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Notre propos, dans cette première partie, sera d’étudier les fonctions rhétoriques et les enjeux structurels des seuils à la télévision, avec pour fil conducteur la terminologie de Gérard Genette et ses acquis méthodologiques tels qu’il les a définis dans Seuils1. Cependant, dans le cadre qui est le nôtre, nous restreindrons notre approche à l’étude du seul péritexte2. Rappelons que nous ne nous intéressons ici qu’à l’argumentation extradiégétique. Or, l’épitexte relève d’une rhétorique métadiégétique. En outre, notre approche pour décrire le fonctionnement de ces seuils est en grande part linguistique. Or, comme l’affirme Philippe Lane dans

1 Gérard Genette, Seuils, op. cit..

2 Cependant, certains éléments de cet épitexte — les interviews des créateurs, certains bonus d’éditions DVD — pourront être utilisés comme source documentaire.

« Les frontières des textes et des discours : pour une approche linguistique et textuelle du paratexte »,

Poser la question du paratexte en termes linguistiques, c’est d’abord définir le paratexte en tant que relation transtextuelle et limiter son extension au domaine du péritexte, tant la notion de paratexte est trop large et hétérogène pour désigner l’objet d’étude d’une linguistique du texte et du discours3.

Les seuils sont les éléments par lesquels le récepteur accède à l’œuvre et ont été, dès le début de leur étude, interprétés dans une perspective pragmatique. Au sujet du paratexte littéraire, Gérard Genette écrit ainsi :

Cette frange, en effet, toujours porteuse d’un commentaire auctorial, ou plus ou moins légitimé par l’auteur, constitue, entre texte et hors-texte, une zone non seulement de transition, mais de transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le public au service, bien ou mal compris et accompli, d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente — plus pertinente, s’entend, aux yeux de l’auteur et de ses alliés4.

Ce commentaire sur le paratexte montre bien qu’il s’agit d’exercer une action sur le lecteur, qu’elle soit d’ordre concret (acheter ou lire le livre) ou abstrait (bien lire le livre). Or, comme le rappellent Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, la rhétorique a la même visée pragmatique :

Le but de toute argumentation, avons-nous dit, est de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment : une argumentation efficace est celle qui réussit à accroître cette intensité d’adhésion de façon à déclencher chez les auditeurs l’action envisagée (action positive ou abstention), ou du moins à créer, chez eux, une disposition à l’action, qui se manifeste au moment importun5.

3 Philippe Lane, « Les frontières des textes et des discours : pour une approche linguistique et textuelle du paratexte », in Congrès Mondial de Linguistique Française CMLF’08, publié en ligne le 9 juillet 2008, disponible en ligne http://dx.doi.org/10.1051/cmlf08299, p. 1379.

4 Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 8.

5 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La Nouvelle Rhétorique, op.

Cette approche rhétorique et pragmatique est légitimée par Gérard Genette lui-même, qui parle de « force illocutoire » du message paratextuel :

Une dernière caractéristique pragmatique du paratexte est ce que j’appelle, en empruntant très librement cet adjectif aux philosophes du langage, la force illocutoire de son message. Il s’agit encore ici d’une gradation d’états. Un élément de paratexte peut communiquer une pure information […] ; il peut faire connaître une intention, ou une

interprétation auctoriale et/ou éditoriale […]. Il peut s’agir d’une véritable décision […]. Ou d’un engagement : certaines indications génériques […] ont, on le sait, une valeur plus contraignante

[…] que d’autres [indications]. Ou d’un conseil, voire une injonction […]. Certains éléments comportent même la puissance que les logiciens nomment performative […]6.

