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La production mondiale de séries télévisées est très importante et la première série américaine, Faraway Hill (inédite en France)51, date de 1946. Il était donc très difficile de les prendre toutes en compte52. Les critiques et les chercheurs qui ont travaillé sur les séries télévisées ont tous connu ces problèmes méthodologiques. David Buxton, dans De « Bonanza » à « Miami Vice ». Formes et idéologie dans les

51 Ce soap opéra présentait l’arrivée d’une veuve new yorkaise venant s’installer chez des parents dans une petite ville américaine. Diffusée sur DuMont, elle était tournée en direct et il n’en reste aucune bande ni aucun scénario.

52 Au problème de taille du corpus s’ajoutait en outre, dans cette perspective, celui de l’accessibilité des programmes.

séries télévisées53, pose des jalons chronologiques, de 1959 à 1984. Dans la production de ces vingt-cinq années, il retient quinze séries qui lui permettent d’établir une typologie à trois termes : les « séries populistes », les « séries “pop” » et les « séries policières », grâce à un rapprochement fondé sur ce qu’il nomme les « idéologèmes54 ». Christophe Petit et Martin Winckler, dans Les Séries télévisées, proposent une « sélection raisonnée55 » ne visant pas à l’exhaustivité. Leurs critères de sélection ont été l’« importance historique », les « qualités artistiques » et l’« impact culturel ou public56 » des séries télévisées dont ils parlent. Dans Les

Miroirs de la vie57, Martin Winckler indique que son projet initial ne cherchait pas à

livrer un regard exhaustif sur l’ensemble des séries américaines diffusées en France depuis les années 1950, mais [à] brosser un panorama personnel des œuvres les plus marquantes des vingt dernières années, en les restituant dans le continuum historique et artistique, et en dessinant une typologie de la “série américaine de qualité”58.

Dans Les Miroirs obscurs, c’est un souci de représentativité — à la fois des séries et de leur réception — qui a guidé le choix de Martin Winckler : « Les analyses présentées dans ce deuxième ouvrage devaient être représentatives non seulement de la variété des productions, mais aussi de la variété de leurs spectateurs59. » À ce premier critère se sont ajoutés un critère thématique (une vision sociale) et un critère qualitatif :

Les séries dont il est question ici présentent le plus souvent une vision très critique, très sombre de la société américaine et démentent la “superficialité” que les “intellectuels” français reprochent habituellement à la télévision. […] Toutes ont, indéniablement, de grandes

53 David Buxton, De « Bonanza » à « Miami Vice ». Formes et idéologie dans les séries télévisées.- Nanterre : Chlorofeuilles, 1990, 205 p.

54 Ibid., p. 12.

55 Martin Winckler et Christophe Petit (dir.), Les Séries télévisées, op. cit., p. 6.

56 Ibid., p. 7.

57 Martin Winckler, Les Miroirs de la vie.- Paris-New York : Le Passage, 2002, 335 p.

58 Ibid., p. 19. Cependant, devant l’ampleur de la tâche, Martin Winckler a partiellement reculé et ne traite que des séries dramatiques dans son ouvrage, présenté comme « le premier épisode d’un essai-feuilleton en trois parties » (ibidem).

59 Martin Winckler (dir.), Les Miroirs obscurs. Grandes séries américaines d’aujourd’hui.- Vauvert : Au diable Vauvert, 2005, p. 10. Il s’agit du deuxième épisode de l’essai-feuilleton annoncé.

qualités artistiques, mais restent souvent méconnues, mésestimées — ou portées aux nues pour des raisons qui n’ont pas grand-chose à voir avec leurs qualités réelles60.

Si nous regardons la tradition récente de la recherche doctorale sur les séries télévisées, nous voyons qu’elle oscille entre monographies (rarement) et confrontation entre deux ou plusieurs séries. Les séries étudiées seules sont au nombre de trois : The Prisoner / Le Prisonnier, avec une thèse ; The X-Files / Aux

frontières du réel, avec une thèse, et L’Instit, avec deux thèses61. Quelques thèses sont consacrées à deux séries : celle de Didier Liardet62 traite ainsi Mission

impossible (idem) et The Avengers / Chapeau melon et bottes de cuir. Une autre

thèse63 analyse une série (Who’s the Boss ? / Madame est servie) et un programme

(Les Guignols de l’Info), marqué lui aussi par la régularité dans la grille de programmation et l’effet de mémoire qui nous paraît être propre à la télévision. La plupart des autres thèses s’intéressent à plusieurs séries. C’est, par exemple, le cas d’un doctorat de psychologie sociale sur la mise en scène de la folie en Grèce64, qui étudie toutes les séries programmées à la télévision grecque de 1990 à 1994, ou d’une thèse d’histoire consacrée à l’influence de la télévision américaine sur les télévisions française et allemande65, étude menée à partir d’un corpus assez vaste de séries policières. Le fantastique à la télévision a également été l’objet d’une thèse66, à travers les séries et les feuilletons fantastiques diffusés en France de 1960

60 Ibid., p. 11.

61 Lionel Gouraud, “L’Instit”, la télévision et le social : problèmes sociaux et création audiovisuelle.- Thèse de doctorat en cours : sociologie, Université de Toulouse 2, thèse commencée en 2003.

