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Chapitre Premier

B. Statut actantiel

Gérard Genette disait déjà, au sujet du livre, que « la responsabilité du titre est toujours partagée entre l’auteur et l’éditeur70 ». À la télévision, du fait que le nombre d’intervenants dans la genèse d’une fiction est plus important, la responsabilité du titre est encore plus partagée. Nous pouvons même aller plus loin avec le Groupe µ qui écrivait dans ses « Rhétoriques particulières » : « Les titres de film n’ont qu’un auteur : le marché du cinéma. C’est lui qui les introduit, les rejette ou les accepte71. » Il semble donc bien que le titre de niveau mésotitulaire relève de ce que Georges Molinié appelle le niveau !72 : nous sommes ici face à une figure de scripteur aux limites confuses, puisque le titre de la série télévisée est un compromis entre les souhaits de différentes instances. L’importance de la chaîne dans le choix du titre et les options narratives ou artistiques est telle que Pierre Beylot, dans son ouvrage Le

Récit audiovisuel, donne comme auteur d’un film de cinéma le réalisateur et comme

« auteur » d’une série télévisée la chaîne qui diffuse le programme en exclusivité. Il explicite cette différence de présentation en forgeant le concept d’« énonciation institutionnelle » :

[…] nul n’ignore que les œuvres audiovisuelles, tout au moins celles qui sont distribuées en salle ou diffusées sur le petit écran, ne sont pas produites par un petit groupe de créateurs autonomes, mais dépendent d’un ensemble de structures techniques, économiques, juridiques qui forment le cadre institutionnel de ce secteur. On peut donc parler d’énonciation

institutionnelle pour désigner la responsabilité que le spectateur assigne aux différents acteurs

qui interviennent dans le monde de la production audiovisuelle. […] La production des fictions télévisuelles, unitaires ou sérielles, […] est elle-même soigneusement encadrée par les responsables d’unité de programmes en charge de la fiction et cela dès le stade de l’écriture.

70 Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 71.

71 Groupe µ, « Rhétoriques particulières », art. cit., p. 139.

72 Voir notre développement sur la stylistique actantielle en introduction. Le niveau ! comporte un actant émetteur !, le scripteur, et un actant récepteur !, que Georges Molinié définit comme « une puissance idéologique et économique de réception, c’est-à-dire que c’est le marché des lecteurs potentiels» (Georges Molinié et Alain Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et

La multiplicité des contraintes auxquelles sont soumis scénaristes et réalisateurs suscite de la part de ces professionnels une grande insatisfaction face à la frilosité des chaînes soucieuses d’effacer toutes les aspérités qui pourraient leur faire perdre une partie de leur public73.

Cette très grande implication des chaînes dans l’écriture de la fiction télévisée en fait légitimement un émetteur du discours, au même titre que la personne qui est créditée comme « créateur74 » au générique ou le producteur exécutif qui a le dernier mot sur le montage aux États-Unis75 :

La production de programmes au sein de la télévision américaine fait intervenir une multiplicité d’acteurs : du côté de l’institution, la décision appartient à la fois aux diffuseurs, aux annonceurs (dont certains, comme Procter and Gamble, possédaient avant 1960 leurs propres unités de production) et les producteurs. […] Du côté des professionnels, celui qui est la plupart du temps considéré comme le véritable créateur de la série est le producteur exécutif (producer) qui gère à la fois la production matérielle de la série et en supervise l’écriture et la réalisation. […] Tous les grands créateurs de séries de la télévision américaine, tels David E. Kelley […], David Chase […] ou Alan Ball […] sont des producteurs exécutifs, auteurs de l’idée originale de la série, qui contrôlent le travail d’une équipe de scénaristes à partir de la “bible” qu’ils ont élaborée, se réservent parfois l’écriture de certains épisodes et confient la réalisation à divers réalisateurs76.