Cet aspect rhétorique est d’autant plus facile à saisir, a priori, que, la télévision étant une véritable industrie aux enjeux financiers importants, le fort climat concurrentiel exacerbe les besoins de persuasion du public et que, « plus que les autres pratiques transtextuelles, [la paratextualité] s’affiche ouvertement7 ». Cependant, cette plus grande visibilité ne doit pas aplanir les problèmes, notamment de définition et de repérage. En effet, nous l’avons déjà signalé dans notre introduction, les frontières se sont effacées ces dernières années à la télévision, rendant ainsi plus problématique la perception des seuils. Il faut y ajouter en outre la modification de la structure économique et industrielle de la télévision, qui ne peut se comprendre que dans le contexte d’offre qui est le sien : même si la consommation télévisuelle n’est pas forcément fondée sur cette logique, sa fabrication est toujours pensée à partir d’elle. Il faut capter à tout prix le téléspectateur qui ne fait que passer / que zapper. Cet a priori conditionne une rhétorique particulière qui se manifeste dans le texte même, alors qu’au cinéma, cette rhétorique n’appartient qu’à l’épitexte (bandes-annonces, tournée promotionnelle, interviews). Nous assistons donc à une textualisation du paratexte/péritexte8. Ainsi, plus que dans le régime écrit qui est celui qu’étudie Philippe Lane, « le paratexte en tant que tel n’existe pas ; il ne s’agit pas en

6 Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 15-6.

7 John Pier, « Pragmatique du paratexte et signification », in Études littéraires, 1989, vol. 21, n°3 (disponible en ligne : <http://id.erudit.org/iderudit/500874ar>), p. 110.

8 Désormais, sauf indication contraire expresse, nous utiliserons le terme paratexte au sens restreint de péritexte.

effet de savoir si tel ou tel élément “appartient” ou non au paratexte, mais bien plutôt s’il y a ou non pertinence à l’envisager ainsi9 ».

Cette double perspective — le paratexte comme une pratique et comme une pragmatique — nous guidera dans cette étude. C’est pourquoi nous lierons les outils rhétoriques — qui permettent de comprendre les modalités et les effets des seuils — à l’approche genettienne. Cette dernière consiste à définir tout élément paratextuel en déterminant :

[…] son emplacement (question où ?), sa date d’apparition, et éventuellement de disparition (quand ?), son mode d’existence, verbal ou autre (comment ?), les caractéristiques de son instance de communication, destinateur et destinataire (de qui ?, à qui ?), et les fonctions qui animent son message : pour quoi faire ?10.

Nous parcourrons ces différentes questions, en les réorganisant par pôles (définition ; statut actantiel ; fonctions et but de chaque élément paratextuel). L’analyse du statut actantiel — qui n’est pas une analyse de la simple énonciation — peut surprendre, mais se comprend lorsque l’on considère, à l’instar de Jean-Paul Bronckart et Philippe Lane, que le paratexte prend place dans « une zone de coopération sociale » définie par différents paramètres : « le lieu social, c’est-à-dire les institutions ou tout autre lieu exerçant une contrainte sur le langage » ; « le destinataire, représentant le public visé par l’action langagière [,qui] doit être considéré en tant que “rôle social” » et n’est donc pas un simple interlocuteur ; « l’énonciateur, instance sociale, source de l’action langagière qui, au même titre que le destinataire, est le produit d’une représentation sociale » ; et « le but, projection de l’effet que l’action langagière est censée produire sur le destinataire11 ». Il est ainsi possible de considérer le paratexte sous le prisme de la stylistique actantielle, telle qu’elle est définie par Georges Molinié, et de son analyse du niveau !.

9 Philippe Lane, « Les frontières des textes et des discours : pour une approche linguistique et textuelle du paratexte », art. cit., p. 1380.

10 Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 10.

11 Tout ce développement est inspiré des réflexions de Philippe Lane dans « Les frontières des textes et des discours : pour une approche linguistique et textuelle du paratexte » (art. cit., p. 1383-1384), qui s’appuie lui-même sur la théorie de Jean-Paul Bronckart.

