement vierge de perspectives théoriques rencontrées antérieurement. Dans la première section, je

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présente les prémisses théoriques et philosophiques liées aux concepts centraux de ce mémoire, soit le pouvoir, la domination et la résistance. Avant de passer à la deuxième section dédiée au cadre théorique, j’exposerai brièvement la théorie philosophique qui sous-tend ce mémoire, soit celle de Jacques Rancière sur la subjectivation politique.