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3.2 Dispute de cadres de l’action collective : la résistance au nouveau cadre

3.2.2 Dispute de cadres

3.2.2.2 Le cadre intersectionnel

3.2.2.2.1 Diagnostic

Dans le cadre des ÉG, la situation d’injustice ou le tort à faire apparaître est l’invisibilisation des rapports de pouvoir entre les femmes dans le mouvement lui-

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même et conséquemment le refus de considérer comme fondamentale la lutte contre toutes les formes d’oppression que subissent les femmes, toutes catégories confondues, y compris par d’autres femmes, et dans le mouvement56. Le cadre universaliste, en lui-même, ne permet pas de sortir de cette vision de la lutte où le sujet principal est la femme majoritaire. Ainsi, la solution se traduit par un changement de cadre qui ne passe pas sous silence cette problématique du sujet, mais la place en son cœur, ce que permet l’intersectionnalité. Il était nécessaire que ce cadre entre en résonnance avec les militantes qui composent traditionnellement le mouvement des femmes, soit le groupe majoritaire. Plutôt que de faire appel aux vécus de ces femmes pour qui l’intersectionnalité n’évoque que peu de choses, il s’agissait de réussir à toucher leur sens de la justice sociale et leur sentiment de solidarité envers toutes les femmes.

Par exemple, à plusieurs reprises, des militantes autochtones et non autochtones ont réussi à toucher des femmes de la majorité en s’adressant à leur sens de la solidarité, en leur parlant des enjeux graves auxquels les femmes autochtones font face (disparitions et assassinats, violences conjugales, pauvreté, etc.) à partir de leur point de vue situé (Notes de terrain, AGA FFQ, mai 2013; Table Égalité, mai 2013). Par ailleurs, ce changement de cadre visait également et surtout à susciter la mobilisation et l’engagement de celles qui sont absentes de la FFQ, et qui ne font pas partie du groupe majoritaire.

Pour plusieurs féministes, tant au cœur des ÉG que plus largement au sein du mouvement féministe, la problématique des rapports de pouvoir traversant le mouvement des femmes n’est pas nouvelle. Cette problématique a été énoncée à différents moments de l’histoire de la FFQ57. Il y a des rapports de pouvoir au sein du

56 Voir la section sur l’origine de l’intersectionnalité en introduction. 57 Voir l’historique sur l’intersectionnalité à la FFQ en introduction, page 12.

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mouvement des femmes qui se traduisent par une négation du vécu des personnes non majoritaires. L’attention accordée à la reproduction des rapports de pouvoir à l’intérieur du mouvement doit par conséquent devenir une priorité selon les militantes qui défendent la perspective intersectionnelle.

Selon l’analyse intersectionnelle défendue dans le cadre des États généraux par l’équipe de la FFQ et certaines membres du CO, le mouvement féministe doit combattre le patriarcat, certes, mais il doit également, et ceci est présenté comme un impératif, combattre d’autres systèmes d’oppression qui affectent également la vie des femmes. Le mouvement des femmes s’intéresse et combat déjà des systèmes de domination imbriqués au patriarcat, ne serait-ce que le capitalisme qui fonde une grande partie de son exploitation sur la division sexuelle et internationale du travail. Les questions liées à l’hétéronormativité et à l’homophobie aussi n’ont pas toujours été ignorées par le mouvement des femmes58. Malgré ces débats, certains angles morts persistent. Les militantes qui portent le cadre intersectionnel cherchent à pousser plus loin l’analyse de l’imbrication des systèmes de domination et de leurs impacts sur leur vie et la vie des femmes en général.