62 Didier Liardet, Télévision et sérialité narrative : analyse formelle et thématique des séries télévisées

“Mission impossible” et “Chapeau melon et bottes de cuir”.- Thèse de doctorat : lettres, Université

d’Aix-Marseille 1, 1997.

63 Stéphane Calbo, Six rituels de la consommation TV : une approche ethnographique de la réception

en tant que processus affectif conditionné par l’appartenance sociale, la logique sérielle de l’institution TV et le monde du programme.- Thèse de doctorat : Cinéma, Université de Paris 3, 1996.

64 Marina Bastounis, La folie mise en scène : le cas de la télévision grecque.- Thèse de doctorat : Psychologie sociale, E.H.E.S.S., 1996.

65 Sophie Truchet, L’influence de la télévision américaine sur la télévision en Europe : étude comparée

des télévisions allemande et française des années 1960 aux années 1990.- Thèse de doctorat :

Histoire, Université de Reims, 1998.

66 Valérie Cordier, Le fantastique et sa communication à la télévision.- Thèse de doctorat : Sémiotique de l’audiovisuel, Université de Paris 3, 2000.

à 2000, de même que l’image des extraterrestres dans les séries télévisées67, sur un laps de temps similaire.

Cette perspective multiple est bien évidemment liée au problème de délimitation et de représentativité du corpus. Lorsque l’on veut étudier, comme Guillaume Dessaix68, la chaîne HBO, il faut travailler sur toutes les séries diffusées par la chaîne : le corpus va quadiment de soi. Une thèse en cours s’interroge sur la notion d’art télévisuel à propos des séries télévisées69 : le problème est ici différent car la constitution du corpus ne répond pas à un souci d’exhaustivité. Il faut alors définir un corpus qui soit représentatif de la production audiovisuelle dans son ensemble, ce qui ne va pas sans mal. Cela nécessite en outre un panel assez large, sans quoi la recherche peut être contestable.

Dans le cadre de notre étude, divers éléments objectifs pouvaient permettre la constitution d’un corpus homogène. Nous aurions pu ne retenir que les séries produites durant un laps de temps défini70, celles diffusées sur une chaîne précise, celles créées par une même personne ou une même maison de production. Cependant, de telles approches nous semblaient restreindre trop radicalement l’immensité du champ d’étude qui s’ouvrait à nous, ainsi que son intérêt. Il fallait ainsi trouver des critères de sélection qui permettent de construire un corpus représentatif, avec des limites claires permettant d’émettre des conclusions à la fois solides et pertinentes.

La première restriction a été géographique : nous ne nous intéresserons qu’aux séries produites aux États-Unis, parce que c’est le pays qui en fabrique le plus, dont les productions sont largement diffusées en France et influencent en grande part les séries françaises. Ensuite, plus que le critère de genre, c’est celui du

67 Stéphanie Vandevyver, Les Humains et les extraterrestres venant sur Terre dans les séries

télévisées américaines des origines à nos jours, op. cit.

68 Guillaume Dessaix, La chaîne HBO, tentative d’une création différente.- Thèse de doctorat en cours : Cinéma, Université de Paris 1, thèse commencée en 2003.

69 Sindy Martel, Les séries télévisées (américaines en majorité) : art purement télévisuel ou non ?.- Thèse de doctorat en cours : Cinéma, Université Toulouse II - Le Mirail, thèse commencée en 1996.

