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Quelques stéréotypes liés au cadre spatio-temporel de la fiction

D'abord, notons que si les personnages de la fiction gracquienne sont souvent caractérisés par des traits des plus stéréotypés, il en est parfois de même du cadre spatial où leur désœuvrement prend place. Par exemple, au contexte récréotouristique d'Un beau ténébreux tout comme à la petite chapelle de happy few qu'il met en scène nous paraissent associés tant les plus purs clichés des Années folles que la caricature d'une certaine anglomanie. Pareillement, force est de constater que l'appellation de « bande straight » parodie un peu le langage des anglomanes. De fait, certains poncifs employés par Gracq pour décrire l'espace dans son second roman révèlent parfois en creux la typologie de ses personnages et les lieux communs consacrés à les dépeindre147. Ainsi, Gérard décrit l'auberge bretonne où évoluent les actants du

récit à la fois comme une institution « très vieille France [...] par sa cave fort convenable et je ne sais quelle bonhommie provinciale dans [...] le charmant bric-à-brac des couloirs » et comme « une maison digne, du genre anglais, où on s'habille pour dîner » (BT-49). Or, ces

146 Pour faire saisir la nature et l'étendue des signes et des composantes que nous étudierons ici, nous serions tentée de reprendre la formulation de Jean-Yves Tadié pour qui « le mot [paysage] englobe la chambre, la maison, tout décor » (RP-77). C'est nous qui soulignons.

147 L'auberge où se déroulent les événements d'Un beau ténébreux tient un peu de la distinction mondaine qui sert aussi à caractériser les actants du roman, plus particulièrement Allan et Jacques qui, tous deux, incarnent cette supériorité différemment. Mais cette réflexivité s'exerce surtout au commencement du récit, là où l'Hôtel des Vagues peut tantôt rappeler ces lieux de sociabilité bien préservés qu'étaient les clubs britanniques, puis français des XVIIIe et XIXe siècles, espèces de sociétés distinctes où l'on se retrouvait pour fraterniser; pour débattre; pour discuter science, philosophie, politique, art, musique, littérature; pour s'exercer au jeu; pour y démontrer son excellence tout en s'efforçant de répondre aux conventions de l'élégance et de la bienséance. Voir Alain Lauzanne, « Les français à l'heure anglaise : l'anglomanie de Louis XV à Louis-Philippe », dans

Arobase : journal des lettres et des sciences humaines, vol. 3, no 2, [en ligne]. http://www.univ- rouen.fr/arobase/v3_n2/lauzanne.pdf [site consulté le 12 janvier 2012].

caractéristiques ne font-elles penser, entre autres, à celles employées pour dresser le portrait d'Allan? D'ailleurs, comme les personnages du roman, l'environnement de la « bande straight » ne prend parfois rien de moins que des airs typiques, ceux de ces « affiches [de] gares [où l'on voit], en juillet, tout au long des côtes d'une France minuscule à échelle d'homme des baigneurs adossés au continent, un pied dans l'eau, l'œil [...] happé par je ne sais quelle floraison de brumes au large » (BT-53). D'où que nous puissions si aisément rapprocher le centre de villégiature imaginé par Gracq des auberges maritimes françaises très achalandées des années vingt, avec leur frénésie de plaisirs sportifs et culturels, leurs cortèges de golfs, de casinos et de cinémas. À l'instar de ces lieux dont les charmes sont faits de « parterres naïfs »; de « chaises dépliées aux terrasses des cafés par des garçons sifflotants » (BT-36); de plages où l'on rencontre des jeunes qui, par deux, viennent danser (BT-16); où les sillons creusés par les pas des flâneurs ressemblent à un « réseau veineux [de] sentiers bien tracés, si évidents, si paisibles à la face du ciel » (BT-52), l'Hôtel des Vagues fait partie de ces endroits touristiques tellement estimés ou bondés que, « propices au coudoiement des tables », la proximité des touristes aidant, il y règne parfois, par temps de pluie, une « atmosphère de veillée campagnarde, de refuge de montagne surpris par la bourrasque » (BT-31-32). Et, la description du milieu fictionnel procédant d'un curieux mélange dans Un beau ténébreux, toujours comme celle du protagoniste, le côté britannique de l'établissement peut également l'apparenter ─ si nous poussons la comparaison à sa limite ─ à certaines stations balnéaires du littoral anglais, à la très populaire Brighton par exemple, ville de cure et de ressourcement prisée, au XVIIIe siècle, pour

ses vertus hygiéniques et thérapeutiques148.

Certains auteurs ont même perçu dans le cadre spatio-temporel d'Un beau ténébreux l'inscription de souvenirs de jeunesse de Gracq, des souvenirs de vacances essentiellement, passées au bord de la mer en Bretagne durant la période de l'entre-deux-guerres. Hubert Haddad, par exemple, affirme cette parenté en cherchant son origine au sein des circonstances ayant entouré, ou généré, l'écriture d'Un beau ténébreux :

Écrit pendant l'Occupation ─ étrange « vacance » évoquant la France sans pères, quiète et dépeuplée, de l'autre guerre ─ ce roman a pour écho biographique les villégiatures de Pornichet des années vingt, quand la famille désertait les rues du Grenier-à-Sel, à Saint-Florent-le-Vieil, pour ses quartiers d'été. Situé en Bretagne, le cadre est

148 À propos de ces stations touristiques, voir Alain Corbin, Le territoire du vide. L'Occident et le désir de

similaire : un hôtel de plaisance, un arrière-pays boisé, un casino, des jeunes gens de bonne famille [...]149.

Jacques Mancuso, pour sa part, met plus largement cette ressemblance sur le compte d'une stéréotypie entretenue par la mémoire collective :

La situation où Gracq campe le récit du Beau ténébreux doit beaucoup au casino de bord de mer des souvenirs d'enfance de Gracq, où il voyait les reliquats du nomadisme aristocratique du dix-neuvième siècle tenter l'expérience de quelques dernières extravagances au jeu. Le film adapté du roman a d'ailleurs été tourné dans un de ces anciens luxueux hôtels de bord de mer, dans le village de Saint-Cast dans les Côtes d'Armor, où la mémoire collective se souvient bien des automobiles de luxe et des gouvernantes anglaises qui attendaient les enfants dont elles avaient la garde avec un verre de porto pour la sortie du bain150.

Pour nous, cette image correspond aussi à celle de Malo-les-Bains que Gracq redessine à travers les souvenirs de guerre qu'il évoque dans Lettrines (LE-215-217).