D’autre part, ce cadre cherche à déhiérarchiser les dominations (le patriarcat est le système d’oppression principal, les autres le renforcent), à sortir de l’analogie (racisme et sexisme, par exemple), à voir comment les oppressions conjuguées affectent différemment les unes et les autres et à réfléchir aux manières dont on reproduit la domination au sein de nos propres espaces (les rapports de pouvoir entre femmes). Ces systèmes tels que le capitalisme, le racisme, l’hétérosexisme, le colonialisme, le capacitisme fonctionnent ensemble. Ils sont coextensifs et consubstantiels (Kergoat, 2012). Ainsi, au minimum, l’analyse doit en tenir compte

58 À titre d’exemples, voir les revendications de la Marche mondiale des femmes, celles de la Marche

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afin de ne pas marginaliser davantage les expériences de celles qui sont confrontées à l’imbrication de plusieurs systèmes de domination. Tout au long des ÉG, les forces politiques tâcheront de mettre de l’avant l’imbrication des différents systèmes d’oppression, tant dans le choix des thématiques des ateliers ou des Tables de travail que dans les discours publics (dans le cadre des activités des ÉG) et écrits.

Si certaines doivent subir l’exploitation ou la violence qui découlent du capitalisme, par exemple, d’autres femmes peuvent en tirer des privilèges et des avantages symboliques et matériels, y compris dans le mouvement des femmes. Sur la question des privilèges, dans le cadre d’un colloque sur l’intersectionnalité organisé dans le cadre de l’assemblée générale annuelle (AGA) de la FFQ pour ses membres, des militantes déclarent :

Grâce à l’intersectionnalité, ça nous permet d’analyser des choses qui nous passeraient sous le nez. Ça me permet de prendre conscience des privilèges que j’ai dans le capitalisme. Est-ce que je me culpabilise? Non, ça me permet d’utiliser mes privilèges comme alliée et aller plus loin dans la lutte. […] C’est un travail de solidarité et d’alliance l’intersectionnalité (membre de la FFQ, AGA, mai 2013).

Moi, j’aime beaucoup l’intersectionnalité et ça nous permet de comprendre les réalités complexes des femmes. Ça me permet aussi de comprendre mon propre positionnement. Je vis des privilèges, j’ai du pouvoir que les autres femmes n’ont pas. L’intersectionnalité m’aide beaucoup à comprendre cela. Prenons l’exemple dans le métro ou l’autobus : je prends deux places, pour moi et mon sac, et là quelqu’un arrive et ça me frustre de céder la place de mon sac, mais je n’ai rien perdu, la personne a juste pris la place qui lui revenait. C’est un faux débat de penser, quelle lutte est plus importante que l’autre (membre de la FFQ, AGA, mai 2013).

Ainsi, pour les tenantes de ce cadre, il importe de rappeler et de mettre en lumière que les réalités vécues par les femmes sont complexes. Dans un cahier spécial du Devoir

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commandé par le CO pour faire la promotion des ÉG, parait un article écrit par la journaliste Hélène Roulot-Ganzmann au sujet de la reproduction des inégalités au sein du mouvement féministe où elle souligne :

La femme n’est plus un sujet universel, mais la diversité des réalités vécues par les femmes est désormais prise en compte. Il ne s’agit pas non plus d’une approche où on examine seulement les inégalités entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les femmes elles-mêmes. Où on admet également que le mouvement féministe peut lui aussi reproduire des inégalités entre les femmes et les générer. […] « L’intersectionnalité est aussi un outil pour

remettre en question certains privilèges et les confronter, ajoute Sirma Bilge. Regardons toutes ces femmes qui se proposent de défendre la Charte des valeurs au nom du féminisme. Si on veut bien mettre des lunettes intersectionnelles, il faut se demander au nom de qui ces personnes prennent la parole? Au nom de quelles femmes? Les femmes blanches, Québécoises de souche, appartenant à la classe moyenne? » (Cahier spécial, « États généraux

du féminisme », Le Devoir, octobre 2013 :G2)59.

Prendre en compte à la fois la complexité des rapports de domination qui traversent la société et le mouvement des femmes est au centre du discours intersectionnel, et c’est présenté comme une question de cohérence entre les fins poursuivies par le mouvement des femmes et ses valeurs. En effet, comment peut-on espérer transformer la société et la rendre plus égalitaire, si nous ne cherchons pas d’abord à identifier, nommer et combattre les rapports de domination entre nous ?

Comme il a été mentionné plus tôt, dans le texte fondateur de la démarche60 rédigé par le CO dans les premiers mois des ÉG, le souci à ce sujet est explicite et prioritaire :

59 Les 26 et 27 octobre 2013, le CO a décidé de commander un cahier complet au Devoir sur les divers

sujets abordés lors des ÉG. Le cahier présente des articles sur les thèmes de l’économie, de l’histoire, de l’intersection des oppressions, des femmes autochtones, de la démocratie, des stéréotypes, de la santé, etc.