70 Étant donné le dynamisme de la production américaine, il aurait fallu se restreindre à une seule saison. Pour étudier la production sur plusieurs années, il faudrait restreindre l’aire géographique concernée (par exemple, en ne se consacrant qu’à la production française).

format qui était pertinent pour créer un corpus cohérent. Nous avons donc choisi de nous intéresser aux séries d’une durée de soixante minutes71. Il correspond à ce qu’on appelle les séries dramatiques, c’est-à-dire aux séries qui ne sont pas des comédies et qui sont marquées plutôt par une esthétique réaliste : ce sont ces séries que les Américains appellent les dramas. Ce terme peut être trompeur pour un locuteur francophone. Il ne doit pas être compris dans son sens moderne, mais bien plutôt dans son sens étymologique de « théâtral ». En effet, les séries télévisées américaines peuvent être analysées comme les héritières de deux grandes traditions : d’une part le vaudeville qui, aux États-Unis, désigne le music hall et le café-théâtre et est l’ancêtre de la comedy et de la sitcom ; le théâtre classique, d’autre part, qui peut être tragique ou comique, qui a pour caractéristique première d’être réaliste et qui aboutit à la forme télévisuelle du drama, après être passé par celle de l’anthologie théâtrale des premiers jours de la télévision américaine. Les derniers développements génériques de la fiction télévisée sérielle ont abouti à la forme hybride de la dramedy, qui est un mélange de série dramatique et de comédie, comme le montre sa formation de mot-valise, sur un format d’une heure. Le genre est relativement récent à la télévision américaine et date du début des années 1980. Ce choix induit donc de ne parler que des séries de soirées72 — les séries de journée, le soap opéra, ayant une durée de trente minutes — et excluait les

sitcoms73, d’une durée également de trente minutes, et les space operas, œuvres rejetant par nature l’effet-miroir avec notre monde. Nous voyons ainsi que ce choix

71 La durée des épisodes, aux États-Unis, s’entend publicités comprises, puisque, contrairement à la France, les grilles de programmation dans ce pays sont organisées par créneaux de trente ou soixante minutes. Il faut donc qu’à chaque heure ronde ou à chaque demi-heure, le téléspectateur trouve un nouveau programme sur la même chaîne ou sur un réseau concurrent, ce qui induit que, dans ce compte, les spots promotionnels soient comptés, puisque les durées des pauses ne sont pas les mêmes partout.

72 Il s’agit du primetime, qui est la « tranche horaire qui correspond à l’émission qui est susceptible d’atteindre l’audience la plus large, dans un pays donné, de n’importe quelle chaîne de télévision, ou de n’importe quelle station de radio. En France, cette tranche horaire se situe le matin avant 9 heures, pour la radio, et le soir, à partir de 20 h 30 jusqu’à 22 heures ou 22 h 30, voire plus tard, pour la télévision. Les programmes dits « de deuxième partie de soirée » commencent après 22 h 30, juste après le programme du prime time. Aux États-Unis, le prime time est compris entre 19 heures et 23 heures pour les côtes est et ouest, et entre 18 heures et 22 heures pour les deux fuseaux centraux du continent. » (Francis Balle (dir.), Dictionnaire des médias, op. cit., p. 191).

73 Une sitcom est une comédie de situation, soit une série humoristique d’une demi-heure, se déroulant le plus souvent dans un nombre de décors limité et se structurant autour d’un groupe de personnages (une famille, un groupe d’amis, un groupe de collègues…). Leur horaire de diffusion est la première partie de soirée (19 heures-22 heures).

du format permet de créer un corpus homogène en termes de construction narrative et de tonalité74.

Le corpus restait cependant encore trop important. Il nous fallait donc trouver des critères temporels permettant de dégager une unité. Nous avons pris pour point de départ la série Twin Peaks / Mystères à Twin Peaks, diffusée en 1990 et souvent présentée comme un moment charnière dans l’histoire de la série télévisée. En effet,

Twin Peaks / Mystères à Twin Peaks a renouvelé le modèle de la série en

réinterprétant et en jouant avec les codes du soap opéra75, qui est une forme télévisuelle majeure aux États-Unis. Les raisons de cette prédominance sont nombreuses : il s’agit d’abord du format, importé de la radio, de la première série télévisée. Ensuite, la forme du soap est la seule à avoir à la fois expérimenté la diffusion quotidienne en journée (le daytime soap) et celle hebdomadaire en soirée (le primetime soap). Enfin, c’est l’hybridation entre les structures du soap opéra (un mélodrame quotidien comportant des arcs narratifs durant des années) et celle de la série au sens strict qui donne naissance à la télévision moderne. Le poids des soap

opéras dans l’imaginaire américain vient aussi de ce que tout le monde en a regardé

ou en regarde, ils sont réellement la « grande messe » du public outre-Atlantique. En nous intéressant à l’influence de la forme du soap sur la série de soixante minutes contemporaine, le terme logique est l’année 2005, qui voit être mises à l’écran

Desperate Housewives (idem) et Lost / Lost : Les Disparus. La première série est la

somme de tous les types de daytime et de nighttime soaps, elle opère la synthèse la plus aboutie des différentes traditions de la fiction télévisée américaine : soap opéra classique, adolescent, série policière… Quant à la seconde, elle reprend le schéma de la série mythologique en le renforçant et en le synthétisant avec la structure hyper-feuilletonesque du soap.