Cette difficulté de définition et les spécificités du paratexte télévisuel expliquent sans doute pourquoi il n’a jamais été saisi sous cet angle. Quelques éléments ont cependant été, comme le titre ou le générique12, l’objet d’attentions particulières. Ainsi, dans les quelques études publiées sur la fiction télévisée sérielle, il y a souvent un développement qui leur est consacré. Pierre Beylot, dans Le Récit

audiovisuel13, consacre quelques pages aux fonctions assumées par le générique. Dans Twin Peaks. Les laboratoires de David Lynch, Guy Astic voue toute une partie d’un de ses chapitres au générique de la série qu’il analyse14. Nous pouvons également citer l’analyse de Jean-Michel Ouillon, « X-Files : la vérité est dans le générique15 » ou l’article de Stéphane Massa-Bidal, « Composition générique16 ».

Quant aux titres, ils sont souvent commentés, que ce soit par les fans17 ou par les

universitaires18. Tous ces éléments montrent qu’intuitivement, toutes les personnes analysant les séries ont senti l’importance de la prise en compte du paratexte dans une saisie plus globale de ces fictions. Cependant, aucune étude généraliste sur l’ensemble du péritexte n’a encore été menée.

Un double enjeu descriptif et analytique nous permettra ainsi de dresser un tableau aussi complet que possible de ces pratiques qui, issues de l’univers des fictions radiophoniques et cinématographiques, elles-mêmes héritières de la littérature, ont peu à peu pris une importance économique et stratégique indéniable.

Afin de mener à bien cette étude, nous proposons donc de réfléchir autour de sept axes, qui sont les différents moments de découverte de la série télévisée par le

12 Il faut également citer l’exception que constitue l’épigraphe dans The X-Files / Aux frontières du réel. Mais, comme nous le verrons dans le chapitre consacré à ce seuil, l’épigraphe n’apparaît pas uniquement dans cette série et les autres occurrences de ce phénomène ont, à notre connaissance, toujours été ignorés par la critique ou par la recherche universitaire.

13 Pierre Beylot, Le Récit audiovisuel.- Paris : Armand Colin, collection « Fac », série « Cinéma », 2005, p. 70-71 et 128.

14 Guy Astic, Twin Peaks. Les laboratoires de David Lynch.- Pertuis : Rouge Profond, collection « Raccords », p. 47-51.

15 Jean-Michel Ouillon, « X-Files : la vérité est dans le générique », article paru initialement dans le numéro 11 (mars 1998) de La Voix du Regard et republié ensuite sur le blog de l’auteur (disponible en ligne : http://jm-oullion.blogspirit.com/3._mes_articles/, consulté le 10 août 2008).

16 Stéphane Massa-Bidal, « Composition générique », in revue Entrelacs.fr, dossier « Séries télé in/out », disponible en ligne http://www.entrelacs.fr, mis en ligne le 18 novembre 2007.

17 Il serait impossible de référencer tous les commentaires de ce type dans la production des communautés de fans. Il suffit de se rendre sur n’importe quel site un peu fourni pour en trouver.

téléspectateur : le titre, le générique, le prégénérique, l’épigraphe, la dédicace, le format et ce que nous appellerons les seuils internes19. Nous y ajouterons deux autres éléments qui sont presque des seuils dans le seuil : le nom de l’auteur20que nous rattacherons au générique — et le disclaimer / l’avertissement, que nous traiterons en même temps que le prégénérique. Pour chacun de ces seuils, nous proposerons une première description de type sémiologique, qui permettra de définir les usages propres à chaque seuil dans la période qui nous occupe et concernant le genre que nous avons déterminé, autrement dit le code de chacun d’entre eux. Une fois connues ces normes empiriques, nous pourrons étudier les écarts caractérisés qui sont la manifestation le plus évidente d’une pratique rhétorique spécifique.

19 Dans le régime écrit, les intertitres sont ce qu’on pourrait appeler des seuils internes. Mais la notion d’intertitre n’a aucune validité dans le cadre d’une étude de la télévision. En outre, dans un document écrit, il n’y a pas de rupture énonciatrice (à l’exception, peut-être, des journaux et des magazines qui présentent la même alternance de discours disparates — articles, publicités, annonces légales…) : d’un chapitre à l’autre c’est soit le même auteur, soit le même directeur de publication. Dans une série télévisée, nous passons de l’énonciation de la fiction à celle de la publicité et certaines séries travaillent particulièrement ces moments de transition.