Dès à présent, nous voyons que la création d’une série est la rencontre de deux sphères, celle des institutionnels et celle des professionnels. Danielle Aubry résume la situation ainsi :

L’espace créateur du scénariste et l’intégrité première des textes sont conditionnés par une négociation constante entre les créateurs et les divers intervenants responsables de la

73 Pierre Beylot, Le Récit audiovisuel, op. cit., p. 83.

74 Le créateur de la série est extrêmement important dans le monde de la télévision. Souvent scénariste, il endosse aussi souvent la fonction de producteur exécutif, voire de showrunner, et a un poids très fort dans la production d’un point de vue économique, mais aussi du point de vue du médium : « Á l’inverse de la thèse des Cahiers du Cinéma, le style de l’œuvre télévisuelle dépend largement du créateur qui se trouve en amont du médium, et non de celui qui le manipule. » (Danielle Aubry, Du roman-feuilleton à la série télévisuelle. Pour une rhétorique du genre et de la sérialité, op.

cit., p . 162).

75 C’est ce qu’on appelle le final cut.

production matérielle de l’œuvre audiovisuelle (diffuseurs, producteurs lecteurs, censeurs, réalisateurs, etc.), ainsi que par les contraintes techniques et esthétiques du médium77,

soulignant ainsi l’importance du support, dans la tradition macluhaniste très présente au Canada. Cependant, nous pouvons y ajouter un troisième intervenant, le public ou ce que Jean-Pierre Esquenazi appelle le « champ social » : pour lui, « “l’auteur” d’une série télévisée [est] l’interaction entre un champ social et des agents expérimentés et imaginatifs78 ». Par champ social, il entend sans nul doute la partie institutionnelle qui participe au processus créatif, mais nous pouvons tout à fait étendre la notion, jusqu’à lui faire englober à la fois une demande de type social — au sens où la fiction peut être considérée comme répondant à une préoccupation partagée de la société à un moment donné — et un souci du public plus spécifique de ce type de programme. En effet, nous pouvons concevoir un renversement du même type que celui opéré par les penseurs esthétiques, qui, pour certains d’entre eux, ont défini l’art comme un effet de réception, comme une façon de percevoir de la part du public et comme un objet défini par le marché de l’art. Nous retrouvons ainsi les conceptions du Groupe µ sur le titre du film de cinéma. Dans une telle théorie, l’émetteur des séries télévisées pourrait en partie se composer du public lui-même qui, par les moyens de rétroaction79 dont il dispose aujourd’hui — fanzines, fans-clubs, Internet — peut influer sur la conception et l’écriture des séries télévisées. Ainsi, nous pouvons réunir, en une même puissance actantielle, actant émetteur ! et actant récepteur !.

La question « à qui ? » fait de nouveau intervenir la question du déplacement. Le titre de niveau mésotitulaire est celui qui circule le plus : nous le retrouvons dans les journaux, spécialisés ou non, dans les discussions en famille ou entre amis et bien sûr à la télévision. Il s’adresse donc au téléspectateur réel comme au téléspectateur potentiel, au public comme à l’actant récepteur !. Nous pouvons donc

77 Danielle Aubry, Du roman-feuilleton à la série télévisuelle. Pour une rhétorique du genre et de la

sérialité, op. cit., p . 134.

78 Jean-Pierre Esquenazi, « L’invention de Hill Street Blues », in Pierre Beylot et Geneviève Sellier,

Les Séries policières.- Paris : INA-L’Harmattan, coll. « Médias en actes », 2004, p. 25.

79 Rétroaction est le terme préconisé pour remplacer l’anglicisme feed back, selon l’Office Québécois de la Langue Française (http://www.granddictionnaire.com, consulté le 8 novembre 2005)

avoir l’impression qu’il s’adresse à un auditoire universel. Cependant, c’est nier en partie le fonctionnement réel de ce qui se joue : en effet, un des buts du marketing des chaînes est de créer un « buzz80 ». Nous avons donc un déplacement des enjeux : le titre est adressé d’abord à un auditoire d’élite qui « crée la norme pour tout le monde » et « est l’avant-garde que tous suivront81 ». Cet auditoire d’élite est composé, dans le cas de la série télévisée, par les entités prescriptrices : journalistes reconnus dans ce domaine, sites Internet à l’identité forte, associations — qu’elles soient constituées légalement ou qu’elles soient des groupements plus libres… La réception non seulement du titre, mais aussi du programme, se fait ainsi en deux temps : est d’abord visé un auditoire d’élite pour atteindre, dans un second temps et de façon plus large, l’auditoire universel82.