Si nous nous intéressons au genre le plus prolifique de la série télévisée de soirée — la série policière —, nous nous rendons compte que ces deux bornes chronologiques sont aussi extrêmement signifiantes : 1990 est l’année qui voit la

74 En effet, les fondements de telles fictions nous ont semblé bien éloignés de ceux des fictions dramatiques et le comique fonctionne, du point de vue sémiologique et rhétorique, bien différemment. Cependant, elles seront présentes dans le corpus secondaire, afin de cerner quelques différences essentielles entre drama et comedy.

75 Le soap est un feuilleton quotidien diffusé la journée (en fin de matinée ou en début d’après-midi), d’un format de trente minutes.

naissance de Law and Order / New York District, série policière novatrice au moment de sa création puisqu’elle rompait avec la feuilletonnisation de ces séries et renouaient avec la plus pure sérialité en mêlant deux traditions voisines, celle de la série policière et celle de la série juridique. Le succès de cette série est tel qu’elle est toujours diffusée en 2009 et qu’elle a produit des séries dérivées. De l’autre côté du spectre, en 2005, nous avons Law and Order : Trial by Jury / New York Cour de

Justice, le dernier spin off en date de la « franchise Law & Order » qui a été

rapidement annulé, comme si, en quelque sorte, un cycle finissait.

Le choix de l’année 2005 peut paraître tardif et ne pas permettre suffisamment de recul critique. Cependant, il nous semble important de rester, dans le cadre de cette recherche, un vrai téléspectateur qui expérimente lui-même le flux de diffusion des séries dont il parle, ce qui n’est pas le cas lorsque le corpus choisi est fortement éloigné dans le temps76. En embrassant seize saisons télévisuelles, nous avons le recul nécessaire au chercheur grâce, notamment, aux séries terminées, ainsi que l’ancrage dans la temporalité et la quotidienneté du medium télévisuel.

Dans ce vaste corpus, nous avons sélectionné un panel représentatif des différents types de séries télévisées. Nous nous sommes souciée des différents

genres, de la structure économique des canaux de diffusion américains (networks77,

chaînes du câble78, HBO79), de leur diffusion ou non en France et enfin de leur intérêt intrinsèque et artistique. Le croisement de ces différents critères nous a permis d’établir un corpus qui constitue le cœur de notre étude. Cependant, nous avons

76 Le problème est fort différent en littérature puisque l’accès aux textes est bien moins éphémère — sans compter que les modalités d’archivage des œuvres littéraires sont bien plus développées que pour les œuvres audiovisuelles — et est généralement moins inscrit dans la temporalité immédiate et l’actualité que la télévision.

77 Un network est un ensemble constitué de stations locales relayant une partie des programmes fournis par une tête de pont appelée, par métonymie, network. Les trois grands networks américains, qui étaient jusqu’à peu les plus grands pourvoyeurs de séries télévisées, sont NBC, ABC et CBS.

78 Les chaînes du câble ont tenté, ces dernières années, de jouer une carte entre les networks et HBO : elles se sont mises à produire leurs propres fictions, en optant pour des tons décalés ou des approches scénaristiques qui seraient refusées sur les réseaux. Nous pouvons citer FX (chaîne de

The Shield (idem) ou de Rescue Me / Rescue Me : Les Héros du 11 septembre) ou USA Network

(chaîne de Monk (idem) ou de The 4400 / Les 4400).

79 HBO est la première chaîne à péage américaine. Fondée en 1972, elle a d’abord diffusé des films et des événements sportifs, avant de produire ses propres fictions télévisées. Elle a créé des conditions de production particulières (par exemple, des saisons de huit à seize épisodes contre vingt-deux à vingt-cinq épisodes pour les chaines classiques ; un laps de temps excédant l’année télévisuelle entre deux saisons d’une même série) qui ont permis l’émergence de séries novatrices et décalées. C’est ainsi qu’est née une « patte HBO », synonyme de très grande qualité.

adjoint à ce corpus premier, qui sera étudié dans les détails, un corpus secondaire, qui nous permettra de sortir des bornes chronologiques, géographiques ou génériques que nous avons définies et qui permettra de créer un contrepoint, d’affiner telle ou telle hypothèse formée à partir du corpus premier et d’instiller un zeste d’approche diachronique ou comparatiste à cet objet d’étude fluctuant.