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Les valeurs qui animent les États généraux sont celles de la Charte mondiale des femmes pour l’humanité : la liberté, la paix, l’égalité, la justice et la solidarité. Nous nous donnerons aussi des moyens pour nous assurer que le processus des États généraux soit placé sous le signe de l’inclusion61, de l’accessibilité, de la démocratie, de la diversité, et qu’il soit l’occasion de

débats respectueux, d’assurer la participation pleine et entière de toutes les féministes. Au cœur de ces préoccupations, nous plaçons les enjeux des

multiples oppressions causées par les rapports de pouvoir présents dans nos

sociétés et à l’intérieur du mouvement féministe (Texte fondateur, CO, 2011, je

souligne).

Trois éléments sont en prendre en compte dans le diagnostic du cadre intersectionnel : l’injustice, l’agentivité ou le rôle que vont prendre les militantes et l’identité (Gamson, 2013 : 608). En fait, les militantes portant la perspective intersectionnelle ont pris conscience de l’opportunité leur étant présentée d’avoir le pouvoir de transformer le mouvement des femmes de l’intérieur. Pour Délice Mugabo, en tant que membre de la FFQ, mais aussi en tant que membre du CO, c’était une occasion de ce genre :

When we [les femmes de couleur au sein du CO] attempted to convince members [du CO] to adopt intersectional approaches, offering models of whites feminists who experiment with different ways of integrating intersectional approaches was helpful. I’m referring here to members of the groups RebElles and the Montreal Radical Dyke March, both of which put into action their visions of what feminism could be through inviting challenging conversations about homonationalism, transphobia, heteronormativity, colonialism, ableism, and racism. It was indeed very positive to be able to show that parallel work was being done, which was further proof that the mainstream Québec feminist movement risked irrelevancy (Mugabo dans Jahangeer, 2014 : 32).

61 Voir le texte de Marie-Soleil Chrétien qui fait une critique des ÉG et de la FFQ au sujet de

l’inclusion des femmes marginalisées dans la démarche [en ligne]

http://redtac.org/possibles/2014/12/03/a-qui-profite-linclusion-les-femmes-minoritaires-et-le- mouvement-des-femmes-du-quebec/, page consultée le 5 septembre 2016.

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C’est à travers la composante de l’identité que se produit une tentative de redéfinition du Nous, dans ce cas-ci du Nous femmes, mais aussi surtout une tentative de définition d’un « nous » en opposition à un « elles » qui sont les cibles de l’action stratégique interne au mouvement des femmes. Ce « nous » rassemble celles pour qui il est fondamental de mettre en lumière et de contester les rapports de pouvoir et le « elles » sont celles qui réagissent en opposition et présentent un argumentaire soulignant une perspective différente, favorisant l’« unité » du mouvement. Comme l’explique Johanne St-Amour, une militante des ÉG et collaboratrice du blogue « Sisyphe.org : Un regard féministe sur le monde », en réaction au Cahier spécial du

Devoir sur les ÉG :

La FFQ via les États généraux du féminisme tente de biffer ces réalités communes qui font obstacle à l’égalité des femmes partout dans le monde. En réalité, sa démarche sectorielle divise les femmes et ne favorise pas une analyse globale de leurs conditions de vie (St-Amour, novembre 2013).

Selon Benford et Snow (2000 : 616), l’identification de la responsabilité de l’injustice est souvent la cause des conflits au sein des mouvements sociaux. Ainsi, pour les tenantes de l’intersectionnalité, la responsabilité appartient à toutes les personnes tirant bénéfice des systèmes de domination, elles sont partout dans la société et au sein du mouvement également. Pour leurs détractrices, chercher des coupables dans les rangs féministes sert les intérêts de la classe dominante, les hommes (principaux responsables) et ne fait que diviser. Cette divergence de point de vue sera au cœur de ce que Benford (1997) appelle un conflit intramouvement amer (rancourous

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